En quelques albums, à la fin des années 50, il changea l'histoire du jazz. Ornette Coleman, saxophoniste et compositeur, est mort ce jeudi 11 juin, à l'âge de 85 ans, à New York.
Publié le 12 juin 2015 à 09h28
Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h41
Le jazz est en deuil d’Ornette Coleman. De battre son cœur s’est arrêté, ce 11 juin, à New York. Il est apparu la dernière fois sur scène, il y a un an, à Brooklyn, sans jouer, à l’occasion d’un hommage organisé par son fils Denardo Coleman. En 2010, lors du concert pour les 80 ans de Sonny Rollins, il joua pour la première fois, frêle saxophoniste alto, avec le colosse du saxophone ténor. Et pourtant c’est lui qui restera sans doute dans l’histoire comme une des forces majeures du jazz, un innovateur, un des ces musiciens qui changent la donne. En 1959, trois albums fièrement intitulés Tomorrow is the question !, The Shape of jazz to come et Change of the Century déclaraient la question ouverte de la forme qu’aurait désormais le jazz dans ce siècle dont il fut par excellence la musique.
Il était né en 1930, à Fort Worth, Texas, où le jazz n’avait pour forme que le rhythm’n blues. La légende veut qu’il fut renvoyé de la fanfare de son collège pour avoir improvisé pendant l’exécution de la marche Washington Post. Comme il n’avait pas de quoi se payer un saxophone de cuivre, il acheta un alto en plastique dont il sortait un son plus doux. Si Charlie Parker, dont le style dominait encore, jouait aussi puissamment qu’un trompettiste, Ornette, lui, semblait plutôt songer au violon, dont il se mit aussi à jouer, plus tard, sur le mode martyrisant, et aussi de la trompette. Pourtant il était le plus doux des hommes, ce novateur scandaleux. Quand il vint jouer en 1959 à New York, au Five Spot, avec son quartet sans piano (Don Cherry à la trompette, Charlie Haden à la contrebasse, Billy Higgins à la batterie), le monde du jazz se divisa. Paradoxalement, ce fut le très classique John Lewis, pianiste du Modern Jazz Quartet, qui fut son supporter le plus décidé, et Miles Davis son premier détracteur.
L’année suivante, 1960, l’album Free Jazz : A Collective Improvisation, orné d’une toile célèbre de Jackson Pollock, annonçait ce qui se tramait dans cette incroyable création instantanée d’un double quartet : pas moins que la liberté du jazz. Les grilles complexes du be-bop avaient fini par faire obstacle à la créativité des disciples de Parker, Gillespie et Monk. L’innovation d’Ornette Coleman, vivement encouragé à cela par le pianiste Paul Bley, consistait à supprimer la grille pour l’improvisation et procéder par une sorte d’atonalité en supprimant le piano et ses accords contraignants. Plus tard, comprenant qu’une musique nouvelle a besoin d’une théorie nouvelle, il appela cette manière de faire l’harmolodie. Personne n’a jamais été capable d’en donner une définition qui fasse sens, surtout pas Ornette Coleman lui-même. C’est un de mes souvenirs cuisants d’intervieweur : j’avais essayé de le faire parler en musicologue, il répondit en philosophe, et quand je tentai de transcrire et de traduire ses propos lacunaires, je me débattis dans une incommunicable obscurité.
Mais j’aimais sa musique, la clarté même. Tant de musiciens l’aimèrent aussi. Comme Aldo Romano avec son disque To be Ornette to be (1983), ce qui était bien trouvé : être Ornette pour être musicien. Tous les jazzmen jouent son Turnaround, un blues incontournable, tous aimeraient jouer sa ballade Lonely Woman, pour laquelle il faut être doué côté cœur. Il a composé ainsi quantité de mélodies simples comme des comptines. C’est qu’il avait su garder la fraîcheur de l’enfance. Le rencontrer c’était succomber à son sourire d’une infinie douceur. En 1965, un jeune cinéaste ambitieux et fortuné, Conrad Rooks, lui demanda de composer la BO de son film avant-gardiste Chappaqua. Il la trouva si belle qu’il comprit qu’elle tuerait ses pauvres images. Le film sortit, la BO aussi, chacun de son côté, avec un maigre succès. Ornette se lança encore dans une vaste fresque avec cordes, Skies of America, en 1970, sans trop convaincre.
Dès lors il chargea son fils de s’occuper de sa carrière. Denardo Coleman devint son batteur et son manager, doublement redoutable. Ornette avait compris qu’aux USA, l’argent se trouve du côté des Beaux-Arts, la reconnaissance aussi. Il fut sans doute le musicien de jazz le plus primé (bourse Guggenheim, etc.). Il avait compris aussi qu’un artiste doit projeter une image : il fut célèbre pour ses costumes de soie colorés, ses chapeaux primesautiers. Il était très cher et se produisait peu. J’ai le (mauvais) souvenir d’un concert au festival de jazz de la Villette, en 1997, ou quelqu’un avait eu l’idée faramineuse de faire se rencontrer sur scène Ornette Coleman et Jacques Derrida, alors au comble de sa notoriété. Ornette jouait en duo avec le pianiste Joachim Kühn et il était en grande forme, Derrida fut propulsé sur la scène sans personne pour l’annoncer, il tenta de lire un texte philosophique jazzé qu’il avait écrit pour l’occasion, les quolibets l’empêchèrent d’aller jusqu’au bout, Ornette semblait croire que c’était à lui que s’adressait cette haine imbécile… Il vint encore au Châtelet avec son Prime Time fracassant. Mais son temps était passé.
Le free jazz demeure aujourd'hui le moment mal-aimé de la musique de jazz. Ornette Coleman, Albert Ayler, John Coltrane dans ses dernières années, restent des incendiaires d’une pureté sans pareille. Pleurons donc le dernier de ces aventuriers au cœur généreux et qui prenaient tous les risques.
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