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«Chien blanc», esclave des humains

Romain Gary raconte l’histoire qui lui est arrivée en 1968 aux Etats-Unis avec un berger allemand dressé pour tuer les Noirs tandis que Martin Luther King était assassiné et que Washington et Baltimore prenaient feu

L’usage des chiens pour terroriser les esclaves africains remonte au tout début de la traite négrière. — © Vicoria Ross/Getty Images Flickr RF
L’usage des chiens pour terroriser les esclaves africains remonte au tout début de la traite négrière. — © Vicoria Ross/Getty Images Flickr RF

«Chien blanc» prend à la gorge, au sens figuré et au sens propre aussi. Romain Gary a écrit cette histoire en 1969 à Beverly Hills, où il vit avec son épouse, l’actrice Jean Seberg. Un soir, alors qu’il pleuvait à verse, l’auteur de La Promesse de l’aube et de La Vie devant soi, voit son chien Sandy revenir d’une escapade prolongée. Sandy était devenu un habitué de ce genre de forfait. Mais ce soir-là, le 17 février 1968 exactement, Sandy ne rentre pas seul. Il est accompagné d’un berger allemand, «un chien gris avec une verrue comme un grain de beauté sur le côté droit du museau et du poil roussi autour de la truffe, ce qui le faisait ressembler au fumeur invétéré sur l’enseigne du Chien-qui-fume, un bar-tabac à Nice, non loin du lycée de mon enfance.»

Le chien avait une bonne tête et un regard «intense et fixe, ce regard des chiens de fourrière qui vous guettent au passage avec un espoir angoissé et insupportable». Romain Gary, qui possédait déjà, outre Sandy, une véritable ménagerie (trois chats, un toucan et un python, Pete l’étrangleur), ouvre sa porte au berger allemand. Il l’appellera Batka, «petit père» en russe.

Batka se révèle intelligent et très affectueux. Jusqu’au jour où le technicien de la société d’entretien de la piscine vient faire son tour habituel d’inspection dans le jardin. Batka se transforme alors en fauve, la gueule écumante de bave, dans un «paroxysme de haine» effrayant. L’employé de la société d’entretien était Noir. Le lendemain, la même scène se reproduit avec un employé de la Western Union. Noir, lui aussi.

Miné, Romain Gary découvre alors que Batka est un White Dog, un Chien blanc, du nom donné aux chiens policiers dressés pour attaquer les Noirs dans le sud des Etats-Unis. «Jadis, on les dressait pour traquer les esclaves évadés. Maintenant, c’est contre les manifestants…», précise Keys, dresseur du chenil où Romain Gary a amené Batka. Keys est Noir. Noirs, Blancs: comme le dit Romain Gary, vivre aux Etats-Unis rend obsessionnelle l’attention à la couleur de la peau.

En ce début de 1968, le souvenir des émeutes raciales du quartier de Watts à L. A., qui avaient provoqué la mort de 34 personnes, trois ans plus tôt, est dans tous les esprits. Depuis lors, «un bon chien de garde bien dressé, les Blancs payent ça jusque six cents dollars», précise Keys à Romain Gary. L’écrivain ne veut ni vendre Batka, ni le faire piquer, comme le lui suggère le patron du chenil. Un Blanc. L’écrivain veut croire que l’ont peut sauver ce chien, lui désapprendre la haine. Keys acceptera finalement de relever le défi. A sa façon.

Avec son ton irrésistible de conversation amicale, intime, avec sa fougue fraternelle qui veut croire dans l’humain et donc dans l’animal, Romain Gary va dès lors raconter le long et violent processus de «déconditionnement» de Batka. Le chien devient un enjeu émotionnel et philosophique pour l’écrivain. Et un enjeu politique pour Keys.

Quelques semaines plus tard, le 4 avril 1968, Martin Luther King est assassiné par un ségrégationniste blanc. Jean Seberg, militante des droits civiques comme bon nombre de stars d’Hollywood, le sait, «ça va sauter». Effectivement, dès le lendemain, des heurts éclatent dans 125 villes du pays. Les émeutes les plus fortes se déroulent à Baltimore et à Washington. Romain Gary déploie la fresque des émeutes avec toujours sa focale personnelle, celle d’un émigré sur plusieurs générations, mi-Tatar, mi-juif, rapide à déconstruire les refrains nationalistes de tous poils et à mordre dans la bonne conscience des bien-pensants. «La connerie est la plus grande puissance spirituelle de tous les temps», aime à rappeler le romancier.

En mai dernier, le Time faisait sa une avec les émeutes qui secouaient de nouveau Baltimore. La photo a fait le tour du monde sur la Toile: un jeune homme, Noir, le visage à moitié couvert par un foulard, semble fuir devant une escouade de policiers antiémeute. Le titre, «America 1968» est barré au feutre rouge et remplacé par «America 2015». On imagine Romain Gary l’optimiste soupirer depuis les nuages où il nous observe. Rien n’a changé… Le New Yorker, daté du 11 mai, nuance. Si, quelque chose a changé: c’est pire. Dans les années 60, Baltimore était encore une ville aux deux tiers blanche. En 2015, elle est aux deux tiers noire. Les Blancs ont fui en banlieue. Et avec eux, les systèmes de transports publics, les écoles de qualité, les commerces qui marchent, tout le maillage socio-économique qui fait vivre une ville. A Baltimore, 24% des Noirs vivent en dessous du seuil de pauvreté, 37% sont au chômage. Les Noirs qui croient encore à une intégration possible sont ceux qui n’ont pas de contact avec les Blancs, précisent encore deux sociologues dans Le Monde.

Le nombre de bavures policières (policier blanc tuant un homme noir) provoquant des émeutes donne le tournis et fait perdre le compte: avant Baltimore, il y avait eu Ferguson en août 2014 et puis North Charleston en février. Il y a quelques semaines, à Charleston même, un suprémaciste blanc tuait 9 fidèles dans une église.

Batka, transformé en machine à tuer par la bêtise des hommes, est le fruit d’une longue tradition. Dès le début de la traite négrière, les chiens sont là. Au Brésil, au sud des Etats-Unis, en Haïti, les aboiements dans la nuit, autour des plantations, signifiaient que des esclaves tentaient de fuir la terreur des camps de travail. Les témoignages, nombreux au XIXe siècle, d’esclaves marrons comme celui de Solomon Northup (qui servit de base pour le film 12 Years a slave) évoquent tous la peur panique devant ces chiens dressés pour dévorer les fugitifs.

Chien blanc, écrit d’abord en anglais par Romain Gary, a connu un immense succès aux Etats-Unis. Samuel Fuller en a tiré un film en 1982. Accusé, à tort, d’être un film raciste anti-Noirs, le long-métrage restera interdit en salles aux Etats-Unis pendant vingt-cinq ans.