Livre numérique : comment tourner la page ?

Libraires, auteurs et éditeurs sont sur le pied de guerre. Pourtant, les lecteurs n'ont pas encore succombé en masse. Dossier spécial livre numérique sur Télérama.fr.

Par Juliette Bénabent

Publié le 27 avril 2013 à 00h00

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 05h00

Voilà des années qu'on le dit : c'est imminent, le livre numérique va conquérir les Français, convaincre de nouveaux lecteurs et – pourquoi pas ? – avoir la peau du vénéré livre imprimé. Plus de cinq ans après son lancement aux Etats-Unis, en 2007 – où il représente 22 % du marché total du livre –, l'e-book n'en occupe encore chez nous que moins de 1 %. Même s'il n'est plus un mirage, même si cette année 15 % des Français de plus de 15 ans déclarent en avoir déjà lu au moins un, l'invasion annoncée n'a pas eu lieu.

Dans notre pays très attaché à l'objet livre – on a tout écrit sur sa beauté, son odeur, ses pages sensuelles –, l'e-book est arrivé timidement en 2008 avec les premières liseuses, puis le lancement des tablettes, dès 2010, avec l'iPad. Mais, pour Bernard Strainchamps, libraire chez Feedbooks, société d'édition 100 % numérique fondée en 2007, « il est encore mal vu par l'élite intellectuelle, comme Internet à ses débuts : une sorte de symbole des grands méchants (Amazon) et du peuple qui s'exprime sur des forums, comme si c'était une boue sans valeur. »

Au Salon du livre 2013, pourtant, l'e-book était partout. Grand ramdam autour de l'accord signé, après trois ans d'âpres négociations, entre auteurs et éditeurs sur la cession des droits numériques. Liseuses Sony ou Kobo en promotion, iPad disposés dans tous les rayons pour montrer leurs fonctionnalités – lire une BD interactive, suivre une recette de cuisine, consulter un guide de voyage. Et jeunes sociétés d'édition exclusivement web devant leurs stands. Vincent Daubry, cofondateur de Youboox (un an d'âge), distribue ses cartes de visite : « A la manière des sites d'écoute musicale comme Spotify ou Deezer, nous proposons environ 6 000 titres : gratuitement moyennant de la publicité, ou avec un abonnement à 9,99 € par mois, sans pub. Nous avons déjà des partenariats avec 60 éditeurs et pas loin de 100 000 utilisateurs », se réjouit-il.

Les signaux semblent encourageants, confirme Julien Goarant, responsable du baromètre du livre numérique de la société d'études OpinionWay : « En un an, le nombre d'e-lecteurs a triplé, même si le processus est lent, car le milieu redoute le carnage observé dans le monde de la musique ; ça a refroidi les ardeurs. » En attendant qu'elles s'embrasent peut-être, quelques questions pour comprendre pourquoi on attend toujours la vraie révolution numérique.

Aux Etats-Unis, le livre numérique s'est lancé avec des prix cassés, en particulier parce que Amazon a vendu à perte, jusqu'à s'octroyer un monopole. Une politique impossible en France grâce à la loi sur le prix unique du livre, fixé par l'éditeur. Amazon ou Apple n'ont donc pas pu effectuer de razzia sur le marché. Mais le prix, élevé, reste un frein à l'envol des ventes, d'autant que les politiques tarifaires des éditeurs sont parfois nébuleuses.

Tentons de schématiser : en moyenne, un livre à sa sortie coûte 20 à 25 € en version brochée ; et un tiers moins cher en numérique (autour de 15 €). Une grosse année plus tard, arrive l'édition de poche, à environ 8 €. Là, certains éditeurs (Hachette, Gallimard, Albin Michel...) alignent le prix de l'e-book. Mais d'autres le maintiennent, et l'e-book coûte deux fois plus cher que le poche : pas forcément le meilleur argument pour mettre le premier doigt dans l'e-lecture...

Bien sûr, il s'agit de protéger le marché du livre de poche, qui pèse lourd en France. Raphaël Couderc, de l'institut d'études GfK, observe : « En musique, on a bien vu qu'un morceau à 0,99 € se vend, certes, mais perd de sa valeur symbolique. Les éditeurs veulent éviter ce phénomène. »

Même si certains éditeurs commencent à tester des offres commerciales – une semaine de promotion sur la version numérique de tel ouvrage, par exemple –, le lecteur ne s'y retrouve pas encore. « Il est rationnel, il sait très bien qu'on ne paie pas de papier, pas de frais de stocks ni de retours, donc s'il achète un e-book, il veut le payer nettement moins cher qu'une version imprimée », remarque Marie-Pierre Sangouard, ex-patronne du livre à la Fnac, aujourd'hui directrice des contenus Kindle chez Amazon. Sinon, il se déculpabilise d'aller, comme en musique, visiter des sites de téléchargement illégal, très bien référencés par Google...

Liseuse, tablette, smartphone : bientôt, tout le monde ou presque aura au moins un instrument lui permettant de lire en numérique. Les liseuses, petits outils simples et peu chers – on en trouve désormais à moins de 100 euros –, se sont vendues à 300 000 exemplaires en 2012, on en vendra autour de 500 000 cette année. Leur atout : légères, économes en énergie, elles se glissent dans une poche ou un sac à main. « Et, contrairement à une tablette, personne ne vous la piquera dans le métro », ajoute Marie-Pierre Sangouard, qui mise tout sur cet outil qu'elle juge « idéal ». Leur inconvénient, majeur : elles ne servent qu'à lire. Elles séduisent donc de gros lecteurs – mais on sait bien que cette population ne prolifère guère. Aux Etats-Unis, les liseuses sont ainsi restées un marché de niche et ont vite été supplantées, même pour la lecture, par les tablettes. Les chiffres français sont implacables : 3,6 millions de tablettes vendues en 2012, plus de 5 millions de ventes attendues en 2013. L'ennui, outre le prix qui reste élevé, c'est que la tablette est familiale : on y joue, on y lit la presse, on l'utilise pour les mails ou Internet. Pas évident de se préserver un usage de lecture, plus individuel.

Un autre obstacle technique demeure : l'incompatibilité, pas encore résolue, entre les modèles des différents acteurs. Si j'ai une Kindle, je dois acheter mes e-books chez Amazon. Si j'ai un iPad, je télécharge sur iTunes ; si j'ai une Kobo, je lis Fnac... Même si les formats commencent à être interopérables, le lecteur peut être vite découragé – voire exaspéré – par cette jungle technologico-commerciale.

Selon les sources, 70 000 à 100 000 titres numériques existent aujourd'hui en France. Nouveautés et patrimoine compris. L'objectif, encore lointain : la numérisation des 700 000 titres qui sont achetés au moins une fois par an en version papier. Pour les nouveautés, le pli est pris : elles sortent presque toutes, désormais, simultanément en versions brochée et numérique. Presque ? « Il peut arriver que nous n'ayons pas le temps de contacter l'auteur ou qu'il refuse, indique Eric Marbeau, responsable de la diffusion numérique chez Gallimard. Ce fut le cas de Daniel Pennac, avant d'être convaincu, ou de Milan Kundera, toujours réticent. » Les auteurs ont manifesté « beaucoup d'angoisse », selon Vincent Montagne, patron du Syndicat national des éditeurs, avant d'accepter, dans l'accord de mars, de céder leurs droits numériques pour une durée, comme le papier, de soixante-dix ans après leur mort.

« Sur l'offre, nous, éditeurs, ne sommes pas en retard, se défend Vincent Montagne. Nous occupons massivement le marché et progressons sur des prix cohérents entre e-books et livres de poche, sur des offres couplées du livre papier et de sa version numérique, sur des campagnes promotionnelles. 2012 était déjà l'année de l'avènement du numérique. » Chaque éditeur mène sa propre politique de numérisation, sans grande cohérence, même si l'Etat fournit d'importantes subventions publiques. Gallimard, par exemple, étudie la question depuis 2008, et a déjà numérisé environ 3 000 titres – sur plusieurs dizaines de milliers. « C'est un gros investissement en temps et en fonds, il faut agir en bon père de famille, investir au bon moment pour bénéficier d'économies d'échelle, ne pas se précipiter avant d'avoir un format fiable », précise Eric Marbeau.

L'e-pub, format de texte comparable au MP3 pour les morceaux de musique, semble aujourd'hui communément admis, mais la situation économique floue incite encore les éditeurs à la prudence : chacun numérise son catalogue à son rythme. Cela implique parfois de renégocier les contrats avec les auteurs ou leurs ayants droit ; si l'on ne dispose plus de la version de l'imprimeur, il faut numériser à partir des archives papier... Ce sont des métiers nouveaux, des processus en cours d'acquisition dans des maisons souvent anciennes.

Pour l'instant, l'e-lecture concerne surtout des livres dits « de genre » : polars, science-fiction, littérature érotique achetée la nuit dans le secret de sa connexion internet, romans sentimentaux. Ce sont aussi les éditeurs de ces gammes qui se sont montrés les plus créatifs. Ainsi Bragelonne, éditeur de science-fiction, dont le patron Stéphane Marsan expliquait, au Salon du livre : « Il faut être inventif et travailleur, le numérique n'est pas seulement un nouveau support, c'est une vraie nouvelle édition. Nous devons imaginer de nouvelles pratiques commerciales, des promotions, des diffusions sur les réseaux sociaux... »

Aujourd'hui, l'offre consiste essentiellement en versions numériques de livres écrits pour du papier. Mais, demain, arriveront de nouvelles « créatures », corps de livre et têtes d'écran, enrichies en vidéo, en musique, en possibilités techniques. Chez Gallimard, Eric Marbeau imagine « des fonctionnalités de prises de notes, de recherche dans le texte, utiles pour enseignants ou étudiants par exemple ». Au Salon du livre, de jeunes créatifs ont présenté leurs projets : un ouvrage historique de Max Gallo ponctué d'archives vidéos inédites commentées par l'auteur ; un livre-application sur le périple d'une Française à Tokyo ; un roman interactif bilingue pour apprendre l'anglais ; la visite de L'Enfer de Dante illustré par Botticelli... Raphaël Couderc, de l'institut GfK, précise : « Pour l'instant, on devrait surtout parler de livre numérisé. Le livre numérique, lui, sera un réel nouvel objet. » Complémentaire du livre imprimé, et donc moins menaçant pour lui.

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