Tiken Jah Fakoly, des racines et des dreads

Icône du reggae, Bob Marley prônait l'unité du peuple noir. Un message entendu par le chanteur Ivoirien, que nous avons suivi à Kingston pour l'enregistrement de son dernier album “Racines”. Tiken Jah Fakoly sera l'un des invités de Télérama Dialogue, le 21 septembre, à Paris.

Par Frédéric Péguillan

Publié le 01 septembre 2015 à 08h01

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h49

«Le reggae a beau être né en Jamaïque, il reviendra à sa source, en Afrique », avait prédit Bob Marley (1945-1981). L'Afrique où le chanteur souhaitait être enterré. L'Afrique où un autre Jamaïcain, Marcus Garvey (1887-1940), précurseur du panafricanisme, prônait le retour des descendants d'esclaves. L'Afrique où régna Tafari Makonnen, dieu des rastas, plus connu sous le nom de Haïlé Sélassié (1892-1975), empereur d'Ethiopie. L'Afrique où Rita Marley, veuve de Bob, est désormais installée à la tête d'une ONG à vocation éducative. Afrique-Jamaïque : le lien est viscéral, incontournable. Et si le reggae est son ciment, l'Ivoirien Tiken Jah Fakoly apparaît aujourd'hui comme le maçon éclairé, actif et passionné de ce pont transatlantique. Il n'est pas un pore du chanteur qui ne transpire cette musique découverte à l'adolescence.

L'une des voix qui portent l'Afrique

Conquis, Tiken Jah Fakoly n'envisage pas pour autant de devenir artiste, convaincu que seuls les Jamaïcains peuvent chanter du reggae. Jusqu'au jour où il entend une chanson de son compatriote Alpha Blondy. Nouveau déclic et début d'une carrière qui fera de lui le poids lourd de la scène reggae du continent noir et l'une des voix qui portent en Afrique. « Ce n'est pas une musique de réjouissance, comme on dit chez nous. C'est une musique engagée, d'éducation, d'éveil des consciences. » Françafrique, pillage des richesses, corruption, nécessité du continent de faire sa révolution... : les textes de l'Ivoirien n'épargnent personne, ce qui lui a valu un exil au Mali. Son grand rêve, ce sont les Etats-Unis d'Afrique, un projet auquel il croit dur comme fer : « Je me réfère à l'histoire. L'Union européenne date des années 1950, et maintenant, vous êtes vingt-huit Etats. Cela prend du temps. Mais avec l'éducation, l'Afrique va se réveiller et réaliser qu'aucun pays ne gagnera tout seul. Dans un siècle, quand la majorité des Africains saura lire et écrire, nous arrêterons de nous taper dessus et les choses bougeront. Avec cinquante-quatre pays, nous sommes aujourd'hui le plus grand continent et l'un des plus riches. » Le rêve de Tiken Jah Fakoly rejoint la vision panafricaine de son modèle suprême, Bob Marley, auteur d'Africa Unite sur Survival, l'album qu'il consacra à l'Afrique en 1979 après un voyage en Ethiopie.

Le lien entre le « continent noir » et la Jamaïque est une histoire d'allers-retours que le chanteur a désiré célébrer en enregistrant un disque de classiques du reggae réarrangés « à l'africaine », pour rappeler d'où venaient les créateurs de cette musique. On retrouve donc ­Tiken Jah Fakoly à Kingston, au studio Tuff Gong, créé par Marley en 1965 (1) , pour enregistrer les rythmiques de l'album. Les instruments traditionnels africains seront ajoutés plus tard à Bamako et certaines voix à Paris. L'artiste a droit à un casting de première classe : Sly Dunbar à la batterie, Robbie Shakespeare à la basse, Robbie Lyn aux claviers et Mikey Chung à la guitare. Des musiciens chevronnés qui accompagnaient feu Peter Tosh (1944-1987) et enregistrèrent avec une foule d'artistes, dont Serge Gainsbourg. Autant dire que ces vieux routards connaissent chaque morceau sur le bout des doigts. « C'est un plaisir de se retrouver, se réjouit Robbie Lyn. Nous avons partagé tellement de choses ensemble, tous les quatre. J'avais joué maintes fois toutes ces chansons ; à part celle d'Alpha Blondy [Brigadier Sabari, NDLR]. » Assis dans un coin à côté de la console dans la cabine de contrôle, le monstre sacré Robbie Shakespeare, sa Fender sur les genoux, peine à déchiffrer la ligne de basse dudit morceau. « Les Jamaïcains ne connaissent pas cette chanson, confirme Tiken. Quand la musique ne vient pas de chez eux, ils montrent moins d'intérêt. » Pas Mikey Chung : « Ici, les gens préfèrent des musiques festives comme le dancehall. On ne joue plus de reggae roots. Tiken étant aujourd'hui l'un des seuls à en perpétuer les valeurs, il va devenir énorme. Et le fait qu'il soit africain est important. »

Tiken Jah Fakoly à Trenchtown, dans la maison de Bob marley

Tiken Jah Fakoly à Trenchtown, dans la maison de Bob marley Photo : Patrick Swirc pour Télérama

Bal des légendes du reggae

Pour ancrer davantage encore l'album dans la relation Afrique-Jamaïque, le producteur de Tiken Jah Fakoly a imaginé plusieurs duos. Ken Boothe (67 ans), alias « Mr Rock­steady », une voix soul capable de merveilles, avoue ne pas connaître Tiken Jah Fakoly. Le directeur artistique le rassure, arguant du sérieux de son artiste. En vieux loup de mer, Boothe souhaite quand même croiser l'Ivoirien avant la prise d'Is it because I'm black ?, « une chanson qui devrait servir d'illustration sonore à tous les reportages sur le crime raciste de Ferguson, aux Etats-Unis », dit Tiken. En attendant, c'est une autre légende qui débarque au studio. Blanc bonnet, barbe blanche, regard clair, souliers cirés, Max Romeo, cinquante-deux ans de métier, impressionne malgré sa taille modeste. Il arrive de sa ferme, située à quelques heures de la capitale. Il dit avoir entendu parler de Tiken Jah Fakoly, n'a pas encore écouté ses disques, mais est content de faire partie de ce projet qui « conduit le reggae dans une autre dimension avec des instruments africains ». Première poignée de main. « Je suis aussi agriculteur (2) , comme toi », dit Tiken Jah Fakoly. Sourire poli de Max Romeo : « On parlera de ça plus tard... » Pour l'instant, il préfère disserter « géopolitique » : « Depuis trente-cinq ans, je dis qu'il faut bâtir les Etats-Unis d'Afrique ; avec un seul président écouté par tous les Africains. » Le petit homme prend place derrière le micro pour chanter One step forward, chanson inspirée par la déception qu'engendra le gouvernement socialiste jamaïcain de Michael Manley en 1972 : « Un pas en avant, deux pas en arrière... » Magnéto ! Le vibrato magnifique de sa voix résonne dans le studio. La perfection en une prise.

Photo : Patrick Swirc pour Télérama

Effluves de marijuana, chiens errants et barraques en tôle

Des effluves de marijuana planent sur Trenchtown, le ghetto du sud de Kingston où a grandi Bob Marley. Impossible de se promener dans les rues de ce quartier sensible sans passer par l'association qui, moyennant finance reversée à la communauté, met un « guide » à disposition. Sous un manguier géant, des habitants palabrent, ponctuant chacune de leurs phrases d'un « Yeah man ». Baraques en tôle, planches et parpaings, chiens errants, portraits de grandes figures du reggae peints sur les murs. Mikey Chung, natif du quartier comme nombre d'artistes prestigieux de l'île, dirige la visite : ici, la cour chantée par Bob Marley dans No woman no cry ; là, la maison de Peter Tosh et celle d'Alton Ellis. Plus loin, celle de Mama Booka, la mère de Bob Marley. « Il faudrait la restaurer sinon, dans cinq ans, elle n'existe plus, dit Tiken. J'aimerais faire quelque chose. J'ai l'impression de ne pas avoir assez œuvré pour ma mère, décédée en 2008. A travers cette réhabilitation, ce serait lui rendre hommage. » Le chanteur apprendra quelques jours plus tard l'impossibilité de financer les réparations. Trop compliqué ! L'argent finirait dans la caisse du parti politique local.

Séance d'enregistrement au studio Tuff Gong. «En Jamaïque, j'ai retrouvé la même ambiance qu'en Afrique.»

Séance d'enregistrement au studio Tuff Gong. «En Jamaïque, j'ai retrouvé la même ambiance qu'en Afrique.» Photo : Patrick Swirc pour Télérama

“J'ai retrouvé la même ambiance qu'à Abidjan ou à Bamako.” Ticken Jah Fakoly

Tiken Jah Fakoly et U-Roy taillent une bavette, assis sur le perron de la villa de ce dernier. Tiken appelle U-Roy « mon père ». Demain, l'inventeur du style deejay — ancêtre du rap — viendra poser sa voix en studio sur la reprise de Get up, stand up, de Bob Marley. Les deux hommes ont déjà travaillé ensemble. En attendant, ils refont le monde : « La Jamaïque est une petite Afrique. Là-bas aussi on peut voir des chèvres dans les rues, des fils électriques emmêlés en l'air comme ici. La première fois que j'ai débarqué à Kingston, j'ai retrouvé la même ambiance qu'à Abidjan ou à Bamako. On te propose des colliers, des trucs à fumer... Le climat est identique, les gens ont le même physique et la nourriture est très proche. » U-Roy ne dit pas autre chose : « Quand j'étais jeune, mes parents me parlaient de l'Afrique. Mais j'étais loin de m'imaginer que le Cameroun ou le Nigeria pouvaient autant ressembler à mon pays, que j'y trouverais les mêmes fleurs, les mêmes fruits. A chaque fois que j'y retourne, je dis que je vais en grande Jamaïque. » Alors, quand on suggère au vieux sage de raccrocher son île aux Etats-Unis d'Afrique ­rêvés par Tiken Jah Fakoly, il acquiesce : « Pas de problème pour moi ! » Ce ne serait qu'un juste retour des choses car, si l'on en croit Max Romeo, « la Jamaïque a vraisemblablement été détachée de l'Afrique après le big bang... »

« Racines » dans le Texte
Sur Racines, Tiken Jah Fakoly reprend onze classiques du reggae choisis, en collaboration avec son directeur artistique, parmi ceux qu'il a le plus écoutés adolescent. Extraits.
Get up, stand up (Bob Marley) : « C'est l'hymne du tiers-monde, qui continuera d'être chanté par les générations suivantes. Il dit que personne ne viendra revendiquer nos droits à notre place. Dans ma carrière, j'ai très peu interprété les chansons des autres et jamais celles de Bob Marley. J'avais trop peur de le copier. Et sous la présidence d'Houphouët-Boigny (1960-1993), en Côte d'Ivoire, il était interdit de le chanter. »
Slavery Days (Burning Spear) : « Une de celles que j'ai le plus écoutées. Sur scène, Burning Spear pleurait pour évoquer les larmes des esclaves. Ça m'a bouleversé. Racines, le titre de l'album, y fait référence autant qu'à la série télé qui expliquait comment nos frères étaient arrivés aux Etats-Unis. »
African (Peter Tosh) : « Peu importe d'où l'on vient. Du moment qu'on est noir, on est un Africain. Celle-là, j'aurais pu la composer. Elle est ancrée en moi. Il n'était pas possible de faire cet album sans African ni Zimbabwe, de Bob. » ­
Tiken Jah Fakoly sera l'un des invités de Télérama Dialogue #3, une journée de rencontres culturelles au Théâtre du Rond-Point, le 21 septembre, à Paris. Information et réservation.

1) Depuis, le studio a déménagé deux fois et Bob Marley n'en a pas connu la dernière version, construite après sa mort sous la direction de son ex-épouse Rita.

(2) Tiken Jah Fakoly cultive des terrains dans le nord de la Côte d'Ivoire et a fait du développement de l'agriculture en Afrique un de ses multiples combats.

Racines, de Tiken Jah Fakoly, 1 CD Barclay/Universal à paraître le 25 septembre.

 

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