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Michel Reynaud, éditeur pour mémoire

Autodidacte, il s'est lancé il y a quinze ans dans la publication d'ouvrages consacrés aux grands conflits du XXe siècle. L'un de ces livres est récompensé par un prix.

Par Florence Beaugé

Publié le 24 octobre 2005 à 14h14, modifié le 24 octobre 2005 à 14h14

Temps de Lecture 5 min.

C'est un "ovni" dans le monde de l'édition française. Un "funambule", un "dinosaure", un "être insaisissable". Tous ceux qui ont approché cet homme à la voix douce et basse, parfois presque inaudible, qui contraste avec sa forte présence physique, le disent. Un écorché vif, Michel Reynaud est avant tout cela. A force, sans doute, d'avoir été boudé, snobé, rejeté. "Je n'ai pas peur de la concurrence, mais je réclame d'avoir autant de chances que les grands éditeurs, or ce n'est pas le cas , dit-il, l'air las. Plus ça va, moins on a de place dans les librairies quand on est un petit éditeur. Un livre n'existe que s'il est vu. Les miens ne le sont pas."

Sa maison d'édition, Tirésias ­ - du nom d'un devin aveugle de Thèbes, dans la mythologie grecque ­ - vient de passer le cap des quinze ans. Il l'a créée "comme une arche de Noé", en y embarquant "des livres, des gens et une attente commune : entendre quelque chose de différent". Le premier jour, on lui a dit : "Tu vas te casser la gueule !" Un an plus tard, on lui a répété : "Tu vas te casser la gueule !" Dix ans plus tard, même refrain. "Et, dans cent ans, on me dira : "On te l'avait bien dit !""

L'homme a pris des coups, cela se voit. Il avoue "ne pas beaucoup aimer les journalistes" et dit "se méfier de la parole et lui préférer l'écrit, et plus encore en vieillissant". Editeur "en résistance", comme il se surnomme, Reynaud a installé ses locaux dans le 18e arrondissement de Paris, à deux pas du périphérique. "C'est un choix. Les gens qui vivent ici sont pour beaucoup des enfants d'immigrés qui ont perdu leur mémoire. En passant devant ma devanture, ils voient les livres exposés. Ils peuvent ainsi se réapproprier leur propre histoire."

En se lançant dans l'édition, il y a quinze ans, cet autodidacte se lançait d'abord et surtout un défi. Le "fils de rien", le "nègre- blanc", qui avait toujours souffert de ne pas être issu d'un milieu où la culture et le savoir sont héréditaires, acquérait le statut d'intellectuel. "Mon père était commerçant. Ma mère gardait les vaches pendant son enfance. Quand j'avais 5 ans, elle me cachait les livres de peur que je tombe malade. Elle se sentait coupable à cause d'une méningite que j'avais attrapée en raison, pensait-elle, de ma boulimie de lecture."

La mémoire ? C'est l'obsession ­ le tourment plutôt ­ de Michel Reynaud. Au départ, il s'imaginait qu'il y avait "des textes ignorés qu'il fallait faire connaître, de la littérature à publier". Bien vite, il s'aperçoit qu'il n'en est rien. "Ce que je dénichais n'avait rien d'exceptionnel. J'en ai conclu que, aussi longtemps que nous n'aurions pas réglé nos comptes avec notre mémoire, nous serions incapables de créer."

L'entreprise dans laquelle il se jette englobe la seconde guerre mondiale, l'Algérie et, plus tard, la première guerre mondiale. "Parce que j'appartiens à une génération dont les parents sortent de la Résistance, dont les grands frères ont fait la guerre d'Algérie, dont les grands-pères ont connu ou fait la première guerre. J'avais moi-même besoin de retrouver mes racines."

Tirésias a aujourd'hui une collection-phare : "Ces oubliés de l'Histoire". Sont parus une soixantaine de textes, notamment Les Bibleforsher et le nazisme, de Sylvie Graffard et Léon Tristan (sur la déportation des Témoins de Jéhovah), Le Livre-Mémorial des déportés de France de la Fondation pour la mémoire de la déportation, ou encore L'Assassinat de Château-Royal, de Jean-Philippe Ould Aoudia, qui rapporte comment un commando de l'OAS avait assassiné, le 15 mars 1962 à Alger, six inspecteurs de l'éducation nationale, dont l'écrivain Mouloud Feraoun. Un épisode totalement méconnu.

On doit aussi à cette même collection "Ces oubliés de l'Histoire" un petit chef-d'oeuvre, paru en 2005, et qui n'a bénéficié d'aucune couverture de presse : Ami s des juifs. Les résistants aux étoiles. Les auteurs, deux jeunes historiens, Cédric Gruat et Cécile Leblanc, devaient recevoir lundi 24 octobre le prix Philippe-Viannay, destiné à récompenser un ouvrage portant sur la résistance au nazisme. Ce livre raconte comment des Français - ­ étudiants, employés, fonctionnaires ou marchande de journaux ­ - ont "détourné" l'étoile jaune pendant l'Occupation et s'en sont affublés, en signe de solidarité avec les juifs, contraints de porter cet insigne à partir de juin 1942.

Quand ils vont voir le fondateur de Tirésias, en 2004, les deux jeunes chercheurs n'ont pas grand mal à le convaincre de "parier" sur eux. "C'était un projet qui lui parlait. Après avoir dit oui, il a fait un vrai travail d'éditeur, nous accompagnant, au sens propre du terme, se souvient Cécile Leblanc. Avec lui, c'est une rencontre, une vraie, alors que tant d'autres éditeurs se contentent de voir si le produit est vendable ou pas."

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Etre un petit éditeur ne signifie pas publier les ouvrages à compte d'auteur. S'il conçoit son métier "comme un art", Reynaud rappelle que ses méthodes de travail sont "exactement les mêmes que chez Albin-Michel ou Gallimard, par exemple". Autant que les "grands éditeurs", il a le souci de faire "un beau produit, agréable, avec un papier et une typo de qualité", de le distribuer et de le commercialiser. En même temps qu'il parle, Reynaud caresse d'une main deux autres de ses "enfants" : La Folie du jasmin, de Madeleine Riffaud, et Les Ennemis complémentaires, de Germaine Tillion, l'une de ses fiertés.

Ce qui décourage souvent cet éditeur atypique ­ - outre sa mise à l'écart par les libraires ­-, c'est "le peu de curiosité" des médias. La presse ne parle jamais, ou très rarement, des publications de Tirésias. Pas une ligne sur Elles et eux, de la Résistance ou Elles et eux et l'Algérie (sauf dans L'Humanité), des ouvrages qui relatent l'engagement ou le parcours d'individus autour d'un même thème. "Je veux aller vers le public, mais on ne m'en laisse pas la possibilité. On dit qu'il y a une pensée unique, mais on la nourrit !, se désespère-t-il. On voit toujours les mêmes têtes dans les émissions télévisées soi-disant littéraires. Et les gens n'achètent plus un livre mais un passage à la télévision. On tourne en rond. Il n'y a plus de débats contradictoires."

Face à "la cavalerie des grands éditeurs", Tirésias tient bon. Son fondateur aussi. Jusqu'à quand ? De Michel Reynaud, le journaliste Charles Silvestre dit que c'est "le Jérôme Lindon d'aujourd'hui". Quelqu'un qui "se bat comme un fou" pour éditer des textes qui lui paraissent essentiels. "Une sentinelle", en quelque sorte.

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