La première fois qu’on avait croisé, de loin, Hugues Le Bret, l’ambiance était électrique. Ce matin du 24 janvier 2008, dans l’une des immenses tours du quartier d’affaires de La Défense, l’état-major de la Société générale avait dû expliquer à un parterre de journalistes abasourdis comment, en pleine crise des subprimes, un petit trader de 31 ans avait pu, en déjouant les contrôles, prendre des positions qui avaient abouti à une perte de 5 milliards d’euros. L’affaire Kerviel venait d’éclater. Rien que le premier jour, 20 000 articles étaient consacrés au sujet. Costume sombre parmi les costumes sombres, Hugues Le Bret, alors aux commandes de la communication de la banque, a pris l’ouragan en pleine figure. « On s’est fait lyncher, résume-t-il aujourd’hui, on incarnait le CAC 40, la spéculation, la financiarisation de l’économie, bref le mal absolu… »

En réalité, la tempête avait commencé cinq jours auparavant. C’est un dimanche matin lors d’une réunion au 35e étage que les six plus hauts dirigeants avaient appris que le trader avait en fait pris, en 2007 et début 2008, des positions cachées sur 50 milliards d’euros. « Ce sont des moments où vous voyez la peur dans le regard des gens », raconte Hugues Le Bret, qui était présent. « On comprend alors qu’on peut non seulement faire faillite mais aussi engendrer une crise pire qu’en 1929. » Entre le dimanche midi et le mercredi soir, la banque fait tout pour se débarrasser de l’essentiel des positions, jusqu’à limiter la perte à 5 milliards. Pour éviter les fuites, tout se fait dans le plus grand secret, sans prévenir ni Bercy ni l’Élysée.

L’ultimatum

Pendant toute cette folle période, le dircom, qui a l’habitude d’écrire tout ce qui se dit en réunion avec un stylo-plume à l’encre noire dans un petit cahier, note tout. Alors que Jérôme Kerviel répète aux médias que « la banque savait », Hugues Le Bret qui est devenu PDG de Boursorama, filiale de la SocGen, écrit sa version de l’histoire. Paru en octobre 2010, juste après le jugement, son livre, La semaine où Kerviel a failli faire sauter le système financier mondial, fait polémique car il est peu courant que des communicants racontent les coulisses d’une crise. Il réhabilite aussi la Société générale et son dirigeant évincé, Daniel Bouton. Invité sur tous les plateaux télé, Hugues Le Bret se retrouve alors dans la position de l’avocat de la banque. Une situation paradoxale puisque le nouveau président, Frédéric Oudéa, lui a posé un ultimatum : ne pas publier ou quitter le groupe.

Hugues Le Bret, banquier repenti

À l’automne 2010, Hugues Le Bret se retrouve donc sans travail. Il se paie le luxe de refuser des offres dans des grands groupes de communication. « Je venais d’acheter cher ma liberté je n’allais pas la lâcher si vite », raconte-t-il aujourd’hui. Il crée alors sa propre société de conseil, Achèle, acronyme de ses deux premières initiales. Et réactive son carnet d’adresses. Des connaissances qu’il a fait travailler se montrent évasives. De potentiels clients le reçoivent avec des mots aimables mais sans perspectives concrètes. Une amie ne peut pas travailler avec lui car son patron est un ami de Frédéric Oudéa. Au total, les missions sont rares. « Tout le monde me tournait le dos, j’ai cru que je n’arriverais pas à rebondir, se souvient-il. Ce sont des grands moments de solitude. On enlève les épaulettes et on se retrouve tout nu dans la rue. » Il circule en scooter d’un rendez-vous vain à l’autre. Il va au cinéma en journée. Il regarde son téléphone, qui ne sonne pas, avec amertume.

La rencontre qui va tout changer

Il sonnera. Début 2011, Pierre de Perthuis, un ancien collègue de sa vie d’avant la Société générale, quand il était dans le groupe de communication Havas, l’appelle. Il vient de rencontrer un type génial, un ingénieur surdoué, qui veut créer une banque pour les interdits bancaires. Il cherche un stratège pour l’épauler. Il faut absolument qu’Hugues le voie.

La rencontre entre le banquierLa rencontre a lieu en février 2011 dans un restaurant trop chic. Cheveux frisés noirs, petit, musclé, mal rasé, Ryad Boulanouar, 37 ans, ne commande rien. D’origine algérienne, il a grandi à Alfortville en banlieue sud, dans une famille où sa mère ne dépensait jamais plus que ce qu’elle avait. Il a failli tourner mal. Mais finalement, celui qui à 10 ans bricole son premier décodeur pirate de Canal Plus deviendra ingénieur en sciences appliquées. Après avoir peiné à trouver du travail, il se fera une réputation dans les terminaux de paiement et créera sa propre société. Il veut créer une « no bank » pour ceux qui, comme lui, sont passés par l’interdit bancaire. « Ça a été le coup de foudre, se souvient Hugues. Moi je végétais dans mes activités poussiéreuses. Lui, il voyait grand avec une vraie dimension sociétale. On a décidé de s’associer en une semaine. »

Opération No Bank

Avec Pierre de Perthuis, et Michel Calmo, un centralien martiniquais, Hugues, de la banlieue ouest, et Ryad, de la banlieue sud, forment une équipe black-blanc-beur qui se met vite au travail. Le projet, dont il décrit la genèse dans No Bank, son deuxième livre (voir Repères), est simple et radical : il s’agit d’inventer une solution bancaire sans banque pour les plus pauvres. Première idée disruptive : ce compte s’ouvrira chez les buralistes, avec qui un partenariat est passé. Grâce à des technologies de pointe, on pourra, avec une simple carte d’identité et un numéro de portable, créer un compte sur une borne, et repartir cinq minutes après, avec une carte de paiement et un relevé d’identité bancaire. Le tout pour 20 € par an, plus 0,50 € à chaque retrait et dépôt chez le buraliste, 1 € dans les distributeurs. Mais sans agios car, grosse différence avec les banques, le découvert est tout simplement interdit.

La suite, c’est au Petit Caporal, dans le centre-ville de Maisons-Alfort qu’Hugues Le Bret, qui a tombé la cravate mais quand même pas le costume, la raconte. C’est là, dans cette brasserie proprette, où l’on propose des moules marinières, du gigot et du rougaille saucisse, qu’a commencé le premier jour de sa deuxième vie. En octobre 2013, ce bar-tabac a été le premier à faire tester à ses clients le Compte Nickel, nom adopté finalement. Mais, pour en arriver là, il aura fallu courir plusieurs marathons pour en arriver là. En plus du défi technique, il faudra accoucher d’un dossier de pas moins de 4 800 pages pour obtenir l’agrément de la Banque de France. Surtout, alors que l’équipe avait réussi à réunir suffisamment d’actionnaires pour mettre 3 millions d’euros dans le projet, la Banque de France en demande 6 de plus. In extremis, Hugues Le Bret réussit, au printemps 2013, à boucler le tour de table. « À quinze jours près, Compte Nickel ne voyait pas le jour », s’étrangle-t-il. Lui-même y a consacré toutes ses économies et ses droits d’auteur.

La pérennisation

Cinq ans après, il respire. Après une crise de croissance marquée par des bugs informatiques à l’été 2015, le Compte Nickel a trouvé son rythme. La formule a séduit un million de clients, dont plus d’un sur deux est sous le seuil de pauvreté. L’entreprise, qui vise 2 millions de clients en 2020 et devrait atteindre 300 salariés à la fin de l’année, est rentable depuis août 2017. Un certain nombre d’actionnaires ont d’ailleurs pu sortir du capital, dont Ryad Boulanouar, comme il l’escomptait une fois le modèle créé.

En 2017, gros changement, BNP Paribas, une grosse banque et, ironie du sort, celle où Ryad Boulanouar avait connu ses difficultés bancaires, est même devenue actionnaire à 95 %. Un revirement ? « Pas du tout, rétorque, du tac au tac, Hugues le Bret. Notre projet, tourné vers les plus pauvres, est toujours le même. La seule chose qui change, c’est qu’on intéresse maintenant les banques classiques. Je suis très fier d’avoir pérennisé le projet. » Et là quelque chose dans le ton de sa voix nous met la puce à l’oreille. Aurait-il déjà un autre défi en tête ? « Rien n’est encore fait. Ça commence tout juste à se cristalliser. Mais j’aimerais créer des passerelles entre le monde associatif et le privé. »

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COUPS DE COEUR

Jean-Louis Kielh, le président de Crésus

« Jean-Louis est le président de l’association Crésus, créée au départ en Alsace et qui aide les personnes surendettées. Il a des résultats colossaux. Pour y arriver, il a eu l’intelligence de ne pas opposer le privé d’un côté et l’associatif de l’autre. C’est un être que j’admire pour sa finesse, son engagement, son sourire permanent et son côté homme d’action. »

Shantaram, de Gregory David Roberts

« C’est un roman autobiographique qui raconte l’histoire d’un Australien qui perd la garde de son enfant, devient dealer, fait de la prison, s’évade puis part dans les bidonvilles de Bombay, en Inde, où il devient shantaram, « l’homme qui est bon ». Je crois que je n’ai jamais lu quelque chose d’aussi profond. »

Lumière ! L’aventure commence, de Thierry Frémaux

Hugues Le Bret, banquier repenti

« Thierry Frémaux a mis bout à bout une centaine de films de 55 secondes tournés par les frères Lumière à la fin du XIXe siècle et il les commente. On voit décrit le monde tel qu’il est à l’époque et c’est extraordinaire d’humanité et de bienveillance. Je l’aime tellement que je l’ai mis sur mon téléphone pour le regarder plusieurs fois. »

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BIO EXPRESS

Novembre 1963. il naît à Neuilly-sur-Seine. Il grandit à Fontainebleau dans une famille de quatre enfants. Son père est agronome et horticulteur.

1984. premier stage d’analyste financier à la Bourse.

1985. devient pigiste au Journal des finances.

1988-1989. pour son service militaire, il part au Pérou.

1990-1993. rejoint EuroRSCG.

1994. il crée sa propre société de conseil, ABW, qui sera ensuite rachetée par Havas.

1999. embauché par la Société générale.

2008. l’affaire Kerviel éclate.

2009. devient patron de Boursorama, filiale de la Société générale.

2010. Il publie La semaine où Kerviel a failli faire sauter le système financier mondial (éditions Les Arènes), démissionne de Boursorama puis crée sa propre société de conseil, Achèle.

2011. il rencontre Ryad Boulanouar.

2012. le compte Nickel est créée.

2017. la BNP Paribas devient actionnaire majoritaire du Compte Nickel.