TRIBUNE

Forbach trahit sa mémoire car nous avons trahi Forbach

par Régis SAUDER, Cinéaste
publié le 24 mars 2014 à 17h06

Qui voudrait d’un héritage comme le mien, un pavillon des années 70 à Forbach, coincé entre sa cité multicolore à l’abandon et son centre-ville sinistré. Forbach sous le feu des projecteurs, où le FN vient d’arriver en tête au premier tour des élections municipales avec 35,75% des voix pour Florian Philippot son candidat, devant le candidat PS sortant Laurent Kalinowski.

Qui en voudrait ? Personne dans mon milieu, celui de ceux qui vivent dans les grandes villes, consomment des produits culturels, mangent bio, partent en vacances, ont des enfants dans les bonnes écoles et manifestent pour le mariage pour tous. Oui, je suis maintenant de ceux-là, qui parlent sans accent, lisent les livres de Didier Eribon et Edouard Louis. Et comme eux, je suis de ceux qui ont trahi. Trahi leur milieu, à cause de leur différence, leur orientation sexuelle, leur couleur de peau, leur sexe, leurs manières, leur faiblesse… Mais trahi pour se sauver, pour fuir le lieu de la souffrance, le lieu de la détermination sociale. Celui de la misère sous toutes ses formes, économique, intellectuelle, affective, poétique.

Oui j’ai trahi mon milieu, fui cet autre auquel j’allais finir peut-être par ressembler. Ce Forbachois qui parle mal et fort, qui aime la brutalité, le sport dans les tribunes, s’habille comme un plouc et ne pense pas. Celui-là énonce des conneries à longueur de temps en buvant de la bière. Il rote ensuite sa haine des Arabes, des pédés, des lesbiennes, des femmes et sans doute maintenant des bobos, des Parisiens et peut-être même des juifs qui détiennent tout et décident de tout. Dans mon enfance, je les ai tellement détestés que le goût m’en reste encore dans la bouche.

Et au lendemain des résultats du premier tour, je ne peux pas m’empêcher de penser que si la ville tombe aux mains du FN, ils l’auront bien mérité. Ils auront un maire d’un parti à leur image. Ils n’auront rien compris comme d’habitude, seront les dindons de la farce de ce parachutage électoraliste. Leur candidat n’a rien à voir avec eux, si ce n’est la nécessité de trouver un bouc émissaire sur qui taper pour se sentir exister. Il m’arrive même de souhaiter la victoire du FN à Forbach pour les punir, me trouver une bonne raison de ne jamais plus y remettre les pieds, soulager les souffrances passées par ce destin funeste.

Mais j’arrive encore à penser. Je pense car je me suis aussi construit sur une mémoire collective, celle d’une terre ouvrière et solidaire qui a accueilli l’étranger et refusé le fascisme. Le Forbach de mon enfance était aussi peuplé de ces gens aux prénoms magiques, il y avait Predrag, Flavia, Branco, Nedjia… C’était une ville où sur les restes de l’industrie du charbon existait une vraie solidarité, construite sur la culture ouvrière de gauche, partisane ou syndicale. Je me souviens de ces après-midi au Wiesberg, la fameuse cité qui fait peur aujourd’hui, des moments passés chez les uns, chez les autres, des premiers amours avec Nadia, d’origine algérienne, qui pouvait fréquenter un petit Blanc comme moi, sans que ça fasse d’histoires. Forbach, derrière la violence exercée par les cons, était un lieu de vie avec une librairie, un cinéma, des cafés, une piscine où les gens n’avaient pas peur les uns des autres. Et les Forbachois, depuis plusieurs générations, ont en tête la déportation en haute Silésie, la destruction de la ville, le prix fort, inscrit sur tous les monuments aux morts, qu’elle a payé pour avoir basculé dans la haine de l’autre.

Alors oui, pour moi, le vote de dimanche est aussi une trahison. Le symptôme de la victoire de l’obscurantisme, de l’oubli, de la négation de la pensée. Forbach par ce vote FN trahit sa culture, son histoire, sa grandeur. Mais si j’ai pu haïr individuellement des gens de là-bas, que je peux mépriser individuellement ceux qui votent FN, pour autant je peux comprendre ce qui les mène collectivement dans cette impasse. Car ils ne sont pas là où je suis, ils vivent parfois sans emploi, sans argent, sans librairie, sans vrai cinéma, souvent sans perspectives, sans tout ce qui permet de construire autre chose que la haine, de tenir debout, sujets pensants et agissants… Oui je comprends ce qui se passe et je sais la lourde responsabilité de ceux qui ont contribué à cette situation. Forbach trahit sa mémoire car nous l’avons trahie, abandonnée… pour nous libérer. Pour autant, j’espère qu’avant le second tour des municipales ceux qui comme moi aiment Forbach se mobiliseront pour faire barrage au FN et choisir une gestion humaine de ses intérêts. Ceux qui ne l’ont pas abandonnée et qui vivent là-bas, aiment là-bas, et y luttent en ont tant besoin.

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