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Les poulpes dans les jeux vidéo, des héros qui commencent à faire leurs pieuvres

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Publié le 21 juillet 2017 à 15h42, modifié le 21 juillet 2017 à 18h41

Temps de Lecture 7 min.

Auraient-ils le vent en poulpe ? Depuis quelques années, les mollusques à tentacules ont fait une entrée aussi tardive que fracassante dans le panthéon des personnages de jeux vidéo.

Octodad, étrange simulation de 2014 mettant en scène un étrange céphalopode père de famille, a dépassé les 500 000 ventes et les 5 millions d’euros de recettes en un an. Squids, jeu de stratégie tactile de 2011 avec des calamars, a dépassé les 2 millions de téléchargements.

Plus récemment, Splatoon et ses guerres de territoires entre équipes de poulpes anthropomorphes a passé les 4,8 millions d’unités écoulées sur Wii U depuis 2015. Son nouvel épisode, sorti vendredi 21 juillet sur Switch, s’annonce même comme l’un des succès de l’été.

Le spectre du Kraken

Quel retournement de situation ! Longtemps, les mollusques les plus célèbres ont été de dégoulinants adversaires. Ainsi des bloopers, les calamars blancs dans les niveaux aquatiques de Super Mario Bros. Ou encore des octoroks, ces céphalopodes cracheurs de pierres dans la série The Legend of Zelda.

Echos aux luttes d’hommes contre des céphalopodes géants, sport disparu dans les années 1960, ces créatures aussi flasques que puissantes ont même donné lieu à quelques monstres finaux mémorables, comme Launch Octopus dans Megaman X, Eight Arms dans Ecco the Dolphin, ou Ultros dans Final Fantasy VI, un mollusque narcissique et carnivore devenu récurrent dans la saga.

Ultros, un boss récurrent et particulièrement exhubérant de l’univers de « Final Fantasy ».

Pour Mathieu Triclot, auteur de Philosophie des jeux vidéo (Zones, 2011), le céphalopode évoque naturellement la figure du monstre. « La première chose que cela m’évoque, c’est [la créature marine de Vingt mille lieues sous les mers de] Jules Vernes. Elle relève de l’empêchement du mouvement, tout en étant une sorte de main monstrueuse. (…) Et puis il y a l’hydre : une espèce de pluralité louche, tu coupes, ça repousse, avec ce côté matière indifférenciée, dégueulasse et caoutchouteuse. »

L’ombre du hentai

Non content d’être monstrueux, le poulpe et ses congénères relève même parfois du lubrique, notamment au Japon. « Le cliché du hentai, c’est le yamete kudasai [“arrêtez s’il vous plaît”] avec une petite fille et des tentacules. Souvent, quand je dis que mon personnage est un poulpe, on m’en parle », constate Christophe Galati, développeur indé du pourtant très inoffensif Tasukete Tako-San : Save me Mr Tako !

« Tako to ama », plus connu en France sous le nom « Le Rêve de la femme du pêcheur », a inspiré le thème des tentacules dans les « erogê », les jeux pornographiques japonais.

La pornographie céphalopodophile n’est pas propre au jeu vidéo. Elle remonte au moins au Rêve de la femme de pêcheur, célèbre estampe de 1814 de l’artiste japonais Hokusai, montrant un calamar pratiquant un cunnilungus à une femme. Mais elle a infusé une partie de la production vidéoludique nippone, des jeux coquins les plus softs, comme Senran Kagura : Peach Beach Splash sur PS4, jusqu’au portail Tentacles.biz, spécialisé dans le hardcore porno à tentacules.

« C’est autant une référence culturelle [cette fameuse œuvre de Hokusai] qu’un moyen de contourner la censure [interdiction de représenter des organes génitaux] de manière audacieuse », décrypte Julien Bouvard, maîtres de conférences en civilisation japonaise à l’université Lyon-III, pour qui il s’agit malgré tout d’un « épiphénomène ».

La créature la plus proche d’un alien

Qu’il soit kraken abject ou sexe de seconde main, le céphalopode a ainsi longtemps semblé relever de ce que le jeu vidéo peut produire de plus dégoûtant, presque à dessein, une forme d’altérité pure, pas bien loin de l’alien de H. R. Giger dans sa double capacité à susciter viscéralement l’effroi et l’angoisse du viol.

Est-ce pour rendre l’innocente famille de Paul le poulpe encore plus antipathique que le plus fameux des jeux d’aventure à énigmes des années 1990, Days of the Tentacle, oppose le joueur au plan machiavélique de deux tentacules ?

Dans « Days of the Tentacles », Pourpre, un personnage génétiquement modifié, traduit la fascination populaire pour l’intelligence supérieure, et possiblement malfaisante, des poulpes.

Pour Christophe Galati, aucun doute :

« Le poulpe est une des espèces qui ressemble le plus à un alien, je pense que c’est pour ça qu’il est souvent utilisé comme l’espèce intelligente qui veut dominer la planète. »

Les lecteurs de Howard Phillips Lovecraft (1890-1937) le savent bien, eux qui connaissent Chtulhu, diabolique extraterrestre à la tête de sèche et aux tentacules de pieuvre.

Dédiaboliser le poulpe

Pourtant, rien n’obligeait les humains à faire des octopodes des bêtes haïssables. Au Japon, elles peuvent même être kawaii (mignonnes). « Dans les livres pour enfants, ils sont toujours présents, autant que les vaches ou les dauphins. Chez nous, tout est centré sur l’agriculture et plus spécialement l’élevage : on emmène les enfants au Salon de l’agriculture pendant que les petits Japonais vont à l’aquarium », souligne Julien Bouvard.

Dans la série « Parodius », la Terre est sauvée par le poulpe Tako, puis sa descendance.

Près des ports ou dans les marchés, les stands de takoyaki, des boulettes de tentacules de poulpes, sont souvent annoncés par une petite pieuvre rouge mignonne affublée du bandeau blanc national, Octopus-kun, plus proche parent du premier héros pieuvre positif. Dans Parodius (1990), parodie des jeux de tir spatiaux des années précédentes, le joueur joue en effet Tako – « pieuvre » dans la langue de Naruto –, un calamar rouge drapé du fameux bandeau blanc.

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A la marge, les céphalopodes ont aussi eu droit à des récits valorisants. Dans la série de jeux de course F-Zero et F-Zero X, Octoman est un mollusque du futur qui concourt pour payer le loyer de ses enfants. Plus récemment, l’éditeur japonais Idea Factory publia Octomania sur Wii en 2007, un innocent jeu d’empilement de briques à la Tetris, dont les composants n’étaient plus des blocs mais des takoyaki et des petits poulpes colorés. Tandis que dans le jeu amateur Schoolgirl x Squid, le joueur vit même une romance avec un calamar. Ni pervers ni monstrueux, juste des poulpes comme vous et moi. C’est peu dire, toutefois, que ces contre-exemples n’ont pas marqué les esprits – à part, parfois, pour leur thème musical.

Les poulpes de la vague indé

Depuis quelques années, pourtant, avec des jeux comme Squids, Splatoon ou encore Octodad, la noble classe des céphalopodes goûte une popularité nouvelle, y compris auprès des développeurs occidentaux mainstream. Celle-ci ne doit rien à une quelconque influence du cinéma, mais à une tendance de fond consistant à revisiter les codes classiques du jeu vidéo pour les dépoussiérer.

« En fait, les mollusques ont dans leur forme un aspect de jouet, observe Emeric Thoa. Même sans game design, ils font penser aux mains collantes, qu’on peut acheter dans les machines à pièces devant les supermarchés. Quand on pense à un chien, on pense à un compagnon, mais un poulpe, c’est tout de suite fun. »

Le jeu indépendant « Octodad » raconte les péripéties d’une pieuvre devant vivre une vie d’humain.

Leur retour en grâce a été permis par une conjonction de facteurs différents : l’arrivée de nouveaux modes de contrôle comme le tactile, l’explosion de la scène indé et de sa créativité débridée, ou encore le contexte de renouvellement des licences du côté de Nintendo. Avec, à chaque fois, une logique motrice : utiliser les caractéristiques atypiques des céphalopodes pour proposer une expérience de jeu inédite.

Par exemple, pour Squids, il s’agissait de faire avancer le personnage en tirant dessus. « Les tentacules des mollusques, c’était parfait : ça donne envie de tirer dessus, dans l’inconscient collectif, c’est élastique », explique Emeric Thoa avec enthousiasme. Pour Splatoon, l’ambition première était d’opposer deux tofus japonais, cracheurs de peinture. C’est au moment d’introduire l’idée de pouvoir se glisser dans l’encre au sol que les équipes se sont mis à la recherche d’un type de héros qui fasse sens.

Seth Parker racontait sur le site américain Push Square la genèse encore plus loufoque d’Octodad, ce simulateur consistant à diriger – et c’est une gageure – un poulpe placé dans des habits et un monde d’humains :

« On se disait, OK, faisons quelque chose de fou. Quelqu’un m’a dit quelque chose qui m’a rappelé Descartes, et j’ai rebondi : “Et si on était en quelque sorte le passager de notre propre corps ?” (…) “Et si on était un calamar dans notre tête ?” ”Et pourquoi pas être tout simplement un calamar ?” Et ainsi est née l’idée. »

Métaphore des doigts du joueur

Aujourd’hui, le céphalopode est enfin sorti de l’image d’Epinal du Kraken lubrique pour devenir tout simplement ludique. Les céphalopodes, qui nous semblaient être l’antithèse absolue du héros de jeu vidéo, sont peut-être finalement leur horizon ultime, celle d’une interactivité totale, protéiforme et tentaculaire, libérée des contraintes d’un corps humain bipède et vertébré.

Une expérience si jusqu’au-boutiste que pas même la réalité virtuelle n’a réussi, à ce stade, à proposer de dispositif qui permette à la fois de voir par les yeux d’un mollusque, d’en capturer les mouvements et d’en contrôler indépendamment les six à huit appendices. A la place, un jeu de boxe comme Knockout League revient à un banal rapport de confrontation, où le joueur incarne l’humain.

« Ce sont des corps tellement différents de la logique motrice du nôtre », soupire Mathieu Triclot, comme pris d’un vertige face au miroir que le poulpe tend au joueur et la faiblesse de son petit corps de bipède vertébré, avant de retourner le problème : « N’y a-t-il pas des poulpes qui jouent à des jeux ? Et des jeux pour poulpes ? » La question reste ouverte.

Très ouverte.

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