Le désintox du désintox

Les petites manips du «vrai-faux» gouvernemental sur le projet El Khomri

Loi travail, la réforme qui fâchedossier
Le ministère du Travail a réalisé un contre-argumentaire pour répondre aux critiques de son projet de loi réformant le code du travail. Mais en rajoutant lui-même quelques «erreurs».
par Luc Peillon
publié le 22 février 2016 à 15h40

Un peu paniqué par la fronde grandissante contre le projet de loi El Khomri sur la réforme du code du travail, le gouvernement a dégainé, samedi, un contre-argumentaire sur le mode du «vrai-faux». Créant de toutes pièces une phrase censée résumer une rumeur du moment sur le projet de réforme, le texte de l'exécutif la tamponne à coup de «vrai» ou de «faux» suivant les cas, avant d'avancer ses explications. Or si cet argumentaire rectifie quelques erreurs qui ont pu circuler ici ou là, il contient lui-même des approximations ou contrevérités. Désintox.

35 heures

Ce que dit le gouvernement

«Les 35 heures sont un acquis social majeur et un atout pour notre économie. Le seuil de 35 heures au-delà duquel se déclenchent les heures supplémentaires continuera de s’appliquer à toutes les entreprises. Les taux de majoration de 25% et de 50% en l’absence d’accord ne seront pas non plus modifiés. La loi va simplement renvoyer le taux de majoration à l’accord d’entreprise, sans possibilité pour l’accord de branche de verrouiller, comme c’est le cas aujourd’hui. Et il ne sera jamais possible de rémunérer une heure supplémentaire en dessous de 10%. Comme aujourd’hui, il y aura des possibilités d’aménager le décompte des heures de travail en le modulant sur une période supérieure à la semaine. Ce qui change avec le projet de loi : celui-ci permettra que cette modulation se fasse sur une durée supérieure à un an, sans pouvoir dépasser trois ans, si les partenaires sociaux en décident ainsi. Cela répondra notamment aux besoins de certaines industries.»

L’analyse de «Libération»

Relevons tout d'abord cette contradiction dans l'argumentaire du gouvernement, qui qualifie les 35 heures d'«acquis social majeur» et d'«atout pour notre économie», alors que le projet de loi s'emploie à les contourner davantage. Comment ? Par la plus grande possibilité donnée, comme le rappelle le texte ci-dessus, de ne majorer que de 10% au lieu de 25% les heures sup par simple accord d'entreprise – donc sans en être empêché par un accord de branche –, mais aussi par la modulation du temps de travail. En effet, prendre comme période de référence pour le calcul du nombre d'heures supplémentaires effectuées, non plus la semaine mais le mois ou l'année, permet de lisser le temps de travail afin de ne décompter les heures sup qu'au-delà de cette période. Les heures sup sont ainsi payées en tant que telles non plus au-delà de 35 heures par semaine mais au-dessus de 151,6 heures par mois ou 1 607 heures par an.

Or dans le projet de loi, possibilité sera donnée au chef d’entreprise de négocier une période de modulation pouvant s’étendre jusqu’à trois ans, mais aussi – et de cela l’argumentaire du gouvernement ne parle pas – de créer – sans accord – une période de modulation de quatre mois dans les PME de moins de 50 salariés.

 Forfaits jours

 Ce qui dit le gouvernement

«Aujourd’hui, les salariés autonomes des TPE et des PME ne peuvent bénéficier de contrats en forfait jours. Concrètement, alors que l’organisation de leur temps de travail se prête mal à un suivi horaire, ils ne bénéficient pas des contreparties de cette autonomie en ne bénéficiant pas de jours de récupération ou de congés / RTT supplémentaires. En effet, aujourd’hui, pour pouvoir mettre en place une comptabilisation forfaitaire du temps de travail (forfait jours ou forfait heures), l’entreprise doit être couverte par un accord collectif. Or certaines TPE ou PME comme les start-up, dont les salariés sont très autonomes, et qui souhaiteraient passer au forfait, ne le peuvent pas faute d’accord, car ces petites entreprises comptent rarement des délégués syndicaux ou des délégués du personnel avec qui négocier.

Ce qui change avec le projet de loi : dans les entreprises de moins de 50 salariés, l’employeur pourra proposer aux salariés de passer au forfait. Mais l’accord du salarié sera toujours indispensable et toutes les garanties prévues en cas de forfait (notamment le suivi régulier de la charge de travail) s’appliqueront.»

L’analyse de «Libération»

Les entreprises passées aux 35 heures sous forme de jours de RTT (JRTT) ont accordé jusqu'à 23 jours de congés en plus par an à leurs salariés, y compris pour les cadres qui ne sont pas en forfait jours. Donc affirmer, comme le gouvernement le fait, que les cadres des PME ne «bénéficient pas de jours de récupération ou de congés / RTT supplémentaires» est totalement faux.

Par ailleurs, la durée du travail, en jours, avant la réforme des 35 heures, était de 228, résultant du calcul suivant: 365 jours - 104 jours de repos hebdomadaires (week-ends) – 25 jours de congés payés – 8 jours fériés chômés. Les entreprises qui ont donc accordé 23 JRTT font travailler leurs salariés (cadres compris) 205 jours par an. Or le forfait jours correspondant à 35 heures pour les cadres prévoit un temps de travail annuel de 218 jours. Donc un cadre qui passerait d'un horaire 35 heures sous forme de JRTT classique à un forfait jours, non seulement ne bénéficierait pas de «plus de congés» comme le dit l'argumentaire, mais pourrait perdre jusqu'à 13 jours de RTT par an…

 Déconnexion

Ce que dit le gouvernement

«Le développement des technologies d’information et de communication peut avoir un impact sur la santé des salariés. Il peut notamment amplifier les facteurs à l’origine de risques psychosociaux (stress, épuisement professionnel, brouillage des frontières entre vie privée et vie professionnelle…). Le projet de loi institue un droit à la déconnexion pour tous les salariés. Ce droit est garanti et ses modalités de mise en œuvre seront définies au sein de chaque entreprise par accord collectif, afin de permettre d’adapter les modalités d’exercice de ce droit aux spécificités de chaque entreprise.»

L’analyse de «Libération»

Oui, le droit à la déconnexion fera désormais partie de la négociation annuelle sur «l'égalité professionnelle entre les femmes et les hommes et la qualité de vie au travail». Sauf qu'«à défaut d'accord, l'employeur définit ces modalités et les communique par tout moyen aux salariés de l'entreprise». Donc l'accord n'est pas obligatoire, comme le laisse entendre le gouvernement. Par ailleurs, dans les entreprises d'au moins trois cents salariés, «ces modalités font l'objet d'une charte élaborée après avis du comité d'entreprise ou à défaut, des délégués du personnel», mais qui n'exigera pas forcément leur approbation…

Heures de repos

Ce qui dit le gouvernement

«Aujourd’hui comme demain, la règle est que les salariés bénéficient de 11 heures de repos consécutives par jour et 35 heures de repos hebdomadaire par semaine.

Ce que change la loi : elle prévoit une souplesse pour les cadres autonomes dans l’organisation de leur temps de travail, qui souhaitent rentrer plus tôt du travail pour des raisons tenant à leur vie personnelle et retravailler de chez eux au moyen de leur ordinateur portable. Pour ces seuls salariés en forfait jour, il sera possible par accord collectif de travail de prévoir, à leur demande, un fractionnement du repos quotidien.»

L’analyse de «Libération»

Le gouvernement affirme que seuls les «cadres autonomes» seraient concernés pas cette mesure, expliquant ainsi qu'il s'agit des «seuls salariés en forfait jours». Or le forfait jours ne concerne pas que les cadres, mais potentiellement tous les salariés «dont la durée du temps de travail ne peut être prédéterminée et qui disposent d'une réelle autonomie dans l'organisation de leur emploi du temps». Le projet de loi parle d'ailleurs de «modalités selon lesquelles le salarié [et non pas de cadre uniquement, ndlr] peut, à sa demande et avec l'accord de l'employeur, fractionner son repos quotidien ou hebdomadaire».

Salaires

Ce qui dit le gouvernement

«Les accords majoritaires pour l’emploi n’auront pas pour effet de diminuer la rémunération des salariés. Ils pourront, avec l’accord du salarié, se substituer aux clauses contraires du contrat de travail sur la durée ou l’organisation du travail par exemple, mais ne pourront en aucun cas porter atteinte au pouvoir d’achat. Les nouveaux accords permettront d’améliorer la situation de l’emploi dans les entreprises, sur la base d’un compromis très fort avec les syndicats et dans le respect des garanties des salariés. On ne pourra pas baisser la rémunération des salariés sans leur accord.»

L’analyse de «Libération»

Ce nouveau type d’accord prévu dans le projet de loi pourra modifier plusieurs éléments du contrat de travail, dont la durée du travail, mais ne pourra effectivement pas diminuer la «rémunération mensuelle». Sauf que le salaire horaire, pourra, lui, être modifié de fait. En effet, augmenter le temps de travail pour le même salaire revient à faire baisser la rémunération horaire.

CDI

 Ce qui dit le gouvernement

«Le projet de loi ne porte pas d’atteinte au CDI, qui doit rester la forme normale de contrat de travail. Elle ne favorise pas non plus les licenciements, qui devront, comme avant, être justifiés par des difficultés économiques, dont la réalité et la gravité doivent être démontrées par l’entreprise.

Ce qui change avec le projet de loi : le texte clarifie les conditions du licenciement pour motif économique, en fixant dans la loi des critères qui ont déjà été reconnus par le juge. Le but est de donner des repères et de répondre à un besoin de clarté ressenti tant par les entreprises que par les salariés et de donner aux partenaires sociaux, au niveau de la branche, la possibilité de préciser sa définition.»

L’analyse de «Libération»

Ainsi, selon l'argumentaire du gouvernement, les licenciements pour motifs économiques devront être justifiés par «des difficultés économiques, dont la réalité et la gravité doivent être démontrées par l'entreprise». C'est justement tout le problème du projet de loi. Aujourd'hui, c'est le juge qui apprécie, avec une certaine marge de manœuvre, la réalité des difficultés économiques avancées par les entreprises pour justifier des licenciements. Mais demain, les entreprises pourront se contenter d'afficher, au moins «facialement», une baisse du chiffre d'affaires ou des commandes pendant quatre trimestres consécutifs, ou des pertes d'exploitation pendant un semestre, pour asseoir juridiquement les licenciements. Elles n'auront donc plus grand-chose à démontrer, si ce n'est que de produire les chiffres demandés. Or il est assez aisé d'organiser, comptablement, l'affichage de pertes, sans que cela corresponde à la réalité vécue par l'entreprise.

Par ailleurs, pour un groupe constitué d’entités implantées dans plusieurs pays, il suffira dorénavant d’avancer des difficultés pour la seule filiale française. Le juge ne pourra plus considérer la santé économique de l’ensemble du groupe comme aujourd’hui. Et il est largement possible, là aussi, de faire en sorte qu’une filiale d’un groupe apparaisse, comptablement, en difficulté dans un des pays, sans que le groupe le soit dans son ensemble.

 Prud’hommes

Ce qui dit le gouvernement

«Les plafonds d’indemnités dans le projet de loi, qui vont de trois mois à quinze mois de salaires selon l’ancienneté du salarié, sont tout à fait en phase avec les moyennes des indemnités actuellement prononcées par le juge. Il n’y a donc aucune régression : les salariés licenciés abusivement ne seront pas indemnisés demain moins qu’aujourd’hui.

«L’objectif de cette mesure est simplement de donner plus de visibilité aux acteurs. Ce faisant, elle permettra de lever des freins à l’embauche, notamment dans les PME et les TPE qui sont parfois réticents à recruter en CDI de peur des conséquences d’une éventuelle rupture. C’est donc une mesure pour l’emploi. Elle donnera la même visibilité aux salariés qui ont subi un licenciement, et favorisera leur indemnisation rapide.»

L’analyse de «Libération»

Certes, l’indemnisation maximale prévue dans le projet de loi se situe dans la moyenne de ce qui est accordé par les prud’hommes aujourd’hui. Il est même supérieur. Mais il s’agit là de plafonds, et non pas de moyennes… Donc contrairement à ce qu’affirme le gouvernement, les salariés licenciés abusivement seront bien, pour une partie d’entre eux, indemnisés moins qu’aujourd’hui.

Congés en cas de décès

 Ce qui dit le gouvernement

«Non seulement le projet de loi ne change absolument pas les durées minimales des congés, notamment ceux en cas de décès d’un proche (aujourd’hui compris entre un et deux jours selon le cas). Au contraire, il allonge même cette durée en alignant la durée minimale du congé à deux jours. Par accord collectif, l’employeur et les représentants des salariés pourront allonger cette durée.»

L’analyse de «Libération»

Rien n’indique, dans le projet de loi, que les congés en cas d’événements familiaux (dont le décès d’un enfant) sont garantis pour la durée citée. Il s’agit là des durées minimales en l’absence d’accord. Mais un texte négocié avec les syndicats pourra bien réduire ces durées.

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