Ce soir de mars, à San Francisco, Tristan Harris prend le badge que lui tend un homme en pyjama appelé “Ourson” et y inscrit son pseudonyme, “Présence”.

Ce jeune homme de 32 ans, ancien “philosophe produit” chez Google, vient d’arriver à Unplug SF – une “expérience de désintox numérique” organisée à l’occasion de la Journée nationale de la déconnexion. Il est interdit d’utiliser son vrai nom. Sont également proscrits les horloges, les discussions de boulot et les “appareils mobiles sans fil”.

Tristan Harris – menu, cheveux cuivrés et barbe bien taillée – dépose donc son iPhone, un appareil qu’il juge si addictif qu’il le compare à une “machine à sous dans [sa] poche”. Je le suis dans une grande salle où près de 400 personnes sont occupées à se maquiller, à faire du coloriage ou à enrouler du fil autour de baguettes. Malgré l’ambiance enjouée digne d’une colonie de vacances, cette manifestation rappelle l’alternative à laquelle sont confrontés les utilisateurs de smartphones, qui, selon une étude, consultent leur appareil 150 fois par jour : soit le téléphone est allumé et ils sont constamment dérangés par les notifications, soit ils sont complètement déconnectés.

La conscience de la Silicon Valley

“Ce ‘tout ou rien’ n’est pas inéluctable, affirme le jeune ingénieur après avoir jeté un coup d’œil aux ateliers de travaux manuels. C’est un échec de conception.”

Tristan Harris est la conscience de la Silicon Valley – ou ce qui s’en approche le plus. Grâce à Time Well Spent [du temps bien dépensé], mouvement dont il est le cofondateur, il tente de faire une place à l’intégrité morale dans la conception des logiciels. Autrement dit, il veut persuader le secteur du numérique de nous aider à décrocher plus facilement des appareils que ce dernier nous vend.

Si certains imputent notre addiction à nos propres faiblesses, comme un manque de volonté, Tristan Harris, lui, accuse les produits eux-mêmes. Le besoin irrépressible de regarder notre téléphone est une réaction naturelle face à des applis et à des sites conçus pour que nous les consultions le plus souvent possible. Le développement de l’économie de l’attention [dans laquelle l’attention du consommateur est une ressource que l’on peut exploiter] a déclenché, selon lui, “une course aux inclinations les plus primaires”.

 
Dire que je suis responsable de mon utilisation des outils numériques, c’est omettre que de l’autre côté de l’écran il y a un millier de personnes dont le boulot est d’annihiler la responsabilité dont je peux faire preuve”.

Joe Edelman, codirecteur d’un groupe de réflexion [Center for Livable Media] qui défend la conception de logiciels plus respectueux, est à l’origine d’une grande partie des recherches qui ont influencé Time Well Spent. Selon lui, Tristan Harris est le Ralph Nader des nouvelles technologies. D’autres personnes, dont Adam Alter, un professeur de marketing à l’université de New York, défendent des thèses similaires, mais selon Josh Elman, de la société de capital-risque Greylock Partners, Tristan Harris est “le premier à présenter la question sous ce jour” – en définissant clairement le problème et son coût pour la société, et en proposant des idées pour y remédier.

Josh Elman compare le secteur d’Internet à l’industrie du tabac au temps où le lien entre les cigarettes et le cancer n’était pas encore établi : la Silicon Valley donne toujours plus à ses clients, qui sont demandeurs, tout en provoquant des dégâts collatéraux dans leur vie. D’après lui, Tristan Harris offre à la Silicon Valley une chance de se remettre en question avant que des technologies encore plus prenantes, comme la réalité virtuelle, nous poussent au-delà d’un point de non-retour.

Cette idée d’un piratage de la psychologie humaine pourrait sembler paranoïaque si Tristan Harris n’avait pas lui-même été témoin de cette manipulation. Élevé dans la région de San Francisco par une mère célibataire qui défendait les droits des victimes d’accident du travail, il a passé son enfance à créer des programmes simples pour Macintosh et à écrire des lettres d’admiration à Steve Wozniak, l’un des fondateurs d’Apple.

Il a ensuite étudié l’informatique à Stanford tout en étant stagiaire chez Apple, puis s’est inscrit à un master dans la même université, où il a rejoint le Persuasive Technology Lab [laboratoire des technologies persuasives]. Dirigé par le spécialiste de la psychologie expérimentale B. J. Fogg, ce labo a attiré de nombreux entrepreneurs désireux de maîtriser les principes de la “conception comportementale” – un euphémisme qui désigne la conception de programmes qui nous poussent à adopter les habitudes qu’une entreprise veut créer. (L’un des cofondateurs d’Instagram est un ancien élève du labo.)

Auprès de B. J. Fogg, Tristan Harris a étudié la psychologie des changements comportementaux, et notamment l’application aux internautes des méthodes de dressage canin comme le “renforcement positif”, par exemple. Si vous êtes instantanément récompensé par un “J’aime” dès que vous publiez une photo, vous serez plus enclin à le faire quotidiennement, et non plus occasionnellement.

Le jeune homme a appris que les sites et les applis les plus populaires nous fidélisaient en exploitant nos besoins les plus profonds. Quand LinkedIn a été créée, par exemple, la start-up a représenté la taille du réseau de chaque membre par une icône. Cette stratégie faisait appel au désir inné de chacun d’être validé par autrui, et a poussé les internautes à se connecter entre eux. Comme me l’a expliqué B. J. Fogg :

 
À l’époque, LinkedIn n’avait aucune utilité concrète, mais cette simple icône a eu un effet puissant, celui d’exploiter le désir des gens de ne pas avoir l’air de perdants.”

Tristan Harris a commencé à comprendre que, contrairement à ce qu’affirment de nombreux ingénieurs, les nouvelles technologies n’étaient pas des outils neutres. Il a en outre été troublé par le fait que, sur les dix cours dispensés par B.J. Fogg, un seul abordait les questions d’éthique.

Le jeune homme a laissé tomber son master pour lancer une start-up qui installait d