Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

« Eau argentée, Syrie autoportrait » : mille et une images de Syrie, et un miracle

Lors de la projection de leur chef-d'œuvre en séance spéciale à Cannes, Ossama Mohammed a rencontré pour la première fois sa coréalisatrice, Wiam Simav Bedirxan.

Par 

Publié le 17 mai 2014 à 10h45, modifié le 10 avril 2015 à 17h42

Temps de Lecture 7 min.

Sélection officielle – Hors compétition – Séance spéciale

Wiam Simav Bedirxan et Ossama Mohammed lors de leur première rencontre à Cannes, le 16 mai 2014.

Vendredi 16 mai, 17 heures et des poussières, salle du Soixantième. On y donne un film nommé Eau argentée, Syrie autoportrait. Les coréalisateurs, tapis dans la pénombre des marches qui mènent à la salle, attendent qu'on les appelle sur scène. Lui est replet, une barbe grise mange son visage aux yeux brûlants, il porte une chemise blanche. Elle est d'une beauté vulnérable et fiévreuse, semble au bord de l'épuisement, a jeté une étole rouge sur sa robe noire. Ils se tiennent comme des enfants, les visages tout proches. Elle est blottie dans ses bras, il l'enlace, lui caresse paternellement les cheveux. Dans la salle, où des spectateurs avertis connaissent leur histoire, l'émotion n'est pas moins intense. Il faut dire que ce couple, voici encore quelques heures, n'avait jamais été mis en présence.

Jamais « séance spéciale » n'aura donc à ce point mérité son nom. D'abord, le film est un incontestable chef-d'œuvre. Ensuite, il vient de Syrie, pays dont le martyre, toujours en cours sous nos yeux qui se détournent, est une plaie vive qui entaille l'humanité tout entière. Son auteur, Ossama Mohammed, 60 ans, réfugié à Paris depuis 2011, l'a coréalisé à distance avec une Syrienne de Homs de 35 ans inconnue de lui, Wiam Simav Bedirxan, qui a filmé le quotidien de la ville assiégée depuis trois ans. Et voici que la récente reddition de la « capitale de la révolution », quelques jours avant le Festival de Cannes, rend soudain possible leur rencontre. La jeune femme, très affaiblie, a été conduite jusqu'en Turquie, et a atterri vendredi matin à l'aéroport de Nice pour présenter le film dans l'après-midi.

Cette histoire magnifique, parce qu'à la fois tragique et miraculeuse, pourrait faire l'objet d'un film hollywoodien dont on stigmatiserait l'invraisemblance. Elle est pourtant telle que le hasard et la nécessité l'ont rendue possible. Tout commence à ce même Festival de Cannes, le samedi 14 mai 2011. Ce jour-là, alors que le conflit monte en puissance en Syrie, Ossama Mohammed est invité par la Quinzaine des réalisateurs à participer à un débat portant sur le cinéma sous la dictature. Tempérament lyrique au verbe de feu, il n'y mâche pas ses mots, au point que les amis restés au pays lui déconseillent d'utiliser son billet de retour. Le cinéaste s'installe alors à Paris.

Omar filmé par Wiam Simav Bedirxan, à Homs.

En février 2012, alors que nous le rencontrons pour évoquer avec lui le mouvement de résistance artistique et populaire à l'oppression, Ossama Mohammed est un homme mis à vif par la langueur de l'exil, vibrant corps et âme pour la révolution en cours.

Deux ans plus tard, quelques jours avant le début de ce Festival de Cannes, nous le retrouvons durement accablé par le cours de l'Histoire syrienne, mais en même temps heureux d'avoir pu mener à bien son combat personnel : « Cette révolution s'est faite aussi par les images. Elle a été, de manière inédite, une guerre des images qui a mobilisé les deux camps. En tant que cinéaste, je devais en prendre acte. J'ai longtemps cherché, jusqu'au jour où j'ai reçu, à la Noël 2011, par Facebook, le premier courrier de cette jeune femme, Simav, dans lequel elle me disait qu'elle avait décidé de filmer pour ne pas mourir, en me demandant des conseils. Ce message a été pour moi un moment de vérité, j'ai compris que c'était une opportunité artistique qui nous était offerte et au fur et à mesure que nous échangions, chaque message pouvant aussi bien être le dernier, j'ai compris que le film, c'était nous deux, et à travers nous deux et les images de Simav, le peuple syrien tout entier. »

Durant les onze mois qui suivent cette première prise de contact, Ossama Mohammed consacre tout son temps à deux choses essentielles. Il répond à Simav et discute avec elle des partis pris du film. Il collecte également sur YouTube le maximum d'images du conflit, de toutes origines et de toute nature, réfléchit à la manière de les sélectionner et de les organiser.

Une image du film syrien d'Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan,

On retrouve ces deux matériaux distincts dans le film, dont il faudrait tout de même bien dire un mot. Car si l'histoire qui l'a fait naître est bouleversante, le film, joyau noir extrait du désastre, ne l'est pas moins. Deux périodes y sont lisibles, retraçant l'évolution chronologique du conflit.

La première partie est, comme disent les Anglo-Saxons, un found footage, un pur film de montage collecté dans les archives aléatoires de YouTube, qui retrace les débuts fervents de la protestation puis le durcissement d'un conflit qui tourne rapidement à la barbarie. Le cinéaste ne s'interdit pas d'y montrer le pire : des images de torture prises par les sbires du pouvoir pour terroriser l'ennemi.

Il y a cette pensée profondément enracinée chez Ossama Mohammed que le cinéma peut tout montrer et, partant, tout sauver, jusqu'aux images de l'abjection. Il y a cette idée, aussi, que toute image enregistrée, quel qu'en soit l'auteur, doit être inscrite dans ce film, qui veut témoigner de ce que fut – dans la joie et dans le sang, dans l'espoir et dans l'abandon, dans l'héroïsme et dans l'infamie – la grande tragédie collective syrienne. Ainsi s'explique son incipit : « C'est un film de mille et une images prises par mille et un Syriens et Syriennes, et moi. » Ainsi se comprend, d'emblée, l'enchaînement des deux premières séquences : la naissance d'un bébé par temps de guerre, aussitôt suivie du corps recroquevillé d'un adolescent humilié et torturé dans une cave. Que raccordent ces deux images ? La nudité des corps, le dénuement humain, le désir d'un film total, enlevé de la naissance à la mort, de l'innocence à l'ignominie.

Et c'est la seule facture de ce film – telle une grande rêverie élégiaque et carnassière, écarquillée de beauté et d'horreur – qui rend tolérable ce parti pris. La voix blanche du cinéaste, les cartons chapitrés, les fondus au noir, les coupes du son et les décharges de couleurs, les effets de fragmentation et de décomposition, les failles de l'encodage numérique, la musique déchirante de Noma Omran, tout ce qui en somme attaque l'intégrité de l'image, et lui permet paradoxalement de montrer, sans l'obscénité qui s'attache à cette plénitude, et l'horreur et la beauté. Film baudelairien donc, qui s'empare de l'informe (le chaos voyeuriste de YouTube, la barbarie de la répression) et l'élève à un haut degré de célébration cinématographique.

Le deuxième temps du film se fixe dans Homs assiégée. Fin de la guerre de mouvement, début de l'enlisement, isolement de la résistance, faim et massacre organisés, bombardements quotidiens, préfiguration du tableau final d'apocalypse. Ici éclate un autre film, nourri des seules images de Wiam Simav Bedirxan.

Wiam Simav Bedirxan et Ossama Mohammed lors de leur première rencontre à Cannes, le 16 mai 2014.

Simav enfermée à Homs, qui filme enfants vivants et enfants morts avec la même douleur et la même tendresse, Simav qui continue Rembrandt et Soutine dans ces animaux écorchés au regard qui vrille, Simav qui se fait le bras armé du cinéaste-poète devenu présence en absence, Simav (« eau argentée ») qui donne son nom à ce film dont on aura compris qu'il est le tombeau de la souffrance syrienne, le cri des morts sans voix qui nous regardent désormais au fond des yeux.

Simav qui grimpe enfin, soutenu par son partenaire, sur la scène du Festival de Cannes, et le couple, suffoqué d'émotion, qui n'a la force de rien dire, devant une salle qui n'a pas la force de lui répondre. Moment rarissime, même à Cannes.

Passée en quelques heures du carnage syrien à la promenade cannoise, la jeune femme, exténuée, nous accorde pourtant quelques instants. Rien d'évident. D'autant que la jeune femme est absolument désarmante. Son seul désir, dit-elle, est « de retourner au plus vite en Syrie », son seul message en venant à Cannes aura consisté à clamer « le droit pour chaque Syrien d'habiter sa terre en paix ».

Simav n'a été militante d'aucun parti, ne s'est engagée dans aucun combat. Elle qui « en tant que femme, en tant que non voilée et en tant que Kurde » n'a jamais trouvé sa place dans la société syrienne, n'a cherché qu'à se rendre utile aux victimes.

Filmer lui est ainsi devenu essentiel : « Je suis partie à Alep acheter une caméra que j'ai fait entrer clandestinement à Homs, j'ai contacté Ossama, et je me suis mise à filmer sans pouvoir m'arrêter. Même en dormant, je tenais la caméra. Je crois que si j'ai survécu, c'est grâce à cette caméra : elle était comme un cœur qui battait, et Ossama à Paris était le cordon ombilical qui me reliait à la vie. » Diffusion sur Arte au mois de septembre, et sortie salle sérieusement envisagée par le producteur Serge Lalou au vu de l'émotion cannoise.


Film syrien d'Ossama Mohammed et Wiam Simav Bedirxan (1 h 32). Sortie en salles non communiquée.

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.