Tribunes

Modes managériales : les managers manquent-ils d’audace ? Par Romain Zerbib

Romain Zerbib ICD management recherche ESSEC HEC

Comment expliquer que de nombreux managers adoptent au même moment les mêmes outils alors qu'ils appartiennent à des secteurs d'activités différents, soumis à des logiques distinctes ? La problématique n'est pas nouvelle et a déjà fait l'objet déjà de nombreux travaux passionnants (Christophe Midler, Eric Abrahamson, Alfred Kieser, Maurice Thévenet, etc.).

Les théoriciens des modes managériales interprètent notamment ces phénomènes à l’aune de la sociologie des modes, c’est-à-dire, qu’ils appréhendent les dynamiques d’adoption comme une marque de subordination aux normes sociales. Ils estiment plus exactement que la diffusion d’un mode de management répond à un cycle de vie générique quel que soit l’outil en question (invention, découverte, explosion, déclin).

Les dirigeants les plus réputés auraient ainsi tendance, notamment pour se distinguer, à adhérer très tôt aux nouvelles pratiques de gestion, et le désir d’être associé à cette « élite » inciterait les managers à imiter ce comportement. Les premiers adoptants perdraient alors le prestige associé à l’exclusivité de ladite pratique et se tourneraient de façon ponctuelle vers une nouvelle approche, moins répandue, pour réaffirmer leur individualité… d’où la succession sans fin des modes managériales.

Autrement dit, lorsque des organisations peu connues, ou réputées pour être peu innovantes, adoptent une nouvelle pratique de gestion, les entreprises leaders et progressistes s’apprêtent à l’abandonner.

La nationalité de l'outil comme variable ?

Les théoriciens des modes managériales ont à cet égard identifié un certain nombre de facteurs qui tendent à jouer un rôle crucial dans le fait qu'un manager adopte, ou non, une nouvelle méthode de management (conjoncture économique, discours promotionnel, prestige de l’institution à l’origine de l’outil, réputation du cabinet prescripteur, statut des experts promoteurs, etc.).

Notre expérience a ainsi eu pour objet de tester une variable atypique, jusqu’alors peu explorée, mais néanmoins susceptible d’éclairer le processus d'adoption d’un outil de gestion : la nationalité de l’outil.

L’étude postule plus exactement que l’image dudit pays inscrit l’outil dans un univers de référence qui tend à orienter l’attitude des managers. Nombre d’études, notamment en marketing, ont déjà mis en évidence l’effet du pays d’origine sur la perception du consommateur dans le domaine du parfum, de l’automobile ou encore du prêt-à-porter, mais qu’en est-il au juste des managers et des outils sur lesquels reposent leurs décisions ?

Notre méthodologie s’appuie sur les travaux de Frémeaux et Marcovici (2007) intitulé « Du canular comme outil de recherche en gestion ». Cela signifie que nous avons présenté un outil fictif auprès d’un échantillon A comme étant de nationalité Y, et auprès d’un échantillon B comme étant de nationalité Z. La finalité étant d’évaluer l’effet du pays d’origine sur la perception des managers et leur propension à l’adopter, ou non.

Un outil fictif pour tester la perception des managers

L’outil s’intitule « contrôle de croissance » et se propose d’aider les managers à anticiper et à renforcer la croissance de leur entreprise. Le choix du pays d’origine a en conséquence été défini en fonction de critères faisant explicitement échos au dynamisme économique d’une nation (PIB, taux de chômage, taux de croissance). A savoir l’Allemagne et la Grèce. L’étude se focalise sur la zone euro dans le but de favoriser la comparaison des résultats. Un test de contrôle a enfin permis de garantir que les deux pays renvoyaient effectivement une image de dynamisme pour l’un, et de déclin économique pour l’autre.

La référence à chacune des deux nations a été mise en évidence dans un document de présentation à travers les cinq variables suivantes : intitulé du dispositif, nom des chercheurs, de leurs universités, des prix obtenus, et des entreprises mentionnées. Nous avons opté pour des noms de chercheurs (U. Hoffman / U. Papadopoulos), d’entreprises (German / Greek Strategic Consortium) et de prix (trophée de l’entrepreneuriat Berlinien/Athénien) entièrement fictifs dans le but d’opérer une stricte conversion des termes utilisés, et pallier une éventuelle nuance de légitimité. Une fois le document complété, nous avons mené 22 entretiens semi-directifs.

La moitié des répondants ayant été confrontés au modèle allemand, et l’autre moitié au modèle grec. 5 minutes ont été accordées à chacun des sondés afin qu’ils puissent prendre connaissance dudit outil. Nous leur avons ensuite posé un ensemble de questions visant à évaluer leur perception à l’égard de l’outil, et s’ils seraient prêts ou non à l’adopter. Une fois l’entretien terminé, les sondés ont été informés du canular et des motifs scientifiques de l’étude.

Outil allemand vs outil grec...

Les résultats sont pour le moins éloquents. Tout d’abord, plus de 50% des sondés seraient prêts à adopter l’outil, quel que soit sa nationalité. Ce qui - en soit - constitue déjà une problématique scientifique majeure au regard du simplisme et des imperfections évidente de l’outil en question.

Les résultats sont par ailleurs relativement différents d’un pays à l’autre. 63% des répondants seraient prêts à adopter l’outil allemand, contre 54% pour le modèle grec. Les verbatim soulignent en effet que les managers opèrent un amalgame entre la réputation du pays, en termes de performance économique, et l’efficacité présumée de l’outil. Le tout confortant les intuitions de Midler (1986) qui établit un lien de corrélation entre le déclin d'une méthode de management suédoise et l’essoufflement économique dudit pays, bien que l'outil n'en demeura pas moins pertinent…

Les verbatim témoignent par ailleurs que les managers appréhendent un risque de confusion, ou tablent au contraire sur un amalgame flatteur. Les sondés semblent en effet renâcler à l'idée d'adopter un outil de croissance émanant d'un pays faisant l'objet… d'un important déficit de croissance.

On aboutit en conséquence à une posture d’ordre communicationnel qui tend à corroborer les travaux néo-institutionnalistes qui placent la recherche de légitimité au cœur du comportement politique des managers. Un comportement que l’on pourrait expliquer à l'aune des exigences normatives parfois requises pour obtenir plus facilement l'aval des parties prenantes (lire aussi la chronique : « Quatre bonnes raisons de suivre les modes managériales »).

Les résultats de notre étude posent au final au moins deux questions. Comment rendre plus efficace un processus d'adoption ? Et comment amener un manager à être plus audacieux ? Les deux problématiques sont d’autant plus cruciales que l’innovation managériale est aujourd’hui une clef de réussite incontournable.

A propos de l'auteur

Romain Zerbib est enseignant-chercheur HDR en stratégie au Lara/ICD Business School et chercheur associé à la chaire ESSEC de l’Innovation Managériale et de l’Excellence Opérationnelle, les recherches de Romain Zerbib se concentrent sur les mécanismes de diffusion et d’adoption des modes de gestion au sein des entreprises. Il interroge à cet égard les ressorts du mimétisme et du conformisme en management et leurs impacts sur l’organisation.

Responsable pédagogique de l’académie du Commandement à HEC Paris, Romain Zerbib assure la responsabilité du MBA conseil et stratégie commerciale (ICD BS), la direction de la revue Management & Data Science (MDS) et la rédaction en chef de la Revue des Sciences de Gestion (RSG). Il est enfin parrain de l’Esupcom Lille ».