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Dans le Nord, le numérique pris en filature

Entre Roubaix et Tourcoing, la friche d’une ancienne usine de textile a été transformée en pépinière d’entreprises, notamment pour le jeu vidéo. Et abrite des fleurons du genre.
par Erwan Cario
publié le 14 janvier 2016 à 19h31
(mis à jour le 15 janvier 2016 à 10h46)

La brique rouge sied parfaitement au numérique. C’est notre première pensée lorsqu’on arrive à portée de vue de l’Imaginarium, centre névralgique de la zone Plaine Images, située à la frontière entre Tourcoing et Roubaix. C’est une immense bâtisse haute de quatre étages, construite avec ce beau matériau en terre cuite, un des symboles du Nord. On pourrait y voir une coïncidence ; on préfère y voir un signe que les nouvelles technologies s’inscrivent naturellement dans l’héritage des fleurons de l’industrie textile qui bâtirent à une autre époque ces gigantesques complexes. Un peu comme à Montréal, qui a dû faire face à l’effondrement de ce secteur en devenant en quelques années la capitale mondiale du jeu vidéo. Ubisoft a d’ailleurs lui aussi installé son gigantesque studio dans une usine textile désaffectée.

Grue symbolique

La Plaine Images, pépinière d'entreprises du numérique, occupe 5 hectares. Une zone qui correspond à l'ancienne manufacture de la maison F-Vanoutryve et Cie, créée en 1860. Au plus fort de son activité, la fabrique occupe 50 000 m² de bâtiments et abrite 1 400 métiers à tisser. Au sortir de la Première Guerre mondiale, elle est même considérée comme étant la plus grande usine de tissus d'ameublement au monde. Mais, la crise industrielle qui touche tout le secteur à la fin du XXe siècle ne l'épargne pas. En 2001, son activité est transférée en Belgique, et l'endroit rejoint la longue liste des friches qui parsèment la région.

Aujourd'hui, l'espace est délimité par de grands bâtiments et un parking à étages, seule construction récente. Au centre, rien. Une immense zone toute vide, à la limite du terrain vague. Mais qui ne devrait pas rester longtemps ainsi. «Nous avons fait le choix de garder un certain nombre de structures, les plus emblématiques, principalement à la périphérie du lot, explique Pascale Debrock, directrice de la Plaine Images. Il faut imaginer qu'auparavant toute la zone était couverte de bâtiments de filature. Et aujourd'hui, les 20 000 m² de bureaux qui ont été réhabilités sont pratiquement pleins, à quelques dizaines de mètres carrés près. Vous avez vu la grue ? Ça fait des années qu'on l'attendait. C'est le début de l'étape 2 de la Plaine Images pour passer à 40 000 m².»

Cette grue, qui surplombe toute la zone, est devenue de fait un symbole de la réussite de ce pari qui trouve ses origines dans un grand projet d’aménagement de l’écoquartier de l’Union (80 hectares entre Roubaix, Tourcoing et Wattrelos). Initié en 2007, il se concentre sur l’habitat, la création d’un grand parc urbain et un développement économique axé sur deux filières : le textile, avec le Centre européen des textiles innovants (Ceti) et une autre, un peu fourre-tout, intitulée «Images, Culture, Médias». Autre acteur important, TLM, association créée pour soutenir le développement des industries techno de la métropole lilloise. Lorsque ces dynamiques se rejoignent, au début des années 2010, la société publique locale (SPL) Euratechnologie a été créée. Mais toute cette belle logique d’aménagement du territoire (un poil indigeste, on en convient) a un petit souci.

Dans le long édifice des magasins généraux de Vanoutryve s'est installée en 2007 - avant tout le monde, donc -, la société Ankama. Et cette agence web, devenue studio de jeu vidéo florissant grâce à l'immense succès de son jeu en ligne Dofus, lorgne alors du côté de l'animation avec le dessin animé Wakfu. C'est une success-story comme on en fait peu. Ankama embauche, Ankama est déjà un symbole de réussite numérique pour la région, mais Ankama ne rentre pas dans les cases administratives de la filière «Images, Culture, Médias». D'où la création d'un département Plaine Images en charge de faire correspondre les besoins réels des entreprises innovantes avec les infrastructures du territoire. La filière s'appelle aujourd'hui «Images numériques et industries créatives». Un peu plus parlant.

Effervescence

Le navire amiral de la Plaine Images, c'est donc l'Imaginarium. L'entrée, située sur le côté, débouche sur un grand hall avec mezzanine. Au rez-de-chaussée, un espace d'expo côtoie un showroom qui présente les entreprises du lieu et, à l'étage, les tables de ping-pong, privées de leur filet, font tour à tour office d'espaces de coworking et de lieux de rencontre lors des repas. En fonction de l'heure, on y croise quelques âmes égarées ou alors la foule des salariés venus se restaurer. Ils sont à l'heure actuelle environ 3 000 sur toute la zone, repartis sur plus de 90 entreprises. Justine, qui travaille pour Wakanim, site de streaming vidéo qui propose de suivre des animes japonais selon le rythme de diffusion dans l'archipel (on appelle ça le «simulcast»), apprécie cette effervescence : «C'est l'inverse des grosses ruches d'entreprises hyper austères. Il y a un vrai plaisir à être là. Sans même travailler avec les gens, on les connaît, on discute, on échange. On fait partie du même écosystème.» Son collègue Laurent partage cet enthousiasme : «Ça fait sortir la région de cette espèce d'image sinistrée, dépassée. La réalité, c'est qu'il y a un fourmillement, une ébullition, de création et d'innovation dans le coin qui est assez géniale. J'ai même fini par acheter une maison sur Roubaix. Si on m'avait dit ça il y a dix ans…»

«La Plaine Images se base sur trois piliers : les entreprises, la formation et la recherche», détaille Laurent Tricart, coordinateur stratégique de Plaine Images. L'axe formation inclut Pôle IIID, une école d'animation dont la moitié des étudiants est sur place, dans le même bâtiment qu'Ankama, et Le Fresnoy, établissement réputé de formation sur l'audiovisuel et les arts interactifs, qui, s'il n'est pas structurellement lié à la Plaine Images, a intégré l'écosystème de par sa proximité géographique. Le pôle recherche, qui se concentre sur le sujet (passionnant) de la perception des images, est porté par le CNRS et les universités de Lille-I et Lille-III. Quant aux entreprises, qui vont de la TPE avec le dirigeant seul ou presque à Ankama et ses 400 salariés, elles sont bien évidemment au cœur du dispositif.

«L'objectif de tout ça, c'est bien sûr de développer l'emploi sur ce territoire, rappelle Debrock. Avec cet objectif, on travaille en amont de la création d'entreprise avec les espaces de coworking, on a des porteurs de projets en incubation et il y a des entreprises qu'on continue à accompagner une fois qu'elles sont lancées, dans une pépinière-accélérateur.» C'est le parcours qu'a effectué Enigami, un studio de jeux vidéo qui prépare activement la sortie de son premier jeu, Shiness. Hazem Hawash et Samir Rebib furent même parmi les premiers, en 2013, à être accueillis en incubation. A l'époque, la société n'existe pas encore. Ils n'ont qu'un prototype de jeu basé sur l'univers de fantasy particulièrement riche, dessiné par Samir depuis son enfance, mais ils ont déjà réussi à fédérer une communauté.

«A force de travailler avec passion en amateur, on a décidé de se lancer pour en faire un vrai jeu, se souvient Hazem Hawash. On est venu présenter notre projet. On est reçu par une personne qui a accepté de nous soutenir, de nous pousser. Ils nous ont mis devant la nécessité de créer une entreprise, de penser à un business model.» Après plus d'un an à travailler à quatre, ils décident de se lancer dans le grand bain avec un projet de financement participatif sur Kickstarter. Une réussite. Avec près de 140 000 dollars (129 000 euros) récoltés, il s'agit même d'un des plus beaux succès du jeu vidéo français sur la plateforme américaine. Ils décident alors de passer à la vitesse supérieure et d'embaucher. Et pour Hazem Hawash, le fait d'être intégré à la Plaine Images a alors joué à plein : «Le réseau est super important. On aurait pris un petit local dans le centre de Lille, ça n'aurait pas été la même histoire. C'est toutes ces rencontres qui nous ont permis d'arriver là où on est. Et c'est sur la plateforme de la Plaine Images que j'ai recruté trois de mes meilleurs éléments.» Ils sont aujourd'hui une vingtaine, un peu serrés dans une grande pièce. Enigami, qui travaille avec l'éditeur français Focus, fait partie des grands espoirs de l'écurie Plaine Images, de ceux qu'on verrait bien suivre les pas d'Ankama.

«Taille critique»

C'est en tout cas ce qu'espère Guillaume Delbar, maire de Roubaix (LR) et vice-président de Lille Métropole à l'innovation et l'enseignement supérieur, qu'on rencontre dans le recoin détente d'Enigami. On sent qu'il apprécie d'être ici, dans les murs de la Plaine Images, ce projet qui pourrait revitaliser son secteur. «On commence à avoir une taille critique qui attire de nouvelles boîtes, se réjouit-il. Ce sont des histoires qui se répètent, avec des écoles, une alchimie est en train de se faire.» Il rêve l'endroit en «Ch'tilicon Valley», capable d'accueillir les projets les plus innovants. Et c'est vrai qu'avec Ankama ou OVH, l'autre fleuron numérique roubaisien et leader européen de l'hébergement web, le cercle pourrait très bien être vertueux. «Au départ, ce n'est pas le rêve de tout le monde de venir s'installer ici. On sait bien qu'on n'est pas Barcelone. Mais une fois les gens là, ils deviennent d'excellents ambassadeurs.» Et ce n'est pas seulement le numérique qui compte, mais ce que provoque une telle reprise d'activité. «Ce qui se passe ici, ça bénéficie au territoire dans son ensemble, Derrière, ça crée des emplois induits avec des restos, des crèches…»

Le restaurant et la crèche, Ankama n'a pas attendu que d'autres s'en chargent. Avec la volonté de s'investir dans le quartier, le studio a ouvert l'Ankama Restaurant et Salad Bar de l'autre côté du boulevard d'Armentières à Roubaix puis, en 2013, dans le cadre d'une association montée pour dynamiser le quartier, une crèche a vu le jour. «On a un fort attachement à la région, explique Laëtitia Jaeck, directrice générale adjointe d'Ankama. On a envie de partager ça avec d'autres entreprises ou avec d'autres associations.» La société assume aussi son rôle de locomotive économique pour toute la Plaine Images. «Il y a une responsabilité sociétale pour toutes les entreprises. C'est pour ça qu'on essaie de faire vivre cet écosystème, pour voir comment travailler tous ensemble pour faire avancer une région, une ville.» Il y a chez Ankama, comme chez tous les acteurs de la Plaine Images que nous avons rencontrés, comme une volonté farouche de faire mentir ceux qui ne voient dans cette région qu'une immense friche post-industrielle. Une envie de réussir en allant contre les idées reçues qui, elle aussi, sied parfaitement au numérique.

Photos Aimée Thirion

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