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Santé et alimentation : la francophonie, futur laboratoire des nouveaux modèles agroalimentaires ?

Un fermier sénégalais travaille dans un champs de melon près de Djilakh, à 80 km au sud de Dakar. Georges Gobet/AFP

« Que ton alimentation soit ta première médecine » recommandait Hippocrate 400 ans av. J.-C.. « La diète est le meilleur remède » confirmait le géographe Ibn Khaldoun au XIVe siècle. Comme en témoignent ces deux citations, le lien entre alimentation et santé a été établi de longue date. Dans le monde contemporain, on considère que l’alimentation peut-être à l’origine de deux catégories de pathologies : d’une part les maladies infectieuses (ou transmissibles), d’autre part les maladies chroniques.

Vers une augmentation des infections alimentaires ?

Les maladies infectieuses d’origine alimentaire sont provoquées par des agents infectieux ou des substances présents dans l’alimentation au sens large (incluant les boissons et notamment l’eau) : virus, bactéries, protozoaires, mais aussi des composés chimiques telles que les aflatoxines, des toxines produites par certaines moisissures. En France, le dernier incident qui a connu un grand retentissement médiatique est « l’affaire Lactalis », survenue fin 2017 suite à l’indisposition de nourrissons par du lait contaminé aux salmonelles.

Selon l’OMS, en 2010, on a recensé 600 millions de cas d’intoxications alimentaires dans le monde et 420 000 décès, dont un tiers d’enfants de moins de 5 ans. Grâce aux progrès de la médecine et de l’hygiène, les décès par maladies infectieuses sont passés de 16 millions en 2000 à 11 millions en 2016 et de 2,5 millions à 1,7 million pour les causes alimentaires. Cependant, des phénomènes tels que la massification de la production et de la consommation, la globalisation des échanges, la pharmacorésistance, le bioterrorisme ou le refus de la vaccination font craindre une expansion des pathologies infectieuses.

Le double fardeau des maladies d'origine alimentaire

Les maladies chroniques d’origine alimentaire se caractérisent par un déséquilibre nutritionnel de déficit ou excédent en composants protéiques, glucidiques ou lipidiques et en micronutriments (métaux, vitamines). La sous-alimentation provoque des pathologies pouvant être mortelles (par exemple les famines) ou des carences souvent irréversibles entravant le développement anatomique, physiologique et psychologique (par exemple le rachitisme dû à un manque de vitamine D).

Les maladies de la suralimentation ont été considérablement amplifiées par l’industrialisation de l’ensemble de la chaîne alimentaire, depuis environ un siècle. Le modèle agroindustriel a provoqué une pandémie de surpoids dans de nombreux pays du monde. Aux États-Unis, l’obésité est passée de 15 % de la population en 1972 à 37 % en 2013. Les pathologies liées à la suralimentation en sucre, corps gras et sel, aux additifs de synthèse et aux résidus agrochimiques sont nombreuses : maladies cardio-vasculaires, cancers, diabète de type 2, etc.

Dans les pays à faible revenu qui sont touchés à la fois par le déficit et l’excédent nutritionnel, on parle de « double fardeau ». Selon les estimations de Development Initiatives, un think tank britannique, plus du tiers de la population mondiale serait atteint directement ou indirectement par des maladies d’origine alimentaire, avec un impact économique amputant le PIB de 4 à 5 %. Un constat accablant, mais encore peu intégré dans les décisions politiques, entrepreneuriales et citoyennes !

Dans la francophonie, une situation un peu meilleure que la moyenne

Avec 11,1 % de la population et 11,7 % de la mortalité mondiale, la francophonie (OIF, 52 pays membres) se situe légèrement au-dessus de la moyenne en 2016 en ce qui concerne l’ensemble des causes (maladies infectieuses, chroniques et blessures). Pour les maladies d’origine alimentaire (MOA), la situation est plus favorable avec 10,2 % de la mortalité mondiale. Ceci s’explique par des occurrences de maladies d’origine alimentaires dans l’OIF inférieures à la moyenne mondiale (43,5 % des causes de mortalité, soit 2,9 millions de décès, contre 50,1 %, soit 28,4 millions).

Dans le monde comme dans les pays de l’OIF, les maladies cardio-vasculaires constituent la première cause de décès, respectivement 63 % et 56 % de la mortalité totale en 2016. On notera l’écart important en faveur des pays de l’OIF : 7 points.

Le second groupe de maladies est représenté par les cancers (en faisant l’hypothèse qu’un cancer sur trois est potentiellement imputable aux maladies d’origine alimentaire), avec un risque accru par la consommation d’aliments ultra-transformés. 11 % de la mortalité par maladies d’origine alimentaire sont d’origine cancéreuse dans le monde et 10 % dans les pays de l’OIF.

Les maladies diarrhéiques (respectivement 9 % et 5 %) constituent la troisième cause de mortalité par maladies d’origine alimentaire. Vient ensuite la maladie d’Alzheimer (7 % dans les deux groupes de pays). En effet, un article scientifique récent suggère que cette pathologie peut être influencée par l’alimentation. Enfin, les cinquième et sixième causes sont le diabète (6 % et 5 %) et les déficiences nutritionnelles (2 % et 4 %).

En étudiant la répartition par continent des pays de l’OIF, on constate que le score global de l’OIF résulte de l’hétérogénéité des diètes alimentaires selon les pays et du poids des pays dans la population totale :

Ces chiffres confirment l’ampleur de l’impact négatif sur la santé de l’alimentation industrielle (par le biais des maladies chroniques) ainsi que la gravité persistante des maladies infectieuses et de la sous-nutrition en Afrique.

Objectifs du développement durable : mettre l’accent sur l’alimentation

Cette urgence alimentaire est prise en compte dans les Objectifs du développement durable 2015-2030 de l’ONU (ODD) : trois des 17 ODD y sont consacrés.

L’objectif 2, « Faim “zéro” », concerne les déficits nutritionnels. L’objectif 3, « Bonne santé et bien-être », vise l’ensemble des pathologies, y compris les maladies d’origine alimentaire. Le 6 concerne quant à lui l’accès à une eau potable et le traitement des eaux usées. Malheureusement, les bilans annuels des ODD en 2016, 2017 et 2018 sont décevants. Une approche par grande fonction « nourrir, soigner, éduquer, protéger », dans une vision holistique et systémique, eut été (et reste) sans doute préférable, en termes de lisibilité et d’efficacité.

Envisager l’aliment dans toutes ses dimensions

La problématique de l’alimentation devrait être traitée en mobilisant les concepts de « système alimentaire » et « d’alimentation durable ». Cette approche permet d’envisager l’aliment à travers ses différents attributs-consommateur (nutritionnels, organoleptiques, culturels et sociaux), dont tous sont nécessaires à une bonne santé. « Manger, c’est se nourrir, se réjouir et se réunir » nous dit le Dr Jean‑Michel Lecerf de l’Institut Pasteur. Il importe également que l’environnement de l’acte alimentaire soit favorable (style de vie, services publics, infrastructures matérielles, information, formation, conditions économiques).

Cependant l’approche consommateur ne constitue que la moitié de la longue route vers une alimentation durable. Encore faut-il que les produits souhaitables soient élaborés et distribués selon les critères du développement durable (qualité des produits, équité entre acteurs, environnement préservé, économie positive, gouvernance participative). Or, les systèmes alimentaires contemporains les plus présents (agroindustriel et traditionnel) se caractérisent par de lourdes externalités négatives en termes de santé publique, d’environnement et d’emploi. Ces impacts délétères sont aggravés par des facteurs écosystémiques (changement climatique) et sociaux (inégalités croissantes, migrations). D’où l’intérêt de l’objectif de « santé unique » proposé par l’agronome Michel Duru, qui intègre l’Homme, l’animal, les plantes, le sol et la nature.

Concevoir de nouveaux systèmes alimentaires ancrés dans les territoires

Pour espérer changer la donne, la prospective doit imaginer des scénarios alternatifs d’alimentation durable qui orienteraient la transition des systèmes alimentaires agroindustriels et traditionnels.

Les travaux de recherche menés depuis une vingtaine d’années proposent la mise en place de « systèmes alimentaires territorialisés » (SAT) satisfaisant aux critères du développement durable. Ces SAT sont fondés sur des innovations de rupture. Les innovations techniques se nomment agro-écologie, éco-conception artisanale, industrielle et logistique. Les innovations organisationnelles ont de leur côté pour mots-clés diminution d’échelle, proximité, mutualisation des ressources, réseaux d’acteurs. Les innovations institutionnelles, enfin, prennent la forme d’une gouvernance territoriale par les parties prenantes et de politiques alimentaires offensives et décloisonnées.

La francophonie, du fait de la diversité de ses écosystèmes et de son patrimoine linguistique et culturel commun, pourrait constituer un laboratoire pertinent pour expérimenter puis généraliser des systèmes alimentaires territorialisés. Le cadre spatial en serait l’échelon infra-étatique (régions ou provinces) et le cadre géopolitique, celui d’un partenariat international de co-développement durable.


Ce texte s’inscrit dans une série d’articles autour de la thématique « Santé publique », sujet du colloque de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) qui se tient les 6 et 7 novembre, à Bruxelles avec plus de cent cinquante acteurs francophones : établissements universitaires, représentants gouvernementaux, représentants des agences nationales, experts des politiques de santé publique dans le monde francophone.

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