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Alexandre Gauthier, paysagiste du goût

Le jeune chef milite pour un retour aux sources tout en produisant une cuisine moderne et inventive

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Publié le 19 août 2014 à 11h01, modifié le 17 septembre 2014 à 16h36

Temps de Lecture 4 min.

Dans son auberge laboratoire du Pas-de-Calais, le jeune chef bouleverse à merveille les codes de la gastronomie.

Oubliez la caresse du repas gastronomique conçu dans la volupté du souvenir et du patrimoine. Préparez-vous à la claque de l'expérience, aux électrochocs d'une volée de plats qui, au coeur d'un décor à l'avant-gardisme verdoyant, vous transportent vers un ailleurs gustatif et visuel. Sur une feuille de papier bible froissée, Alexandre Gauthier a fait imprimer la douzaine de surprises qui composent le menu du jour de La Grenouillère, son auberge laboratoire de La Madelaine-sous-Montreuil (Pas-de-Calais). Pour chaque mets ne sont mentionnés qu'un ou deux ingrédients – tiges, tellines ; couteaux de plongée, mousserons ; fraise, pomme de terre… –, suivis de points de suspension, comme pour mieux ménager le suspense de la création.

Excentrées sur une aile d'assiette ou se dressant sur un éclat de céramique fusent ensuite les bombinettes qui, avec autant de brutalité que de raffinement, saisissent le regard avant d'exploser en bouche. « Je me mets à nu, assure le cuisinier à la bouille d'enfant frondeur, il ne s'agit pas de provoquer, mais d'assumer qui on est et où on se trouve. » Une quête d'identité qui, en dix ans, a fait de ce pétillant Nordiste de 35 ans l'un des chefs les plus inventifs de la cuisine française.

Alexandre Gauthier.

Il ne s'agit pas de provoquer, mais d'assumer qui on est et où on se trouve. »

L'histoire de cette révélation est d'abord celle d'une transmission. Avant d'être le repaire d'Alexandre Gauthier, La Grenouillère a été celui de son père, Roland Gauthier, qui, le 15 mars 1979 – onze jours avant la naissance de son fils –, avait acquis cette ferme du XVIe siècle, devenue un restaurant à partir de 1915.

Dans cette auberge au charme patiné, décorée de fresques batraciennes des années 1920, Gauthier père avait construit une jolie réputation de chef, amoureux de sauces crémées et de cuisses de grenouilles. Jusqu'à la perte de son étoile et un dépôt de bilan, en 2002, qui le poussent à appeler à la rescousse le fils parti suivre un cursus culinaire. « Je ne m'imaginais pas revenir aussi vite à la Madeleine et prendre une place de chef », se souvient l'héritier, alors plus tenté par les voyages que par un retour au bord de la Canche, le fleuve côtier longeant le restaurant. L'originalité radicale de sa cuisine va naître de la nécessité de redresser une table en déclin, mais aussi du besoin d'échapper à la frustration de ce retour trop précoce au bercail.

Je trouvais ma cuisine contemporaine alors qu'elle était exotique »

S'il se dit reconnaissant envers son professeur du lycée hôtelier du Touquet (Pas-de-Calais), Jérôme Dubois, et admiratif du chef aveyronnais Michel Bras – « un modèle pour son goût de l'épure et ses attentions esthétiques » –, Alexandre Gauthier se cherche en faisant table rase des traditions.

Vite repérée, cette boule d'énergie évolue rapidement. En 2005, l'un de ses plats, « couteaux, grenade et mangue », fait la couverture du guide Omnivore, pistant les as de la « jeune cuisine ». « A l'époque, je trouvais ma cuisine contemporaine alors qu'elle était exotique », reconnaît le chef de La Grenouillère. « Je l'ai repensée en me concentrant d'abord sur mon territoire. » Un mot qu'il juge moins étroit et folklorique que celui de terroir.

Loin de se limiter aux clichés régionalistes – bière, chicorée, chicons, maroilles… –, M. Gauthier intègre la variété des produits de son environnement, mais cherche aussi à retranscrire visuellement autant que gustativement la rudesse sensuelle des plages, marais, sous-bois et prairies constituant son biotope.

Cuisine sauvage

Si le cuisinier sait faire simplement bon, comme le prouve la rôtisserie Froggy's Tavern, qu'il a ouverte, en 2007, à Montreuil-sur-Mer (Pas-de-Calais), son propos à La Grenouillère révèle d'autres ambitions : étonner, saisir, en proposant de nouvelles formes, en titillant d'autres saveurs.

Amateur d'art contemporain – il dirige aussi Les Grandes Tables du Channel, le restaurant de la scène nationale de Calais (Pas-de-Calais) –, Alexandre Gauthier cultive son obsession novatrice en attaquant les faces inexplorées des produits. Comme avec le potimarron, par exemple, travaillé à cru, son croquant marié à une gelée de clémentine et à une lame de foie gras. Si des artistes tels Georges Mathieu, Annette Messager ou Gerhard Richter l'encouragent, dit-il, à assumer sa vision d'un goût, son passé de scout a aussi forgé son identité. « Le scoutisme m'a appris la camaraderie, la connaissance du feu, de la cuisine sauvage et une capacité d'adaptation qui me sert au quotidien. »

Alexandre Gauthier.

Alexandre Gauthier aime jouer avec la maturité des légumes, des fleurs et des fruits, comme avec cette fraise encore verte dont l'acidulé épouse l'iode de la salicorne et des coques. Volontiers végétale, sa cuisine est aussi celle de la chair. Là encore, le chef expérimente, dans le cru inattendu – le pigeon servi bleu, le tartare de canard sauvage –, ou l'intensité de la flamme – celle d'un feu de genévrier, rôtissant devant vous une queue de homard, celle d'un chalumeau carbonisant la surface d'une saint-jacques, restée nacrée à coeur.

Longtemps en décalage avec cette folle créativité, la pittoresque petite auberge a été réinventée en 2010 par l'architecte Patrick Bouchain (le cirque Zingaro, Le Lieu unique à Nantes…). « J'ai enfin pris possession de cette maison », insiste le jeune patron, récemment désigné par le magazine Gmag deuxième personnalité la plus influente de la gastronomie française, derrière Alain Ducasse.

A l'ancestrale longère blanche se sont greffés deux chapiteaux de tôles noires abritant cuisine et salle du restaurant. Gérée par Pascal Garnier, cette salle, ouverte sur les fourneaux, joue des contrastes entre sa sombre modernité et la verdure chatoyante de l'immense jardin. Une sauvagerie végétale qui abrite une dizaine de chambres camouflées en huttes de chasseurs, permettant de prolonger jusqu'au matin l'expérience unique de La Grenouillère.

Voir aussi : le monde de demain selon Alexandre Gauthier :

Voir aussi la table ronde : « La Gastronomie de demain » en présence de Thierry Marx, chef du Mandarin Oriental.

Voir aussi la table ronde : « La Gastronomie de demain » en présence de Thierry Marx, chef du Mandarin Oriental.

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