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1 Séminaire organisé dans le cadre de l’ANR « Les enjeux de la « patrimondialisation » ou la fabrique touristique du patrimoine culturel dans la mondialisation : modèles globaux, recompositions identitaires, hybridations Mercredi 15 Novembre 2017 EIREST, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne Textes réunis et édition : Maria Gravari-Barbas 2 ANGKOR LABORATOIRE DE LA « PATRIMONDIALISATION » ? Les enjeux de la « patrimondialisation » ou la fabrique touristique du patrimoine culturel dans la mondialisation : modèles globaux, recompositions identitaires, hybridations » 3 Ce texte est le fruit du séminaire organisé le 15 novembre 2017 par Maria Gravari-Barbas en collaboration avec Virginie Picon-Lefebvre, dans le cadre de l’ANR PATRIMONDI. Il est dédié à l’Architecte en Chef Pierre-André Lablaude, expert ad hoc auprès du CIC d’Angkor, disparu prématurément le 26 juillet 2018. 7 Maria Gravari-Barbas Responsable scientifique de l’ANR « Patrimondi » 1ère TABLE RONDE : Le CIC, l’invention d’un laboratoire international de conservation 11 Pierre André Lablaude Architecte en Chef des Monuments Historiques, Expert Ad Hoc auprès du CIC 31 Kérya Sun Porte-parole du gouvernement pour APSARA 35 Mounir Bouchenaki Conseiller pour le patrimoine culturel auprès de l’UNESCO et membre du groupe Ad Hoc pour la conservation du site d’Angkor 41 Azedine Beschaouch Secrétaire scientifique du CIC pour Angkor, Membre de l’Académie des inscriptions et Belles lettres 45 Bruno Favel Chef du département des affaires européennes et internationales, direction générale des patrimoines, Ministère de la Culture 49 Première Session de Discussion 4 TABLE DES MATIÈRES 2ème TABLE RONDE : Angkor entre le local et le global : territoire, populations locales, mobilités touristiques et options de développement 63 Pierre Clément Architecte, président de l’agence ARTE CHARPENTIER 73 Florence Evin Journaliste au Monde 5 75 Jacques Fournier Expert Tourisme, Patrimoine, Loisirs 83 Jean-Marie Furt Maître de Conférences - HDR, Université de Corse, expert Ad Hoc pour le Tourisme 87 Deuxième Session de Discussion 95 Yves Ubelmann Société Iconem 6 INTRODUCTION Maria GRAVARI-BARBAS Responsable scientifique de l’ANR « Patrimondi » Ce séminaire a été organisé dans le cadre de l’ANR « Les enjeux de La « patrimondiaLisation » ou la fabrique touristique du patrimoine culturel dans la mondialisation : modèles globaux, recompositions identitaires, hybridations », pilotée par l’EIREST, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Il a été organisé en deux tables rondes réunissant les acteurs historiques majeurs d’Angkor. L’objectif de cette journée est d’analyser Angkor en tant que laboratoire international du patrimoine et de la patrimonialisation. Il s’agit de saisir Angkor comme un terrain d’émergence d’approches de conservation et de restauration, voire de doctrines patrimoniales, à la croisée Nord/Suds ; de discuter et d’analyser les impacts du tourisme sur les options de conservation et de restauration ; d’examiner la façon dont ces évolutions prennent place dans un contexte touristique caractérisée par la massification et l’internationalisation. Les recherches sur le patrimoine en France et dans plusieurs autres pays occidentaux ont abordé le patrimoine dans son association avec les territoires et comme d’un processus qui émane du territoire. Nous cherchons à explorer une autre possibilité de patrimonialisation mettant l’accent non pas exclusivement sur des phénomènes strictement endogènes mais qui cherche à comprendre de quelle façon les mobilités internationales, et notamment les mobilités touristiques, contribuent aux processus de patrimonialisation. Est-ce que le regard des touristes produit du patrimoine (au sens bien entendu social du terme) ? Est-ce que le fait que les populations touristiques venant d’ailleurs avec un autre bagage culturel permettent d’activer différemment les ressources culturelles locales en les patrimonialisant, par une reconnaissance symbolique activée par le regard touristique ? Ces questionnements s’inscrivent dans le prolongement des travaux de John Urry1 mais aussi des travaux menés au sein de notre labo (GravariBarbas, 20182). Au-delà de la reconnaissance patrimoniale, est-ce que ces mobilités touristiques produisent ‘physiquement’ du patrimoine ? Et est-ce que la façon dont aujourd’hui on conserve ou on restaure le patrimoine prend en compte - de façon implicite ou explicite - cette prescription touristique ? Cette journée, doit beaucoup à Pierre-André Lablaude, figure historique de la conservation d’Angkor, et auteur d’un article très inspirant sur le Mont-SaintMichel3. Cet article, publié dans un volume des Entretiens du patrimoine 1991 a montré de quelle façon les projets de restauration du Mont-Saint-Michel - que Pierre-André Lablaude qualifie de « produit monumental » - prennent en compte, 1 2 John Urry, 1990, The Tourist Gaze, Sage. Maria Gravari-Barbas, Tourism as a heritage-producing machine, Tourism Management Perspec- tives, Volume 26, April 2018, Pages 5-8. 3 Pierre-André Lablaude, « Le Mont-Saint-Michel ou la fabrication d’un Monument », in l’Utilité du Patrimoine, Les Entretiens du patrimoine, 1991. 7 d’une certaine façon, toute cette antériorité touristique du Mont : le fait qu’il ait été « découvert » à un certain moment, non pas par les Monuments Historiques qui pendant longtemps ont hésité à l’inscrire sur la liste nationale française, mais par la délectation esthétique des élites artistiques, et plus généralement des élites touristiques, avant qu’il ne détienne finalement le produit monumental populaire. Il convient de souligner qu’il est en effet très rare qu’un article rédigé par un architecte porte un regard aussi réflexif sur ce processus de conservation et de restauration. Dans le cadre de ce séminaire nous avons ainsi souhaité explorer la production du patrimoine par les circulations et les mobilités. Ce qui nous intéresse ce n’est pas la monographie (en l’occurrence Angkor, malgré l’intérêt capital de ce site), mais de pouvoir proposer une théorie plus générale, fondée sur l’analyse d’un ensemble de sites. Nous n’avons pas voulu nous limiter à un site spécifique mais nous avons pris comme cas d’étude cinq terrains : i) trois sites du patrimoine mondial de l’UNESCO : Angkor, Marrakech, Québec ; ii) un site produit de l’internationalisation de la fin du XIXe et du début du XXe siècles, les anciennes concessions internationales de Tianjin en Chine iii) un bien du patrimoine immatériel, le tango, en mesurant d’emblée les difficultés de ce cas en particulier. La « montée en généralité » est en effet cruciale pour ce projet ANR. 8 Ce projet collectif piloté par l’EIREST réunit quatre laboratoires : L’école d’Architecture de Paris Belleville ; l’équipe CITERES qui sont plus spécialisés dans le monde arabe et qui donc suivent en particulier les terrains de Marrakech ; l’Observatoire de la Chine Contemporaine de la Cité de l’Architecture qui travaille essentiellement sur le cas de Tianjin ; et l’EIREST dont les chercheurs se sont plutôt concentrés sur les cas de l’Arrondissement du Vieux Québec et du Tango. Nous avons essayé de faire en sorte que chaque équipe ne travaille pas de façon isolée ; plusieurs événements ont ainsi été organisées tout au long du projet pour croiser les terrains. Plusieurs collègues qui participent au séminaire n’ont pas spécifiquement travaillé sur Angkor mais maîtrisent la problématique générale, ce qui nous permettra après d’ouvrir la discussion. Il est en effet très important de pouvoir, à travers les différents cas sur lesquels nous travaillons, de tirer des conclusions plus générales. La journée représente pour nous une occasion rare pour réunit les acteurs historiques d’Angkor qui a été saisi dans notre projet comme un extraordinaire cas de « patrimondialisation ». Le séminaire réunit les personnes qui travaillent sur le site depuis maintenant plusieurs années, au moins depuis l’inscription du site au patrimoine mondial de l’UNESCO. Nous espérons que cette journée sera très interactive. Ainsi, nous n’avons pas demandé aux participants un discours préparé. Au contraire, on aimerait bien qu’il y ait beaucoup de discussions, sur ce qui se produit aujourd’hui à Angkor. Angkor est un site exceptionnel, pour ce qu’il représente par son histoire, son architecture, son imaginaire. Mais il est aussi un cas d’étude en termes de développement touristique. Il s’agit d’un site qui subit aujourd’hui des pressions touristiques extraordinaires. On aurait sans doute du mal à trouver une courbe d’évolution touristique aussi prononcée que celle d’Angkor. Angkor peut ainsi être explorée comme un site-laboratoire pour voir comment est ‘fabriqué’ ce « produit monumental » qu’est Angkor (avec quelles contraintes, quelles difficultés spécifiques, éventuellement quels compromis dans le cadre d’équipes internationales), dans un site tellement sollicité par le tourisme. Comment le travail de très longue haleine des conservateurs et des architectes, est-il conjugué avec les demandes et attentes de plus en plus pressantes des touristes ? Avant de donner la parole aux intervenants, je propose que Virginie Picon-Lefevre explique ce qui a été fait concrètement sur Angkor dans le cadre de l’ANR. Virginie Picon-Lefebvre – Je souhaite dire ce qu’on a fait pour l’instant et préciser que nous pouvons mettre à disposition l’ensemble de ces travaux. Nous avons fait d’abord un travail sur les imaginaires d’Angkor qui a résulté en deux productions : la première c’est un travail sur les guides touristiques et l’analyse de la manière dont ils donnent à voir Angkor. On s’est aperçu que toutes les images se concentraient sur trois sites principaux. La deuxième est un catalogue de toutes les images diffusées sur Angkor depuis les années 1980 pour établir la généalogie des images. Ce document n’est pas encore exploité, il est pour l’instant simplement une source. Trois autres travaux sont en cours : i) un premier sur les hôtels. Il s’agit de voir comment le site est habité par les touristes qui viennent à Angkor. On peut penser qu’il y a une sorte de relation entre la manière dont l’offre des hôtels se constitue et les attentes des touristes vis-à-vis d’un site comme Angkor. Ii) Un deuxième travail porte sur les rapports du CIC les occurrences de tourisme, de la pratique touristique et la manière dont cette pratique a été abordée, comment elle montre en puissance au cours des années et quels sont les types d’actions ou de discussions ayant lieu sur ce sujet. Iii) Le troisième porte sur les images que les touristes mettent sur les réseaux sociaux. Malgré les écueils et tous les problèmes que pose cette méthodologie, nous avons des résultats intéressants sur qui poste quoi et à quel moment, quelles sont les pratiques touristiques par nationalité, etc. 9 Figure 1 : Carte du Cambodge 10 Figure 2 : Le système d’Angkor (Angkor Vat, Angkor Thom et les Baray). Source : Pierre-André Lablaude. 1ère TABLE RONDE LE CIC, L’INVENTION D’UN LABORATOIRE INTERNATIONAL DE CONSERVATION Pierre-André LABLAUDE Architecte en Chef des Monuments Historique, Expert Ad Hoc auprès du CIC Comme tous les participants présents dans la salle ne connaissent pas forcément le site d’Angkor je voudrais faire un rappel général du contexte avant de rentrer dans des débats plus précis. Le séminaire s’intéresse aux images d’Angkor. Ce que le visiteur ou le touriste vient chercher à Versailles c’est la chambre du roi. Ce n’est qu’après qu’ils iront voir autre chose. Quand on visite les Pyramides souhaite avoir la vue avec le Sphinx, les pyramides derrière et le chameau au premier plan. Quand on visite la cathédrale de Chartres, on veut voir d’abord cette image des vitraux dans la deuxième travée du chœur. Nous avons tous des clichés et nous allons sur un site les retrouver. Le cliché premier qu’on vient chercher à Angkor est la vue d’Angkor Vat se reflétant dans l’un des deux bassins avec les lotus. Cette image le visiteur veut absolument la retrouver. Ce n’est qu’après qu’il va poursuivre son circuit de visite. Cette puissance de l’image est très importante. Paul Claudel disait que Angkor Vat ressemble à « cinq ananas posés sur un plateau » et c’est cette image que vient chercher le visiteur. Après seulement il rentrera dans un détail de l’histoire, de l’archéologie, de l’histoire de l’art ou le rapport au paysage. L’Empire khmer se constitue globalement au cours du VIIème siècle à partir du bassin de Mékong (figure 1). A partir de là, son développement va s’étaler sur près de six siècles par l’édification de dizaines de villes fondées, construites, parfois abandonnées, règne après règne, par les souverains successifs. Le Cambodge sera ponctué de centaines de temples mais il y aura une concentration plus importante dans la zone d’Angkor. La géographie va évoluer avec l’histoire puisque, appuyé sur une force militaire vigoureuse, l’Empire khmer va s’étaler sur une partie de la Thaïlande, sur le sud du Laos et également sur le sud du Vietnam. La puissance économique est fondée d’une part sur la densité de flux commerciaux entre l’Inde et la Chine par voie terrestre et sur une production rizicole intense sur les terres les plus fertiles d’Asie pour la production du riz. C’est au centre du Cambodge, au nord du grand lac Tonlé Sap, un lac d’eau douce qui est alimenté par le reflux des eaux du Mékong que se situe le site d’Angkor. Il est structuré autour d’un ensemble hydraulique complexe et sophistiqué. Ce qu’on 11 12 Figure 3 : La mission Française aux ruines Khmers Source : Archives P-A. Lablaude Figure 4 : Vue du temple d’Angkor, 1866 Émile Gsell appelle le Baray, le grand réservoir, fait 8km sur 2,1km. Le système est complété par le Baray oriental et le Baray Nord qui a été remis en eau. Tous ces plans d’eau ont un rôle dans la mise en scène des monuments mais également dans la gestion de l’eau sur le site, en particulier pour le développement de la culture du riz. La culture et la civilisation d’Angkor sont aussi liées à la succession et parfois l’alternance de religions d’origine indienne, l’hindouisme, et puis, dans une seconde période, le bouddhisme. Certains monuments connaîtront ces alternances, les deux usages et les deux vocations religieuses. A la fin de ce qui correspond à notre Moyen-Âge en Europe, XIIIème-XVIème siècles, un certain nombre de sites sont progressivement abandonnés. Or, nous sommes dans un contexte climatique qui est particulièrement dynamique en termes d’hydrométrie, d’humidité et d’ensoleillement. Une végétation à croissance relativement rapide recouvrira pratiquement complètement ces temples et villes abandonnées. Les rizières vont s’assécher, les villes seront désertifiées et les temples désertés. La nature reprendra ces droits. Un linceul forestier composé de ficus qu’on appelle de façon générale des fromagers, couvrira les temples. Cette végétation est très dynamique, avec des arbres de grande hauteur, mais avec essences qui sont peu longévives. Elles ne durent qu’entre 80-120 ans. Ainsi, au cours des siècles successifs, il va y avoir plusieurs générations de végétation forestière qui va pousser sur ces différents temples. Angkor c’est ainsi également une histoire de ‘découverte’ ou plutôt de redécouverte. Dans les flux touristiques qui fréquentent aujourd’hui Angkor plane toujours cette sorte de fantôme, cette espèce de cliché un petit peu « Indiana Jones », de l’explorateur qui va découvrir une forêt perdue avec des mygales, des fourmis et des indigènes qui tirent à l’arc sur les visiteurs. Cette vision complètement aventurière et fantasmée représente ce que les visiteurs, ou du moins certaines catégories de visiteurs, viennent rechercher. Ceci est liée à l’histoire du site et au mythe de sa redécouverte. Les premières expéditions françaises se font dans le contexte d’une époque où l’Angleterre et la France rivalisent d’efficacité dans la colonisation. Les explorateurs viennent en premier et ensuite viennent les militaires – mais parfois les explorateurs sont eux-mêmes des militaires. La première expédition d’Angkor est dirigée par Doudart de Lagrée en 1866. Une deuxième expédition aura lieu en 1870 dans le but de voir s’il était possible de monter, à partir des premiers comptoirs français d’Indochine, des voies commerciales avec la Chine par le Mékong. Ces explorateurs vont s’enfoncer dans le territoire cambodgien pour voir si le Mékong est navigable et s’il y aurait des routes de substitution qui permettraient de casser le monopole anglais de Hong Kong sur l’accès de la Chine intérieure. De voir donc si du côté de l’Indochine française - ou ce que sera l’Indochine française - il est possible de trouver une voie commerciale. C’est dans ce contexte que se fait la « découverte » d’Angkor. Elle suscite un énorme émerveillement qui se retranscrit d’abord par un certain nombre de gravures un peu idéalisées et d’une qualité artistique un peu limitée mais qui présentent un grand intérêt du point de vue documentaire. Ce sera ensuite les représentations photographiques avec en particulier les photos du photographe Émile Gsell, basé à Saïgon, qui va faire les premières campagnes de photos (Figure 4). Il fait deux premières campagnes de photos, en 1866 et 1873. 13 Ses photos montrent une forêt qui a envahi l’ensemble du site. Dans cette vision d’Angkor Vat il y a la notion de la « découverte » de la forêt et de la jungle, mais aussi une vision qui est très façonnée par une certaine forme d’idéal esthétique français ou européen issu de la peinture du XVIIIème siècle telle que celle de Panini ou d’Hubert Robert. Une notion de sanctuaire, de temple à moitié en ruines, à moitié abandonné et réinvesti par une vie rurale, populaire et qui finalement vit sur les décombres de civilisation disparues. Ces photos expriment ce qu’on vient aussi chercher : une vie indigène dans la tradition de Jean-Jacques Rousseau ou dans l’idéalisation du ‘bon sauvage’ de Diderot ; une vie modeste, rurale avec l’idée que plus on est proche de la nature plus on est proche de l’état de bonheur. Tout ceci a une dimension philosophique aussi sur la permanence de la vie rurale et paysanne alors que les empires périssent et avec eux leurs cultes et leurs divinités. C’est donc cette vision romantique qu’on vient chercher à Angkor. La découverte va se poursuivre par le dégagement et l’identification des principaux temples (figure 6). Les premiers dégagements sont faits par Jean Commaille à partir de 1908. Ce travail de dégagement va s’accompagner d’un travail scientifique : notes, relevés, descriptions (figure 7). 14 Figure 5 (page de gauche) : Habitations dans les temples d’Angkor Photo Émile Gsell Figure 6 (ci-contre) : Temple de Bayon Source : Archives P-A. Lablaude Figure 7 (ci-dessous) : Les cahiers de DELAPORTE Source : Archives P-A. Lablaude 15 Parallèlement, sera créé au Trocadéro le premier musée indochinois où seront présentés un certain nombre d’originaux rares mais surtout des moulages ou des plâtres. Le grand émerveillement de ces découvertes résulte de la qualité de l’art khmer : Angkor Vat, ses bas-reliefs, ses architectures, ses décors sculptés, ses œuvres statuaires. Et leur incroyable quantité : les bas-reliefs ou les sculptures en France du XIIème siècle ne dépassent pas 300m². Rien qu’à Angkor Vat, la surface dépasse 3000m², et on ne parle pas des dizaines d’autres temples où on a des décors sculptés absolument pharamineux, en comparaison desquels notre patrimoine national apparaît bien modeste. Dans la mise en valeur de cet art, un soutien sera apporté par le parti colonial. C’est en même temps une fierté nationale : alors que l’Égypte, la Grèce, la Perse, les anciens royaumes du Tigre et de l’Euphrate ont été fouillés, la France découvre au Cambodge un art et une civilisation inconnue qu’elle vient mettre au jour sur la place internationale. C’est pour cela que le site et l’art khmer ancien seront mis en valeur dans les expositions universelles françaises et en particulier les expositions coloniales. C’est comme si cette découverte justifie la colonisation en disant « regardez, dans nos colonies les merveilles qu’on découvre » ; des merveilles que la France révèle à la connaissance universelle (Figure 8). Parallèlement au travail de dégagement, dans la tradition des « envois de Rome » (ces élèves architectes qu’on envoyait à Rome pour faire des relevés et des restitutions théoriques des temples anciens - restitutions sur le papier en espérant peut être un jour le faire en pierre) on a travaillé sur la restitution graphique et l’identification de ces monuments. (Figure 9). 16 Figure 8 : La Terrasse du Roi Lépreux. Source : Archives P-A. Lablaude Figure 9 : L’imagerie coloniale : la machette pour dégager la jungle qui enserre ces chefs-d’œuvre Source : Archives P-A. Lablaude Les travaux de restauration vont être conduits à partir de 1898 par la « Conservation d’Angkor », créée en 1908 par l’École française d’Extrême Orient. On va rentrer réellement dans un travail de sauvegarde et de restauration qui va se développer sur tout le cours du XXème siècle avec par exemple la figure de Bernard-Philippe Groslier. A l’époque, la Conservation d’Angkor comporte deux mille personnes qui s’occupent aussi bien de la restauration, de la conservation que du gardiennage. Après l’indépendance, en 1953, le roi va maintenir la Conservation d’Angkor et l’École française d’Extrême-Orient dans leur rôle. On délègue donc, sans modifier le dispositif qui existait à l’époque du protectorat. Ce système va fonctionner jusqu’au siège de Siem Reap au moment de la guerre, en 1971 ou 1972. Les services de la Conservation d’Angkor vont même se maintenir pendant une partie du siège de Siem Reap. Ensuite, les événements vont s’enchaîner très vite, les chantiers vont être arrêtés. Il suit la prise de Phnom Penh par les khmers rouges le 17 avril 1975, la chute de Saïgon quinze jours après et un régime qui va durer quatre ans dans la capitale jusqu’à la reprise de Phnom Penh par les troupes vietnamiennes le 16 janvier 1979. Pendant ces quatre ans il va y avoir assez peu de dégâts sur les mo- 17 Figure 10 : L’inscription au patrimoine mondial et le logo d’Apsara Source : Apsara numents eux-mêmes. En revanche entre 1,7 million et 2 millions de cambodgiens vont périr pendant cette période. L’élimination de l’élite intellectuelle, artistique et professionnelle du pays sera systématique. Malgré la reprise de Phnom Penh, la situation de guerre civile va durer pratiquement pendant quinze ans jusqu’aux accords de Paris en 1991, qui vont placer le pays sous l’administration provisoire des Nations Unies. C’est à partir de cette date que l’on va se poser à nouveau la question de la protection et de la conservation d’Angkor. En 1992 Angkor est inscrite sur la liste du Patrimoine mondial1 et directement sur la liste du patrimoine en péril. (f.10) 18 En 1993 a lieu la création du CIC2, un Comité International de Coordination chargé de coordonner les actions à entreprendre sur le site. En 1995 a lieu la création de l’Autorité nationale c’est-à-dire la création d’une administration nationale cambodgienne en charge de ces monuments - c’était une des conditions de l’inscription sur la liste du patrimoine mondial. En 2004, le site d’Angkor sera retiré de la liste du patrimoine mondial en péril pour rentrer dans la liste du patrimoine mondial. (f.11) APSARA3 dispose des services de conservation, de développement du tourisme, d’aménagement du territoire, de développement agricole, de gestion de l’eau, de gestion de la forêt, etc. Cet organigramme a été étoffé avec le temps. 1 Compte tenu de la situation très particulière du Cambodge, placé depuis les Accords de Paris, en juillet 1991, sous l’administration provisoire des Nations Unies, le Comité décide de renoncer à certaines conditions requises par les orientations devant guider la mise en œuvre de la Convention du patrimoine mondial et sur la base des critères (i), (li), (iii) et (iv) inscrit le site d’Angkor, avec ses ensembles monumentaux et sa zone archéologique, tel qu’il est décrit dans le “Périmètre de protection” accompagnant le rapport de l’ICOMOS, sur la Liste du patrimoine mondial. Cette action du Comité ne doit pas être interprétée comme créant un précédent en matière d’inscription, mais plutôt comme une réponse à une situation unique. Par conséquent, pour assurer la protection du site pendant une période de trois ans (1993-1995), le Comité décide qu’une étude approfondie spéciale sera effectuée sur le site d’Angkor et que des rapports sur l’état des monuments et du périmètre de protection seront présentés périodiquement au Bureau et au Comité ; le premier rapport devant être présenté à la session de juillet 1993 du Bureau, suivi par un autre auprès du Comité au cours de sa 17e session en décembre 1993. MUSEUM, 2002, p. 107 2 Pour la coordination de L’effort international en coopération avec les autorités cambodgiennes et comme suite aux décisions de la Conférence intergouvernementale de Tokyo sur la sauvegarde et le développement de la zone archéologique d’Angkor (12-13 octobre 1993). Un Comité international de coordination pour Angkor (CU est créé sous la présidence de la France et du Japon, l’UNESCO assurant son secrétariat scientifique et technique permanent. Établi à Phnom Penh les 21 et 22 décembre 1993, il se réunit depuis lors. Régulièrement, deux fois par an, en séance plénière et en session technique. 3 APSARA (Autorité pour la protection du site et l’aménagement de la région d’Angkor) a été instituée par le décret royal du 19 janvier 1995 et mise en place en tant qu’établissement public doté de la personnalité juridique et de l’autonomie administrative et financière. Figure 11 : Le Schéma d’APSARA avec les services de la conservation, du développement du tourisme, de l’aménagement du territoire, du développement agricole, de la gestion de l’eau et de la gestion de la forêt. Source : Apsara 19 Figure 12 : Les zones de protection du site d’Angkor Source : Apsara La protection du site s’organise en deux zones : une zone centrale, la zone 1, et une zone tampon en périphérie. Le site fait 48 hectares (30km de long sur 13km de large) avec un certain nombre de satellites comme Banteay Srei. (Figure 12) 20 Le CIC associe un certain nombre d’institutions, dont l’UNESCO, avec le Centre et le Comité du patrimoine mondial, le gouvernement cambodgien, et puis une co-présidence assurée en partenariat entre la France et le Japon, les deux nations qui se sont impliquées de la façon la plus rapide dans cette organisation. Le secrétaire est le Professeur Beschaouch. Le CIC se réunit deux fois par an, habituellement une fois en juin, une fois en décembre, avec des présentations, des débats, l’avancement des recherches et des études, des visites de terrain qui sont suivies ensuite de rapports effectués par un groupe d’experts Ad hoc. Le groupe d’experts en conservation dans un premier temps a été complété ensuite d’experts spécialisés dans le développement durable. Il associe aujoud’hui les différentes compétences : archéologues, ingénieurs, architectes et historiens de l’architecture, spécialistes du développement durable, du tourisme, de l’agriculture, du développement urbain et des communautés etc. A chaque fois les experts vont sur le site, font des rapports, des remarques, des observations, rapportent devant le CIC qui prend des décisions. Parlons maintenant des monuments d’Angkor. On place habituellement les monuments khmers en deux catégories : ce qu’on appelle les « temples de montagne » avec une partie centrale surélevée par rapport au reste. Ils sont des compositions absolument extraordinaires par le caractère inexorable de leurs symétries, où à chaque fois, chaque pavillon, chaque bibliothèque compte son symétrique de l’autre côté avec un jeu d’axe principal et un axe secondaire toujours décalé par rapport au centre pour jouer sur la perspective. Le travail de mise en forme, de symétrie et de perspective est extrêmement raffiné et élaboré et à des échelles considérables puisque l’axe d’Angkor Vat représente plus d’un kilomètre. Ces structures sont construites toujours selon les mêmes principes avec différents types de matériaux - certains temples qui sont en pierre, certains temples sont en briques, certains temples associent ces différents matériaux. Ses structures en élévation sont montées sur des remblais faits entièrement en sable - c’est en réalité une montagne de sable habillée avec une architecture de pierre. Le deuxième type, c’est ce qu’on appelle « le temple à plat » comme par exemple le temple de Preah Khan. On retrouve des plans qui ont pratiquement les mêmes caractéristiques, toujours ces symétries avec un léger décalage de l’axe transversal. Cette symétrie a été un tout petit peu brouillé à Preah Khan par la construction plus tardive d’un certain nombre de « chapelles » à l’intérieur de l’enceinte. Pour ce type également de « temples à plat » nous avons des monuments à très grande échelle. Un phénomène important pour comprendre l’état de ces monuments, leurs pathologies et leurs problèmes de conservation sont les conditions climatiques. Les conditions « biologiques » du site font que très rapidement la végétation se développe sur les monuments. C’est par exemple le cas du temple en briques à Lolei où du fait de la végétation, la tour commence à avoir un « petit chevelu » qui se développe et qui peut provoquer des dégâts, des fissures avec des effets parfois très spectaculaires. Mais ces images de temples « mangés » par les racines c’est vraiment ce que les visiteurs viennent chercher … C’est le cas de Ta Prohm. Les services d’APSARA ont monté, pour éviter que les gens piétinent les racines et qu’ils basculent en prenant les photos, un podium en bois avec une balustrade. On y voit quatre, cinq, six personnes qui sont sur le podium et toute une foule derrière qui attend pour prendre son portrait devant les racines (Figures 14, 15). Figure 13 : Le temple en briques à Lolei. On voit un départ de végétation sur une saison. Source : P.-A. Lablaude. Source : P.-A. Lablaude 21 Figure 14 : Ta Prohm, les estrades construites en bois pour la prise des photos M. Gravari-Barbas, 2015 Figure 15 : Ta Prohm, imbrication de l’œuvre de l’homme et de l’œuvre de la nature. 22 M. Gravari-Barbas, 2015 Il y a donc un effet pittoresque, un émerveillement devant ces sortes de « monstruosités naturelles » qui sont très impressionnantes. Cette imbrication de l’œuvre de l’homme et de l’œuvre de la nature, cet accouplement, a un caractère extrêmement surprenant et fantastique constitue un élément essentiel de l’attraction d’Angkor. Toujours est-il qu’au cours des cinq, six ou sept siècles d’abandon qu’ont pu connaître certains sites d’Angkor, la forêt elle a poussé, les grands arbres sont retombés, et en tombant, ont cassé un certain nombre d’éléments monumentaux. Par leurs racines, ils ont arraché souvent les structures de poutre. Puis, une deuxième génération d’arbres a poussé pendant un siècle puis une troisième, puis une quatrième… à chaque siècle c’est la même histoire c’est-à-dire nous avons un stock de matériaux monumentaux qui a été brassé, qui a été pétri sur plusieurs siècles par la nature et l’action des racines. Cela produit un puzzle de matériaux, mais dont tous les éléments sont en place, comme c’est le cas à Ta Prohm où il ne manque aucune pierre de la construction d’origine. (Figure 16) Il se pose évidemment une question classique en restauration : puisque nous avons tous les matériaux et ce n’est pas difficile d’identifier à quoi correspondent ces matériaux, qu’est ce qui nous empêche de reconstruire ? La question essentielle si la ruine elle fait partie de l’histoire ou pas. Est-ce que c’est un épisode regrettable qu’il faut éliminer afin de reconstruire les monuments comme ils étaient ? Ou estce qu’au contraire, la ruine fait partie de l’histoire ? En allant plus loin on peut dire aussi que si on reconstruit la restauration peut aussi faire partie de l’histoire… donc est ce qu’on arrête l’histoire un moment donné ou est-ce que finalement construction, destruction, reconstruction c’est l’histoire qui se poursuit ? Cette première question est d’ordre philosophique. La deuxième question est d’ordre esthétique. Est-ce que c’était plus beau avant que maintenant ? Est-ce que c’est plus beau en ruines ou plus beau complet ? Qu’est ce qui est le plus facteur d’émotions : est-ce Figure 16 : Le puzzle de Ta Prohm. Source : P.-A. Lablaude 23 que cette espèce de puzzle, de « coup de pied » donné dans la « pyramide de dominos », est ce finalement suscite plus d’émotions ou bien est ce qu’on considère que c’est scandaleux de laisser le monument dans cet état ? Or, on s’aperçoit que les publics touristiques qui viennent à Angkor ont des jugements différents sur cette problématique. Car qu’est-ce que le touriste vient rechercher comme image monumentale ? A part la pathologie des structures du fait de la végétation, nous avons également des pathologies de matériaux, des altérations par les sels solubles etc. Certains monuments sont en très grand état de péril entre autres du fait du dégagement et de la végétation qui depuis le début du XXème siècle jouait un rôle d’écran climatique. Ce sont tous ces problèmes que le groupe d’experts discute à chaque session du CIC avec différents opérateurs. Par ailleurs, dans l’organisation du CIC il y a eu un certain nombre de monuments affectés à différentes équipes internationales venues se pencher au chevet de ces ensembles monumentaux. La liste des pays qui interviennent ou qui sont intervenus est longue. En Asie, le Japon, la Chine et l’Inde, l’Indonésie, Singapour la Corée du Sud. Même la Corée du Nord était intervenue plutôt pour des équipements d’accueil. Il y a donc une quinzaine de pays partenaires qui ont pris en charge chacun un, deux, trois monuments… Tous les opérateurs de ces différents pays exposent au CIC l’avancement de leurs travaux à l’occasion des réunions annuelles du CIC. Figure 17. 24 Figure 17 : CIC. Les pays qui interviennent sur le site d’Angkor Source : Apsara Tableau 1 Équipes présentes dans les principaux monuments du site d’Angkor Élaboration : Maria Gravari-Barbas Source : CIC ÉQUIPES German APSARA conservation Project – GACP (Allemagne) Université de Sydney (Australie) ACTIVITÉS Travaux de restauration : Angkor Vat, Apsaras, Bas Reliefs des galeries, Barattage de la mer de lait (en coopération avec WMF) ; les démons de la Porte Sud d’Angkor Thom South Gate ; Baphuon (en coopération avec l’EFEO) ; Bayon (en coopération avec JSA), Pre Rup (en coopération avec I.Ge.S.), Ta Keo (en coopération avec GEOLAB) ; Mebon oriental ; Preah Ko ; Bakong ; Lolei ; Bat Chum ; le linga du Phnom Bok ; les animaux monolithiques des temples du Phnom Kulen (en coopération avec PKAP) ; Ko Ker : Prasat Thom et Prasat Damrei ; Beng Mealea ; Trapeng Phong ; Preah Khan Kompong Svay. Travaux de recherche : Du paddy à Pura: les origines des villages de Lovea et de Prei Khmeng ; Greater Angkor Project ; Les ateliers de sculpture de Roluos, d’Angkor Thom, et de Phnom Dei du temps d’Angkor. Chinese Academy of Cultural Heri- Restauration du Temple de Chau Sai Tevoda ; Restauration tage (Chine) du Temple de Ta Keo. Chinese Government team for Safeguarding Angkor (Chine) Ecole Française d’Extrême Orient Restauration des Temples du Bapuon, de la Terrasse des (France) Eléphants et du Roi Lépreux et du Mébon Occidental ; Recherche sur la cité d’Angkor Thom. GEOLAB, Université Blaise Pascal, Travaux de recherche sur la détérioration des pierres du CNRS (France) Temple de Ta Keo. Archeological Survey of India (Inde) Restauration du Temple de Ta Prohm. UNESCO/I.Ge.S, Ingenieria Geothechnica e Strutturale (fond en dépôt d’Italie) Restauration des Temples de Pre Rup et d’Angkor Vat. UNESCO/Japan/APSARA Restauration des Temples d’Angkor Vat (bibliothèque Nord), du Bayon, et de Prasat Suor Prat. Japanese Government Team for Safeguarding Angkor (Japon) Mission Internationale de l’Universi- Restauration de la Chaussée digue occidentale d’Angkor té Sophia (Japon) Vat, phase II. Université Waseda (Japon) Restauration du Bayon Nara National Research Institute for Prasat Top Occidental, les fours anciens de Tani. Cultural Properties (Japon) National Federation of UNESCO Associations in Japan (NFUAJ) (Japon) Bayon (en coopération avec Japan APSARA Safeguarding Angkor - JASA). Royal Angkor Foundation (Hongrie) Temple de Preah Kô à Roluos, en coopération avec l’Allemagne. Swiss Agency for development and Banteay Srei : réhabilitation du système de drainage du cooperation (Suisse): projet de Ban- gopura central et construction des centres d’accueil et teay Srei Conservation d’interprétation. World Monuments Fund (USA) Restauration du Temple d’Angkot Vat, Phnom Bakheng, Preah Khan et Ta Som. République de Corée (KOCHEF) Temple de Preah Pithu. GOPURA II (République Tchèque) Ecole tchèque de restauration au temple de Phimeanakas. 25 On peut citer deux exemples de chantiers : le chantier du Bayon, géré par l’Université Waseda de Tokyo en partenariat avec APSARA. Il s’agit d’un travail de démontage-remontage, d’anastylose partielle, c’est-à-dire de remontage de certaines parties du monument avec les matériaux provenant de sa démolition ; et le chantier du Baphuon qui avait commencé par la Conservation d’Angkor dans la période 19751979. Il s’agit d’un monument qui s’était écroulé de façon récurrente (en 1908, en 1940, en 1948). La répétitivité des effondrements était due au fait que l’enveloppe de pierres extérieures avait été perforée par les racines des arbres et les remblais se vidaient provoquant ainsi des effondrements importants. Il y a donc eu un travail systématique de démontage, de stockage et numérotage et d’enregistrement des matériaux. Le chantier s’est interrompu en 1974 et a été repris en 1992. Toute la partie haute du temple a été remontée à partir de pierres qui avaient pu être déposées et stockées au début des années 1970. (figure 18). 26 Le chantier de Ta Prohm a été conduit par l’Archeological Survey of India. Pour ce temple, la Conservation d’Angkor avait pris un parti qui était de dire qu’il y a une telle imbrication entre la forêt et le monument qu’on va garder cet équilibre, on ne va rien changer, on va laisser les choses en l’état parce qu’il y a une poésie, une qualité esthétique tout à fait remarquable. Evidemment, cette position était peut-être valable en 1960, mais cinquante ans après les arbres ont vieilli, ont grandi, commencent à tomber… L’opérateur indien, Archeological Survey of India dit : « ce sont des monuments de notre culture, de notre religion, on sait absolument comment on va les restaurer ». Il y a eu des séries de débats extrêmement intéressants et instructifs : est-ce qu’on restaure ou pas, est ce qu’on remonte ou pas ? (F. 19a, 19b). Figure 18 : Baphuon, travaux après effondrement, EFEO Source : P.-A. Lablaude Figure 19a : La restauration de Ta Prom par l’équipe archéologique de l’Inde. Source : M. Gravari-Barbas, 2015 27 Figure 19b : La restauration de Ta Prom par l’équipe archéologique de l’Inde. Source : M. Gravari-Barbas, 2015 Ces travaux de restauration ne sont pas uniquement faits par les pays étrangers qui interviennent sur le patrimoine cambodgien. Il y a, bien évidemment, un accompagnement national, avec un travail d’information et l’intégration des jeunes cambodgiens à la réalisation de ces chantiers - aussi bien dans les études d’architecture, d’ingénierie, de restauration de la pierre, etc. Parmi les 250 personnes de l’équipe qui travaillait sur le chantier du Baphuon il y avait 2 Français et 248 Cambodgiens. Il convient ainsi d’insister sur l’intérêt que ces chantiers peuvent avoir en termes d’économie locale, d’emplois, et aussi de qualification des équipes. Aujourd’hui, après tout le travail de formation fait par les différentes équipes internationales on peut reconstituer une compétence cambodgienne qui existait avant les événements de guerre civile 1970 grâce à un travail de formation qui a permis de créer une élite professionnelle cambodgienne dans ces disciplines. Certains chantiers sont aujourd’hui entièrement conduits par des équipes de l’autorité nationale APSARA. Il existe donc un « effet laboratoire » : l’effet « vitrine » d’Angkor, l’existence et le fonctionnement du CIC font que dès qu’il y a une innovation technique en Nouvelle-Zélande, en Inde, en Allemagne ou aux États-Unis, on ressent souvent le besoin de dire il faut qu’on la présente au CIC à Angkor et qu’on essaie de l’expérimenter à Angkor. Donc toute une série de techniques telles que le LIDAR ont permis de relever des structures de terrassement des structures architecturales sous le voile de la forêt. (Figure 20) Jusqu’ici la présence de la forêt sur certains sites empêchait absolument toute lecture par photos aériennes. Aujourd’hui on arrive à avoir une très bonne visibilité des structures sous la forêt. Également le numérique a complètement explosé depuis 28 Figure 20 : Exploration du site par Lidar. Archives P.-A. Lablaude Figure 21 : Relevé Numérique du temple de Bayon. Archives P.-A. Lablaude une dizaine d’années et permet des représentations virtuelles d’un certain nombre de monuments ou dans leur état d’origine ou dans leur état de projet. Ce côté « laboratoire », où chaque équipe montre chaque année les nouveaux perfectionnements, les nouvelles techniques, c’est extrêmement stimulant pour le fonctionnement du CIC. (Figure 21) Dans plusieurs travaux de maintenance sur des travaux peints, comme par exemple à Bakong, ou sur la conservation de la pierre on a des équipes qui sont entièrement cambodgiennes. Il y a eu un transfert de compétences qui même s’il reste à enrichir, a bien évolué, avec une très considérable participation des spécialistes locaux aussi bien aux travaux d’archéologie qui accompagnent ou qui précèdent systématiquement toutes les opérations de restauration qu’aux travaux de restauration à proprement parler. Le problème de l’eau est un des défis principaux : l’eau qui est l’écrin des monuments, mais également un des éléments structurants du site, pose des considérables problèmes de gestion : on fait face aujourd’hui à des problèmes de dérèglement climatique et le parti pris a été de remettre en eau un certain nombre de ces bassins historiques pour parvenir à mieux réguler les aléas tenant à l’accélération et au décalage des pluies de mousson. L’eau a évidemment une place considérable dans le site et une incidence sur la vie locale, la pisciculture, l’aquaculture ou l’agriculture. Ces données viennent interférer avec les problèmes de conservation et se 29 confrontent à un moment ou à un autre à la question de la fréquentation touristique qui n’a cessé de croître à très grande vitesse. On sent qu’à partir du moment où on peut à nouveau venir visiter Angkor, après une fermeture de la visite pendant pratiquement vingt ans, il y a une sorte de ‘rattrapage’ par rapport à la fréquentation qu’a pu connaître en parallèle pendant ce temps le Taj Mahal ou le Palais d’Été à Pékin. La croissance de la courbe touristique qui avait été bloquée pendant vingt ans au Cambodge se rattrape aujourd’hui très rapidement. La densité de la présence touristique est très importante. Mais finalement les touristes ne sont pas gênés de cette cohabitation dense où les gens glissent ou parfois tombent dans l’eau. Ils se bousculent avec l’idée qu’il faut avoir le soleil couchant derrière une des tours, ce contre-jour absolument magnifique. C’est sans doute caricatural mais tous ceux qui sont déjà allés à Angkor ont probablement essayé de faire cette photo. La fréquentation, voire la sur-fréquentation, touristique a également un impact sur la conservation du monument avec des problèmes tels que la présence de sacs à dos qui grattent les inscriptions ou le piétinement des visiteurs qui affecte les dallages. Est-ce que cette sur-fréquentation pose un vrai problème de conservation et si oui comment le gérer ? Des expériences qui ont été faites, par exemple Banteay Srei où l’installation d’un centre d’informations et d’un centre d’accueil permet non seulement d’enrichir le contenu la visite mais également de réguler les flux. Mais comment éviter cette vision du Phnom Bakheng où tous les visiteurs ont la volonté de voir le coucher de soleil avec le soleil rouge se reflétant sur le grand Baray ? 30 Le dernier volet de la problématique liée à cette renaissance touristique du site d’Angkor c’est le développement de la ville, Siem Reap, qui était une petite ville de 10 000 habitants en 1990 et qui en compte aujourd’hui plus de 100 000. Les pratiques touristiques sont parfois en décalage par rapport à la noblesse, la monumentalité et la sacralité du site – compte-tenu de la permanence de l’utilisation religieuse de ces monuments. Comment arriver à faire cohabiter le tourisme avec un usage symbolique et la fonction religieuse de ces monuments qui est extrêmement vive aujourd’hui. Il y a certaine contradiction des usages à laquelle aujourd’hui l’autorité nationale APSARA, appuyée sur les missions du CIC, doit faire face. Maria Gravari-Barbas remercie Pierre-André Lablaude pour sa présentation qui a donné à voir l’ensemble des enjeux complexes qui caractérisent aujourd’hui le site d’Angkor. Elle donne la parole à Kérya Sun, porte-parole du gouvernement pour APSARA et auteur d’une thèse sur « Angkor, le poids du mythe et les aléas du développement », soutenue le 17 décembre 2016 l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne4. La parole est ensuite donnée à Mme Kérya Sun, porte-parole du gouvernement pour APSARA. 4 Kérya Sun, « Angkor, le poids du mythe et les aléas du développement », thèse soutenue à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Ecole Doctorale de Géographie, sous la direction de Maria Gravari-Barbas, le 16 décembre 2016. Kérya SUN Porte-parole du gouvernement pour APSARA J’ai la chance de faire partie des pionniers, de ceux qui ont créé APSARA en 1995 avec son excellence Vann Molyvann1 décédé le 15 mars 2017. A l’époque nous n’étions que quatre ou cinq cadres, qui revenaient au pays et qui avaient décidé de se réunir derrière Vann Molyvann pour mettre en œuvre cette institution qu’on appelle APSARA. APSARA, un acronyme proposé par un français, est un clin d’œil aux danses célestes. Cela signifie « Autorité pour la Protection du Site et l’Aménagement de la Région d’Angkor ». Le logo de l’Autorité, dessiné suite à un concours lancé auprès des étudiants d’arts plastiques de l’Université de Cologne en Allemagne, présente ces cinq APSARA très stylisés. Cinq, car aux débuts d’Apsara il y avait cinq départements : la culture, les monuments, le tourisme, l’urbanisme, le foncier. Actuellement, il y en a seize. L’évolution est donc significative par rapport aux débuts où APSARA était très concentrée sur la conservation et les questions techniques. Même si on avait un département tourisme on avait aucun moyen, j’étais toute seule. Or, aujourd’hui APSARA est le plus gros employeur de Siem Reap avec plus de 2700 personnes. Pourquoi APSARA a-t-elle été fondée ? Car c’était une des conditions du Centre du Patrimoine mondial pour inscrire Angkor sur la liste du patrimoine mondial et sur la liste du patrimoine en péril. Aujourd’hui, APSARA représente le gouvernement cambodgien au le CIC, aux côtés des trois autres membres permanents : l’actuelle co-présidence française et japonaise, l’UNESCO qui tient le secrétariat permanent (le professeur Beschaouch est le secrétaire scientifique permanent et j’ai été nommée représentante d’APSARA auprès du secrétariat) et APSARA. 1 S. E. Vann Molyvann était ministre d’État, conseiller privé de S. M. le roi et conseiller supérieur du Gouvernement royal du Cambodge. Architecte de formation, M. Vann Moiyvann a travaillé de longues années pour différentes agences des Nations Unies, notamment en Afrique, en Europe de l’Est et dans la région Pacifique. II est retourné au Cambodge après la signature des Accords de Paris et a pris en charge les questions d’urbanisme et aménagement du territoire. II est l’un des principaux artisans du programme du site d’Angkor et a été Président et directeur général d’APSARA. 31 Aux débuts d’APSARA les moyens étaient très limités : le budget annuel se limitait à 400 000 dollars. Fort heureusement la communauté internationale a pris en charge la restauration des chantiers. Quand on classe le patrimoine mondial (ceci n’est pas uniquement le cas d’Angkor, mais de plusieurs sites du patrimoine mondial) on se concentre plus sur la conservation et on tend à oublier le développement. Or, le développement n’attend pas… si donc au sein d’APSARA la conservation représente un laboratoire-modèle, on ne peut pas dire la même chose pour le développement. Nous payons aujourd’hui la grande erreur faite au début de ne pas considérer le développement au même niveau que la conservation. L’arrivée massive des touristes ne permet pas de faire face ou de répondre immédiatement aux grands défis. On ne peut pas construire un parvis aussi facilement et rapidement. L’exemple du parvis de Banteay Srei a certes été fait très rapidement, dans deux ans, mais c’est une exception expliquée par des contraintes politiques (il fallait dépenser le financement accordé rapidement). Or, depuis sa construction, aucun autre parvis n’a été vraiment construit. 32 Les seize départements d’APSARA ont été créés un peu à l’emporte-pièce, pour répondre aux besoins. Après le décès du président d’APSARA et Vice Premier Ministre du Cambodge, Sok An, la nouvelle présidence a le projet de regrouper les départements en des grands secteurs car actuellement il est très difficile de réunir tous les responsables pour travailler ensemble, d’autant plus qu’ils sont d’une très grande diversité de parcours et disciplines. Il faut également être honnête et rappeler que les « pionniers » d’APSARA, des gens venus comme moi en tant que techniciens pour monter le projet, ont réussi parce que Angkor et APSARA n’intéressaient pas le gouvernement. Il avait autre chose à faire en 1995 : on était juste après les Accords de Paix de Paris de 1991, les gens commençaient à peine à revenir au Cambodge, et le gouvernement avait d’autres priorités que de s’occuper d’Angkor. Ceci a permis de mettre beaucoup de choses en place. Mais le jour où le tourisme a commencé à se développer et l’argent à affluer, le gouvernement a commencé à intervenir politiquement. Il y a eu des nominations politiques à l’intérieur d’APSARA et cela a fait bloquer beaucoup de choses. Cela n’est évidemment pas unique au Cambodge. Aujourd’hui avons quelques départements qui marchent très bien et d’autres moins, parce que ce sont des nominations politiques. Le plus grand défi d’APSARA aujourd’hui c’est la formation. L’EFEO, qui a tenu Angkor pendant près de 100 ans, n’avait jamais formé de cadres. Ils avaient certes formé des ouvriers spécialisés, mais pas de cadres. Par ailleurs, nous ne pouvons pas retenir les bons architectes car nous n’avons pas les moyens de les payer. Comme APSARA est une institution gouvernementale, nous sommes obligés d’appliquer les barèmes du gouvernement. Les architectes d’un pays qui se construit ne gagnent pas assez pour y rester. Nous avons beaucoup d’archéologues - les archéologues ne travaillent pas pour le privé, ils travaillent pour une institution nationale – mais pas d’architectes. Les experts comme les professeurs Lablaude, Bouchenaki et Beschaouch, qui viennent deux fois par an, ne peuvent pas non plus former entièrement ces gens à la restauration. Sur les chantiers internationaux on exige toujours qu’ils forment des gens ; les chantiers de l’EFEO payent plus que nous pour les garder, mais une fois le chantier terminé et qu’ils s’en vont, APSARA les reprend, au salaire d’APSARA. Ce problème n’est la faute de personne mais crée des carences au niveau de la conservation. Au niveau du développement on a beaucoup plus de gens mais pas assez payés non plus. Cela est un des défis de la gestion actuels. Un autre défi extrêmement important pour nous sont les zones protégées. En 1995 il n’y avait que 20 000 habitants dans le parc, aujourd’hui il y a plus de 130 000. Il y a des constructions dans des zones qu’on aurait dû protéger dès le départ. Il aurait fallu tout de suite mettre une borne et des limites. Mais pour cela, il aurait fallu une volonté politique très forte or il n’y en avait pas. A certains moments, pendant les élections par exemple, les gens construisent dans les parties protégées. Après, bien évidemment, il faut qu’APSARA détruise... ce qui fait qu’APSARA n’a pas une bonne image localement alors qu’au niveau international, APSARA est une vraie institution, saluée comme une première mondiale. Car, une autorité qui conserve, qui protège, qui développe, n’y en a pas sur d’autres sites du PM, elle est unique au monde. Ce sont en général des institutions différentes qui travaillent ensemble. Nous en sommes fiers, car c’est une réussite et il faut reconnaître qu’il y a une volonté politique cambodgienne, car sans les Cambodgiens cela n’aurait pas marché. Mais les Cambodgiens sont moins fiers d’APSARA que la communauté internationale ! Localement nous ne sommes pas aimés parce nous sommes vus comme un organe de répression. Le Cambodge est un pays pauvre et il y a de la corruption. Il se peut que les gens chargés de surveiller les zones protégées sont davantage payés par ceux qui souhaitent construire illégalement que par nous. Dernièrement le gouvernement affiche une volonté très forte pour gérer les zones protégées. Avec l’aide des experts et l’encouragement du patrimoine mondial on va stopper ces constructions anarchiques. Ceci est le plus grand défi pour APSARA, car si on laisse le parc devenir une ville, si on laisse construire des hôtels, on menace la nappe phréatique et on met en péril la stabilité des monuments. Quand j’étais arrivée en 1995, il y avait une société malaisienne qui avait demandé l’exclusivité de tout Angkor pour la création de sons et lumière et la construction d’hôtels avec vue sur le monument. Elle n’a jamais réussi grâce à des gens comme le professeur Beschaouch. Aujourd’hui, il y a la population qui s’y est installée et le défi est aussi de s’occuper de ces 130 000 personnes qui vivent à l’intérieur, parce que ces gens-là ne bénéficient pas véritablement des revenus du tourisme – ce n’est pas leur faute, c’est pas notre faute mais ils n’ont pas les compétences qu’il faut pour travailler dans le tourisme. Mais ces gens sont des terriens, des gens honnêtes, qui aiment leurs terres et qui pendant les périodes où il n’y avait personne sur place ils ont été les gardiens d’Angkor. APSARA est aujourd’hui le plus gros employeur. Malgré les réalisations, il y a une déficience en termes de communication. On n’a pas communiqué sans doute assez auprès de la population. Depuis quelques années, les cadres d’APSARA, faisons des campagnes de sensibilisation de la population pour expliquer pourquoi il faut protéger le patrimoine. Mais pour cela il faut aussi leur donner. Le projet de Nouvelle-Zélande2 qui est un projet de participation communautaire est 2 « Angkor Park Livelihood and Heritage ». Le projet Angkor Community Heritage & Economic Advancement (ACHA) était un projet pluriannuel financé par le gouvernement néo-zélandais pour établir une gestion durable du parc d’Angkor, protégeant le patrimoine des monuments religieux tout en assurant la prospérité économique et la sécurité alimentaire des populations qui vivent dans ce parc. Le projet a été achevé fin 2018. Les activités se sont concentrées sur : -Amélioration du revenu et de la sécurité alimentaire dans les collectivités participantes -Augmentation des rendements et de la production agricole -Renforcement de la protection du parc d’Angkor et des pratiques durables dans les communautés participantes et les zones ciblées -Gestion communautaire inclusive des parcs dans les collectivités participantes. https://livelearn.org/projects/ ankor-park-livelihood-and-heritage 33 à cet égard très positif. Il faut expliquer que nous sommes dans un terrain où il ne faut pas trop construire parce que si on construit, et si tout le monde pompe dans la nappe phréatique, les monuments vont s’effondrer. Tous ces défis-là, il faut qu’ils reviennent aux Cambodgiens, car il faut que l’on apprenne à nous approprier notre patrimoine aujourd’hui. Ce n’est plus le temps de la colonisation. C’est pour cela que la formation représente le plus grand défi. Depuis 2015, il y a un centre de formation initié par professeur Beschaouch au sein d’APSARA et on fait venir des experts pour former, surtout en conservation. Il ne faut pas oublier qu’à Angkor actuellement il y a plein de petits monuments qui tombent en ruines parce qu’on n’a pas les moyens de les prendre en charge. Angkor n’est pas uniquement Angkor Vat ou le Bayon, c’est un ensemble. Sur la liste du patrimoine mondial, on a inscrit le groupe Angkor avec 91 monuments, dont les Baray qui sont considérés comme des monuments. Le Baray occidental il est placé en deuxième sur la liste après Angkor Vat, est c’est considéré, au même titre qu’Angkor Vat, comme un monument construit. Il convient d’en prendre soin ! Par ailleurs, l’eau des Baray continue d’alimenter la ville de Siem Reap. C’est la raison pour laquelle le département de l’eau a été créé au sein d’APSARA en 2004-2005 pour répondre à ce besoin-là, parce que Angkor et l’eau forment une seule entité. 34 Je dois reconnaître qu’à chaque CIC nous sommes fébriles parce qu’il faut faire face aux défis et répondre aux questions des experts. Mais le problème est demain : le CIC ne va pas durer cent ans, plusieurs experts sont partis à la retraite, il faut les remplacer. APSARA doit prendre la relève. Le défi d’APSARA sont aussi les communautés ; les communautés ont toujours existé mais elles ne se plaignaient pas. Maintenant ils ont droit à une voix. Donc il faut former, former, et encore former des jeunes pour qu’ils prennent la relève. Maria Gravari-Barbas remercie Kérya Sun et donne la parole à Mounir Bouchenaki, Conseiller pour le patrimoine cultuel auprès de l’UNESCO et expert ad hoc pour la conservation du site d’Angkor. Mounir BOUCHENAKI Conseiller pour le patrimoine culturel auprès de l’UNESCO et membre du groupe ad hoc pour la conservation du site d’Angkor Je vous remercie pour l‘invitation à cette journée de travail sur Angkor, sur les problématiques qui se posent sur le site emblématique et je vous remercie également d’avoir réuni les pionniers : Florence Evin, Azedine Beschaouch, Pierre-André Lablaude, Bruno Favel, Francine D’Orgeval... On était très peu nombreux à l’époque à avoir ressenti, grâce à la présence du Roi à Paris et à sa demande pressante auprès de l’UNESCO - non pas d’essayer de relancer le pays ou de faire quelques actions spectaculaires, mais d’inscrire le site d’Angkor au patrimoine mondial. Cette question, posée à un moment où le comité du patrimoine mondial - fort heureusement - était présidé par Azedine Beschaouch. Les préparatifs ont été faits en coordination avec le président et en accord, selon la convention, avec l’ICOMOS, pour aller en décembre 1992 à Santa Fe, aux États-Unis, où le Comité se réunissait avec, comme un des points à l’ordre du jour, la proposition d’inscription du site d’Angkor. En continuation de la présentation de Pierre-André Lablaude sur le contexte et l’architecture de ce projet, le passé historique de sa découverte puis son développement, je rappellerai rapidement l’aspect institutionnel : Comment en est-on arrivé, en 1992, à lancer le processus à la fois d’une opération de conservation qu’on a pu qualifier, Azedine Beschaouch et moi, de ‘campagne internationale’, à l’image de la grande campagne internationale qui avait fait aussi la réputation de l’UNESCO, celle d’Abou Simbel en Égypte dans les années 1960 ? Et de faire en sorte qu’on puisse prendre en compte toutes les avancées doctrinales en matière de relations entre conservation et développement ? A notre arrivée à Santa Fe avec Azedine Beschaouch, je reçois un appel du directeur général de l’UNESCO, Federico Mayor qui me dit : « je suis très inquiet parce que l’ICOMOS a donné un avis négatif pour l’inscription d’Angkor sur la liste du patrimoine mondial et je ne peux pas accepter cela parce que j’ai donné ma parole que nous allons tout faire pour l’inscription du site ». On a passé une nuit – Azedine Beschaouch, le nouveau président du comité américain et moi, à trouver une formule. Cette formule a été suivie par d’autres nations. Le comité a accepté l’inscription d’Angkor, avec conditions. Il faut dire qu’il y avait alors une véritable conjonction d’axes positifs pour le site et pour le pays. On a eu la chance d’avoir 35 un président (Azedine Beschaouch) qui est archéologue, qui était directeur général du patrimoine en Tunisie et responsable d’une autre campagne internationale, celle de Carthage. Celle-ci avait également été une grande réussite pour la Tunisie et une opération qui a fait la réputation de l’UNESCO pour des actions de coordination et de suivi. La solution qu’on a trouvée était la suivante : on a réussi à convaincre le comité, composé de 21 Etats, que le site pouvait être inscrit sous conditions. Donc c’était la première fois qu’on inscrivait un site sur la liste du patrimoine et sur la liste du patrimoine en péril. On ne peut pas commencer par inscrire un site sur la liste du patrimoine en péril ; on l’inscrit d’abord sur la liste du patrimoine mondial avec conditions. Les conditions posées par l’ICOMOS elles étaient objectivement acceptables : c’est vrai qu’il n’y avait pas d’administration, pas de législation, pas de budget, pas de plans de gestion du site… La négociation a été vraiment suivie d’un succès : L’action d’Azedine Beschaouch a réussi à convaincre son successeur, le président américain, lui-même directeur général de National Parks Administration aux États-Unis qui a dit « je vais apporter tout mon poids pour faire passer ces conditions ». Rappelez-vous aussi qu’en 1992, les États-Unis n’étaient pas Etat-Membre de l’UNESCO, ils n’en faisaient pas partie. Nous étions dans une réunion du Comité du Patrimoine mondial dans un pays qui n’était pas membre de l’UNESCO, ce qui, d’évidence, pose aussi quelques petits problèmes. 36 Le succès de cette opération a été donc l’inscription sous conditions. Celles-ci ont ainsi justifié l’inscription immédiate du site sur la liste du patrimoine en péril. Cette solution a eu un « effet boomerang » auprès d’autres pays, la France et le Japon. La Françe où se sont déroulées les négociations pour amener aux Accords de Paix au Cambodge et le Japon, parce qu’il était très lié sur le plan culturel et politique au Cambodge mais aussi à l’UNESCO... Le Japon a lancé dans les années 1990 une opération qu’on appelle le Japanese Fund Trust, des fonds japonais pour le soutien à la sauvegarde du patrimoine culturel. Chaque pays a une contribution régulière du fait de son appartenance à l’UNESCO mais chaque pays peut aussi, s’il le désire, allouer des fonds extra-budgétaires pour des opérations particulières. Dès le départ, le Japon avait commencé à financer un certain nombre d’opérations notamment dans la vallée du Katmandou au Népal et dans le site de Hué au Vietnam. Cette conjonction vraiment favorable (un président du Comité du patrimoine mondial qui est archéologue, qui est un archéologue sensible au patrimoine et qui a suivi l’opération d’une campagne internationale de sauvegarde sur un des sites importants de la Méditerranée – Carthage - un président américain responsable des parcs nationaux, spécialiste de la gestion des sites naturels), a fait que le Comité a suivi les orientations des deux présidents. Le site a été inscrit, et l’UNESCO a suivi les demandes faites par les États membres, la France et le Japon. Une réunion quelques mois plus tard, en Octobre 1993, à Tokyo a porté sur la question de la gestion, de la protection et du développement du site d’Angkor. Dans les sites archéologiques, on ne peut pas ignorer l’histoire et évacuer la population. Le seul exemple que j’ai vécu lorsque j’étais à l’UNESCO c’était l’exemple du site de Pétra, où il y a eu une opération qui a proposé au gouvernement de construire un petit village à côté de Pétra afin d’évacuer les Bédouins qui habitaient dans les cavités et les anciennes tombes et de faire de Pétra uniquement un site archéologique. Mais ces opérations-là sont très rares parce que notre position est que la présentation d’un site ne doit pas se faire au détriment de la communauté qui habite dans ou à côté du site. Cela dit, il faut ensuite faire des opérations d’aménagement pour que les constructions ne se multiplient pas à l’intérieur du site car à ce moment-là, c’est l’effet inverse que l’on obtient. Voici pour le cadre général institutionnel qui a été mis place par l’UNESCO dès les années 1993-1994. C’est avec un ministre remarquable qui vient de décéder, Monsieur Vann Molyvann, que toute la structure de mise en place d’un plan de zoning et d’un plan de gestion a été établi avec l’aide du PNUD et des pays qui se sont constitués autour de cette notion de Comité International de Coordination que nous appelons maintenant, le CIC ou bien le ICC en anglais. Nous avons essayé de développer ce modèle de CIC dans les situations de conflits qui se sont développés hélas un peu plus tard, d’abord en Afghanistan en 2001, après la destruction des Buddhas de Bamiyan, du musée de Kaboul et de nombreux autres sites dans ce pays ravagés par les Talibans. On a institué un CIC pour le patrimoine culturel de l’Afghanistan. Mais ce CIC ne s’est jamais réuni en Afghanistan. Nous avons toujours organisé les réunions du comité international de coordination pour le patrimoine afghan soit à Paris, soit à Rome quand j’étais directeur de l’ICCROM, soit à l’université technique de Munich, et tout dernièrement à Tokyo au mois de septembre 2018. Pourquoi ? Les conditions de sécurité n’étaient pas assurées pour recevoir une trentaine d’experts à Kaboul, une ville qui est malheureusement sujette à des attentats réguliers et où les services de sécurité des Nations Unies n’autorisent pas l’UNESCO, à organiser le CIC sur le territoire afghan. Plus tard, en 2003, après la chute de régime de Saddam Hussein en Irak, les destructions du patrimoine, et les vols dramatiques dans le musée national de Bagdad, ont conduit l’UNESCO à créer également un CIC pour le patrimoine culturel irakien. De la même façon, le CIC pour le patrimoine irakien ne s’est jamais réuni à Bagdad. On se réunit à Paris, au siège de l’UNESCO, parce que les conditions de sécurité ne sont pas encore établies dans la capitale irakienne. Mais vous pouvez noter que la référence, pour des solutions de réhabilitation, de reconstruction, de restauration du patrimoine lorsqu’il est endommagé, notamment par des conflits, aussi par l’absence de maintenance et de gestion, est cette formule de la coopération internationale autour d’un comité international. Et c’est pour cela que le CIC d’Angkor est une référence et c’est pour le moment la seule structure internationale qui fonctionne depuis vingt-cinq ans. Elle constitue une opération que l’on peut considérer comme exemplaire et sur laquelle le Cambodge s’appuie de façon très solide. Le sujet du séminaire se pose dans beaucoup de sites emblématiques. J’ai assisté récemment à des réunions à l’UNESCO à propos du site de Pompéi. Il y a là des problèmes assez similaires avec ceux qui se posent pour les populations dans le site d’Angkor. Pompéi, ce n’est pas seulement le site archéologique, c’est aussi le paysage du Vésuve et de Pompéi. Il y a toute une série d’habitations illicites qui se sont développées et il a fallu que le gouvernement italien lance un projet qu’ils ont appelé le Grand projet de Pompéi et qui est placé sous l’égide d’un Général des Carabiniers car l’Italie est le seul pays du monde où une partie de l’armée consacre son activité à la protection du patrimoine culture. On les appelle Carabinieri per la Salvaguardia del Patrimonio Culturale. Florence Evin était avec moi à cette réunion concernant Pompéi commencée à l’UNESCO et terminée au Centre culturel italien de Paris. C’est un sujet particulièrement important et présent dans le quotidien de ces grands sites emblématiques reconnus par l’UNESCO qui font la fierté des pays : 37 l’Acropole d’Athènes ou le Machu Picchu, ces sites qu’on appelle ‘iconiques’, qui attirent le tourisme et où se pose la relation tourisme-patrimoine-conservation de façon aigue. Ce sujet n’est pas nouveau. Un livre publié par l’UNESCO dans les années 1980 portait un titre en point d’interrogation : « Tourisme, passeport pour le développement ? ». On se posait ces questions il y a déjà trente ans. Est-ce que le tourisme va avoir un effet positif en ce qui concerne le patrimoine culturel ? Et pendant des années, pendant pratiquement deux décennies, les positions étaient tout à fait tranchées : d’un côté il y avait une communauté d’architectes, conservateurs, d’archéologues spécialistes de musées qui étaient très prudents et prenaient toutes les précautions pour éviter qu’il y ait un afflux et un tourisme de masse sur les sites. Pour nous tous, la définition du patrimoine culturel et la façon dont les documents et les législations ont été élaborées pour les sites culturels c’est pour leur protection, parce que ce sont des sites fragiles. Pierre-André Lablaude a très bien montré les effets de la nature ou de l’action de l’homme à Angkor. Le travail qui se fait aujourd’hui sur le plan législatif, à partir de la notion initiée il y a déjà deux siècles par Prosper Mérimée, est de préserver ce patrimoine pour notre satisfaction, pour nos émotions, mais aussi parce qu’il ne nous appartient pas, c’est un leg et nous devons le transmettre aux générations futures en le préservant le mieux possible. 38 Et puis, nous avons ce challenge, défi ou opportunité du tourisme. Le début du dialogue a commencé au début de ce siècle, dans les années 2004-2005, avec l’ancien secrétaire général de l’Organisation Mondiale du Tourisme, M. Francesco Frangialli et Federico Mayor, cela a continué ensuite avec le directeur général de l’UNESCO qui a commencé à entamer des discussions avec l’Organisation Mondiale du Tourisme pour voir de quelles manières les préoccupations de l’UNESCO et l’OMT, sont prises en charge. Ensuite, à l’époque de Monsieur Koïchiro Matsuura, nous avons fait un pas en avant et nous sommes allés à l’ITB Berlin. C’était la première fois que l’UNESCO assistait à la foire internationale du tourisme de Berlin (ITB), la plus grande réunion des tour-opérateurs et de tous les spécialistes du tourisme. Nous avons organisé une exposition sur le patrimoine à Berlin. Et il y a eu là un premier accord avec certains acteurs du tourisme pour le Cambodge, et notamment Jet Tours. Nos préoccupations consistaient à souligner le fait que le touriste vient pour voir un site, pour son bénéfice personnel, pour enrichir sa connaissance, pour voir aussi, comprendre comment vivaient les civilisations anciennes, il apporte une contribution par sa présence dans les hôtels, les restaurants, en achetant des souvenirs etc. donc il y a un apport financier, une contribution dans le pays. Mais où va cette contribution ? Est-ce que la contribution du tourisme ne devrait pas aller au moins par une petite proportion vers la conservation du patrimoine ? C’est comme cela que nous avons commencé à sensibiliser les grosses structures touristiques comme TUI, JetTours, Nouvelles Frontières etc., en leur disant : attention, nous voulons que votre travail et vos opérations soient productives pour vous - vous devez faire vos bénéfices, bien entendu, mais nous voulons qu’il y ait une partie de ces bénéfices qui puissent aller à la conservation du patrimoine. Une des premières opérations a été conclue avec JetTours. Le dialogue a continué avec l’OMT par des conférences. La première conférence UNESCO – OMT a eu lieu en 2015, très exactement à Siem Reap, au Cambodge. Nous voulions, dans notre approche associer l’Organisation Mondiale du Tourisme, alors dirigée par le Jordanien Taleb Rifai, ancien ministre dans son pays, à la prise en compte de l’approche culturelle et patrimoniale et qui a intégré le concept de développement du tourisme culturel. La conférence avait été précédée par une autre réunion régionale, toujours à Siem Reap, sur le développement touristique dans les sites culturels et naturels au mois de novembre 2014. C’est cette réunion qui a préparé une réunion internationale pour discuter de ces questions. Dans toutes ces inscriptions au patrimoine mondial (en 2019 : 1121 sites, 39 sites transfrontières, 53 en danger, 869 culturels, 213 naturels, 39 mixtes et 2 délistés) il y a toujours l’aspect de développement touristique lié à l’inscription d’un site. Nous savons qu’il y a développement économique certain suite à l’inscription d’un site au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Des professeurs d’économie dans les facultés françaises mais aussi à l’étranger travaillent sur l’impact économique du tourisme dans les sites patrimoniaux. Le centre Catégorie 2 créé sous l’égide du professeur Santagata à Turin travaille essentiellement sur la relation culture, patrimoine et développement. « Tourism is managed carrefuly to the benefits of the host communities provides significant leads between heritage assets and sustainable development ». On voit qu’à chaque fois que Madame Bokova remet un certificat d’inscription combien les autorités qui la reçoivent s’intéressent à cette relation tourisme et patrimoine. Le Docteur Taleb Rifai, secrétaire général de l’Organisation Mondiale du Tourisme, déclarait : « UNWTO and UNESCO have been working for many years to ensure a sustainable approach to Heritage management and Tourism with their distinct, yet complementary roles within the UN system and such a cooperation has entered a new dynamic level ». Donc là nous avons évolué par rapport à une approche très prudente vis-à-vis du tourisme. Nous ne voulions pas par exemple que les fresques et les gravures du néolithique du Tassili connaissent un afflux massif de touristes et on a formé les Touaregs pour encadrer chaque groupe qui venait en accord avec les opérateurs touristiques. Parce que les groupes terroristes par exemple en Libye se sont attaqués même aux fresques au sud de la Libye qu’ils ont détruit en mettant de la peinture noire avec des goudrons sur des fresques néolithiques. Nous discutons de ce sujet du tourisme à plusieurs niveaux, à la fois au niveau des organisations étatiques mais aussi avec les représentants des organisations privées en charge du tourisme. En 2012 cela a été un des sujets majeurs au moment de la célébration du 40ème anniversaire de la convention de 1972. Comme cela se passait à Tokyo on a appelé cela « The Tokyo vision » : « l’attention doit être donnée au développement d’un tourisme soutenable, durable, comme source de bénéfices économiques et de prise en compte pour les communautés locales ». Remarquez l’attention accordée aux communautés locales et l’appréciation par les touristes de la diversité culturelle. Le problème c’est que nous sommes maintenant devant un phénomène contre lequel on ne peut plus rien faire. Juste quelques chiffres : l’OMT a annoncé 1,235 milliards de touristes en 2016. Les recettes, équivalentes à 7000 milliards de dollars internes et externes, représentent 9 % du PIB mondial. Mais l’industrie du tourisme est également responsable de 5 % des émissions totales de gaz à effet de serre. Les chiffres sont impressionnants et c’est un mouvement qui ne peut plus s’arrêter. Qu’est-ce que le Cambodge et le site d’Angkor peuvent faire dans la région ? Le cas d’étude d’Angkor montre qu’il y a des menaces réelles et des véritables défis. Lorsque Angkor a été inscrite sur la liste du patrimoine mondial en 1992 elle a été immédiatement mise sur la liste du patrimoine en danger pour répondre au danger qui résultait du conflit. Le site a été retiré de la liste en 2004, car il n’y avait plus ce danger. Mais on arrivait vers de nouveaux défis que connait ce grand site de 400 39 000 hectares, visité actuellement par une moyenne de 3 et peut-être 4 millions de touristes annuellement, en augmentation constante d’une année à l’autre (Kérya Sun : 5,5 millions, d’après les Cambodgiens). L’impact du tourisme est une des préoccupations majeures pour nous. La réponse réside dans sa gestion : L’établissement au sein de l’Autorité Nationale APSARA d’un Tourism Management Plan, un plan de gestion du tourisme dans le cadre du Angkor Heritage Management Framework. Il y a actuellement une réelle prise en compte mais on doit continuer à travailler avec APSARA et le Ministère du tourisme. Côté gouvernemental il faut que des mesures soient prises. Les groupes de touristes au Louvre sont dirigés très souvent par les guides directement vers Mona Lisa, comme s’il n’y avait que cette œuvre majeure dans ce musée extraordinaire. Les gestionnaires du Louvre ont diversifié les visites de façon à ce qu’il n’y ait pas un encombrement directement sur une pièce majeure. Le travail des collègues de l’APSARA chargés du département tourisme est de faire en sorte qu’on n’ait pas cet afflux majeur sur le Temple d’Angkor Vat alors qu’il y a des sites qui sont complètement vides. Il y a donc un vrai travail de diversification et de réorientation qui doit se faire en amont avec les tour-opérateurs. Un travail d’éducation et de sensibilisation des tour-opérateurs parce que ce sont eux qui transmettent l’image qui consiste à aller voir le temple d’Angkor Vat devant les bassins où sa structure se reflète sur l’eau. C’est incontestablement très beau, mais quand il y a un millier de personnes qui sont là, cela change complètement l’esprit et les sensations que l’on ressent. 40 Un travail doit également être fait avec les responsables du tourisme pour qu’ils prennent en compte les préoccupations des conservateurs. Nous faisons déjà des recommandations très précises à propos des temples pour que les touristes avec leurs sacs à dos ne grattent pas les inscriptions qui sont d’une très grande valeur. Des protections en fibre plastique ont été mises devant certaines inscriptions pour éviter justement les frottements des sacs à dos. L’image du Ta Prohm avec ces fromagers qui s’incrustent sur la pierre est en effet une image extraordinaire qui fait rêver et qui est reprise dans toutes les brochures - mais il faut que les brochures diversifient leur présentation. L’UNESCO ne peut pas aller dans chaque site pour s’en occuper mais essaye, en amont, de travailler et d’étudier les impacts négatifs du tourisme, sans négliger les nombreux aspects positifs. Le tourisme peut être aussi porteur de connaissance, de traditions, d’ouverture à l’Autre pour faire en sorte que nous puissions vivre en harmonie et pour qu’il y ait une appréciation mutuelle. Maria Gravari-Barbas remercie très sincèrement M. Mounir Bouchenaki pour cet éclairage très précieux sur les relations entre l’UNESCO et le tourisme et leur évolution. Elle donne la parole au Pr. Azedine Beschaouch, secrétaire scientifique du CIC pour Angkor. Azedine BESCHAOUCH1 Secrétaire scientifique du CIC pour Angkor, Membre de l’Académie des inscriptions et Belles lettres Puisque presque tout a été si bien dit je ne vais pas reprendre tous les points à propos d’une opération que tout le monde juge réussie et même exemplaire. Vous allez me permettre de revenir à mon métier d’historien et d’essayer en battant le pas à ceux qui expliquent l’histoire par « l’amour et la haine ». Des grands historiens expliquent en effet que Carthage a été détruite parce qu’il y avait la haine des Romains qui elle-même répondait à la haine des Carthaginois. « Le poids de la haine » a été récurrent, jusqu’à Montesquieu et les grandes théories, pour expliquer l’histoire. Pour moi, après pratiquement 25 ans sur le terrain d’Angkor, les résultats obtenues et cette grande aventure s’expliquent par une grande « histoire d’amour ». D’abord, l’homme qui a fondamentalement lancé ces opérations, sa majesté Feu le Roi Norodom Sihanouk, était passionné par Angkor, au point que, dans ses écrits et dans des films le thème d’Angkor revenait toujours. Une des fois où il a reçu les protagonistes d’Angkor (les Français, les Japonais et l’UNESCO), il a expliqué que chaque fois qu’il avait des gros problèmes à résoudre pour l’avenir du Cambodge, il revenait à Siem Reap. C’est pour cela qu’il avait une résidence ici. Il a dit «Je tiens à cette résidence, parce que c’est là où je revenais m’inspirer d’Angkor». Je crois que toute l’affaire a commencé là. Je rappellerai comment à ce déjeuner à l’ambassade du Cambodge, où le directeur général de l’UNESCO, M. Federico Mayor, nous avait invités pour discuter de cette question, le roi nous a fait un discours que je trouve fondamental. Il a dit : « sans la reconstitution de la culture et de la civilisation, il n’y aura pas d’avenir pour la royauté ». Il a expliqué de façon simple la passion angkorienne. C’est lui qui a demandé qu’il y ait entre Japonais et Français un accord pour, qu’après l’inscription qu’il avait demandé à monsieur Federico Mayor, il y ait un organisme pour coordonner les efforts internationaux. Il a envoyé une grande délégation à laquelle a participé, pour la première fois, Azedine Beschaouch est conseiller à l’UNESCO auprès du Directeur général adjoint pour la culture pour le Programme international de sauvegarde d’Angkor. En sa qualité de président du Comifé du patrimoine mondial, il a joué un rôle essentiel dans le processus de décision qui a conduit à l’inscription d’Angkor sur la Liste du patrimoine mondial et dans la mise en œuvre du programme de sauvegarde. Il chargé du secrétariat permanent du Comifé international de coordination (CIC) depuis sa création. 1 41 SE Vann Mollyvan, architecte de métier et grand visionnaire qui a été, pour le patrimoine, le grand homme du Cambodge. Nous avons ainsi eu grâce au défunt roi du Cambodge, cette réunion de Tokyo, qui a été fondamentale. 42 Dans les coulisses, où souvent l’histoire se prépare, nous avons appris, grâce au sousdirecteur général de l’UNESCO pour la culture, Henri Lopez, qu’on veut éliminer l’UNESCO. La France a alors dit «pas d’avenir au Cambodge sans l’UNESCO». Et ce sont précisément les vœux du défunt roi. C’est lui qui disait «L’avenir du Cambodge, c’est l’avenir d’Angkor, et pour cela, je veux qu’il soit inscrit sur la liste de l’UNESCO». Il avait fait un appel à l’UNESCO, en 1991, il avait facilité l’ouverture d’un bureau, et il a fait en sorte qu’il y ait la conférence de Tokyo. Nous lui devons tant de choses, y compris d’avoir investi, de ce rôle fondamental, le « second homme », de cette histoire angkorienne, Monsieur Vann Molyvann. Tout le monde dit que c’est lui qui a fondé APSARA avec très peu de moyens. Il avait une petite équipe autour de lui, mais il était un visionnaire. Permettez-moi de rappeler qu’à l’époque nous n’avions pas la carte si précieuse de Christophe Pottier. Quand l’UNESCO a inscrit le site et qu’on nous a demandé à donner dans l’année « un périmètre » nous nous sommes adressés à l’EFEO. L’EFEO nous a donné ce dont elle disposait, mais elle ne pouvait pas disposer d’un énorme travail qui n’a été fait que par la suite. Qu’est-ce que nous avions fait avec SE Vann Molyvann ? Nous avions pris pour la zone 1, la zone essentielle, en se basant sur l’énorme travail centenaire de l'EFEO. Ce travail de l’EFEO nous a permis de délimiter une zone 1 – qui depuis n’a pas bougé, elle est à peu près la même maintenant. Mais pour le reste, tout le monde nous disait « Mais qu’est-ce que c’est que cela ? Vous avez tiré un périmètre au cordeau ? ». On avait en effet fait un quadrilatère. Mais c’était une décision à prendre et je suis très heureux aujourd’hui, d’avoir été un homme de confiance pour monsieur Vann Molyvann. Il m’a dit « Qu’est-ce qu’on fait ? » et j’ai proposé : « On va prendre le maximum ». Et nous avons en effet pris le maximum. Même dans la ville, parce que, la zone incluait déjà à l'époque une partie de la ville de Siem Reap. Les gens ne savent pas, et on ne pouvait pas leur dire parce qu’on ouvrait la porte à des protestations : « Oh mais alors ce n’est pas archéologique, qu’est-ce que vous faites ? ». Mais c’était le moyen de sauver le maximum. Cela ne veut pas dire qu’il faille renoncer à la vigilance, mais quelques fois, excusez-moi, moi cela m’amuse, quand il y a des gens qui disent «Vous avez vu là-bas ?» «Mais là-bas c’est hors zone». Mais nous nous l’avions mis dans la zone. Le travail fait par Vann Molyvann a été exemplaire. Il ne faut pas oublier qu’il était lié au grand archéologue Henri Marchal (il avait épousé sa petite fille). Et Henri Marchal, c’est un géant. Heureusement que l’EFEO a eu un Marchal, parce qu’à deux reprises il devait quitter Angkor, l’âge arrivant, il est revenu et il est resté. Son histoire est exemplaire. Tout seul, il a pu faire ce que l’EFEO est aujourd’hui. Vann Molyvann avait autour de lui une petite équipe dans laquelle ont œuvré deux « fées » que je dois nommer. Une que nous avons perdue, remarquable architecte, très attachée à Angkor, Vatho, et Kérya Sun. Vann Molyvann travaillait donc avec autour de lui ces quelques personnes. La troisième histoire d’amour pour Angkor c’est celle de la France. Comme je viens d’un pays de l’ex-empire, on ne va pas m’accuser de faire le panégyrique de la France. Mais j’ai vu ce que la France - les archéologues français, l’EFEO - ont fait. La première fois que nous avons vu Bruno Favel, c’était à la réunion de Tokyo. Il y avait avec lui, madame Francine d’Orgeval, qui représentait le ministère des affaires étrangères et qui, vingt-cinq ans plus tard, est toujours là. Ces personnes ont joué un rôle déterminant : Parler d’Angkor comme s’il s’agissait de Vézelay ou du Mont Saint-Michel, comme si c’était une partie de leur patrimoine national et non pas du tout d’un patrimoine asiatique si éloigné. C’est comme cela qu’Angkor a été sauvée, car on a eu la chance d’avoir, non seulement l’histoire de l’EFEO, mais l’histoire de l’EFEO renouvelée. Je me souviens quand Christophe Pottier a commencé à restaurer la terrasse des éléphants. C’était au tout début, personne encore n’était là. Quand l’EFEO est revenue, je voyais la joie des Cambodgiens. Ils souhaitent le retour de l’EFEO. Quand je parle de cette histoire d’amour de la France, c’est que c’est à la fois, l’Etat, en tant qu’entité politique mais qu’est-ce que la politique sans les hommes et les femmes ? Nous avons eu la chance d’avoir des représentants de la France qui ont soutenu l’action de l’EFEO. Ici cela s’est mis en place comme il faut et les experts y ont travaillé. Le choix des experts et le fait que ces experts se soient entendus entre eux, n’est pas facile. Qui peut assurer qu’un Shinji Tsukawaki va être d’accord avec le professeur Jean-Marie Furt ? A la fin, nous avons toutefois constitué une véritable équipe, qui travaille solidairement. Les experts sont attachés à Angkor. Nous devons à nos experts la sauvegarde d’Angkor, car c’eux qui ont contribué à donner la crédibilité au projet de sauvegarde. Les experts du CIC ont eu un rôle fondamental et continuent à en avoir et sans leur attachement à Angkor, sans cette passion qu’ils ont pour Angkor, nous n’aurions pas pu continuer à le faire. Et je suis très heureux de leur rendre hommage parce que c’est un ensemble de personnalités remarquable. Je finis par quelqu’un que nous venons de perdre aussi, SE le docteur Sok An, vicepremier ministre. Grâce à lui, beaucoup de choses ont pu être sauvegardées. Quand on a été contactés par des personnes soutenues par une grande autorité de l’Etat, qui souhaitaient vendre des chaussures en caoutchouc pour ne pas marcher sur les pierres et les abimer, c’est M. Sok An qui a pu arranger politiquement cette question. Ce projet aurait pu créer un problème environnemental considérable : comment aurions pu traiter plusieurs millions de chaussures par an ? Un jour, j’étais en train de donner des cours à Tokyo, quand on m’appelle au téléphone pour me demander de revenir à Angkor pour une raison très grave. L’Inde avait donné cinq millions de dollars pour la sauvegarde par la consolidation des digues du grand barrage occidental. Mais des gens d’affaires avec un secrétaire d’Etat, un secrétaire d’Etat en aménagement du territoire et un secrétaire d’Etat au tourisme, sans l’accord de leur ministre, avaient décidé quoi faire avec les 5 millions : une route autour d’Angkor de 12 mètres de large. Quand j’ai demandé, on m’a répondu : «Ah vous êtes archéologue, vous ne devez rien connaître aux routes, il faut bien 12 mètres». On s’est rendu compte après qu’un haut placé à l’APSARA, avait préparé le plan avec eux. La meilleure manière de sauver le Baray occidental était selon eux de construire autour une centaine de villas résidentielles qu’on allait vendre ! Si on avait laissé faire cela, c’aurait été le scandale universel ! Devant mes réactions, un des secrétaires d’Etat évoqués m’a dit «Jusqu’à quand l’UNESCO va nous traiter comme des colonialistes ?» J’ai répondu : «Ecoutez, vous vous êtes trompé, moi aussi je viens d’une colonie. Alors commencez pas à me faire la leçon sur les colonies». Finalement, c’est monsieur Sok An qui a sévi et nous avons éliminé ce projet. Et je finirai par lui faire hommage. Il a expliqué au Premier ministre que ce serait la honte du Cambodge, par rapport à la communauté internationale et la communauté du Patrimoine Mondial, de laisser construire ce terrain. Il s’est rendu compte qu’il y avait un grand personnage, du même niveau que lui, vicepremier ministre, qui était derrière l’affaire. Au lieu de le dénoncer M. Sok An a 43 dit : «Laissez-moi faire». Et il a obtenu gain de cause, quelques mois après. Ceux qui vont venir à Angkor ne se rendent pas compte qu’on a démoli. Quand j’étais à Carthage, après une démolition d’une centaine de maisons j’ai été convoqué par le président de la République, Bourguiba, qui me dit «Toi, tu vas mal finir». «Monsieur le Président, c’est vous qui m’avez dit de sauver Carthage », je lui ai répondu. Il me dit «Tu vas mal parce que tu n’as pas compris que tous ces gens-là, moi, toi, tout le monde, cela les intéresse parce que cela les intéresse. C’est leurs petites affaires ! Ils veulent construire... Aller, je vais mettre l’armée avec toi, dans une semaine, tu me règles ce problème». Mais à Angkor, j’ai fait le tour, il y a un mois et demi, je n’ai pas l’armée ... Je ne sais pas par quel miracle, ils ont réussi à démolir plus de 562 constructions. (Kérya Sun : Il y a 68% qui se sont portés volontaires pour démolir eux-mêmes, dans les zones protégées ! Il y en a même à côté de Pre Kuk) C’est le résultat de l’action d’un homme qui savait agir « en douce ». Sans faire de scandale. C’est un art cambodgien de résoudre les problèmes, en douceur. C’est ainsi que nous arrivons à faire en sorte que nous ayons l’essentiel du point de vue international, c’est-à-dire la sauvegarde. Certains vont dire : «Et toi, qu’est-ce que tu as fait ?». Moi, je me suis contenté de suivre tout cela depuis vingt-cinq ans. Cette année nous fêtons 25 ans d’inscription et l’année prochaine 25 ans de mise en place du CIC. 44 Mounir Bouchenaki : Monsieur Azedine Beschaouch a oublié de dire qu’il a été ministre de la culture dans une période très difficile en Tunisie. Je peux dire, par ma position à l’UNESCO, qu’il a été la personne qui a réglé d’énormes problèmes. Un chantier comme celui d’Angkor n’est pas un chantier facile : avoir l’accord de toutes les équipes, travailler dans une coordination harmonieuse, obtenir des résultats concrets qui, d’années en années ont été porté à la connaissance des donateurs et à la connaissance du public, cela ne s’est pas fait tout seul. Nous à l’UNESCO, nous considérons le rôle d’Azedine Beschaouch comme étant un rôle essentiel, fondamental dans le succès du CIC. Je voudrais qu’on lui rende publiquement hommage parce que, dès le début, nous avons eu beaucoup de problèmes. Nous avons même eu un article du ministre de la culture, Monsieur Vann Mollyvan, déclarant la personne qui était chargée du bureau UNESCO persona non grata. Et c’est grâce à Azedine que les choses sont rentrées dans l’ordre. Maria Gravari-Barbas remercie le Pr. Beschaouch et donne la parole à M. Bruno Favel, Chef du département des affaires européennes et internationales, du Ministère de la Culture et de la Communication. Bruno FAVEL Chef du département des affaires européennes et internationales, direction générale des patrimoines, Ministère de la Culture Merci de m’avoir donné l’occasion de m’exprimer sur un sujet que je suis depuis 1991, devant un parterre de scientifiques, c’est assez rare. Je suis convié dans des événements à l’étranger, mais rarement en France. Je ne vais pas revenir sur les Accords de Paris ni sur la conférence de Tokyo. Mais il faut savoir que le président Mitterrand avait souhaité que les actions de l’UNESCO et de M. Vann Molyvann soient suivies dans des plans d’action de 3 ans ou de 5 ans, très précis, mis en œuvre par les Affaires étrangères avec comme maître d’œuvre l’EFEO. Il y a eu plusieurs plans qui prévoyaient toute la reconstruction culturelle du Cambodge. Pas seulement Angkor mais aussi concernant le patrimoine urbain du Cambodge. Ces actions coordonnées autour des questions culturelles intégrant d’abord Angkor, ont donné naissance à l’Autorité nationale APSARA (pour la protection du site et l’aménagement de la région d’Angkor). Je rappelle qu’il y avait des milliers d’ONG qui débarquaient au Cambodge… le gouvernement cambodgien nous avait demandé de mettre aussi en cohérence toutes ces actions. Il y a eu des premières missions de Pierre-André Lablaude et de monsieur Boyer. A l'époque on ne pouvait pas se rendre sur le site d’Angkor car miné, . Il a d’ailleurs été déminé assez tardivement. Quelques actions méritent d’être retenues. Dès 1991 a eu lieu la restauration à Phnom Penh du Pavillon de Napoléon III, pavillon offert par l’impératrice Eugénie à la suite de l’inauguration du Canal de Suez. C'est un architecte en chef des monuments historiques, monsieur Didier Repellin, qui avait organisé un chantier-école avec des élèves français de l’école de Chaillot , et des Cambodgiens, coordonnés par l’association Avenir et Patrimoine dirigée par Madame Gradis. Ce chantier avait permis de redonner déjà un embryon d’identité aux Cambodgiens. Par la suite, il y a eu le travail fait par Christophe Pottier, tout à fait important, sur la Terrasse du Roi Lépreux, la Terrasse des éléphants. Il avait montré qu’une nouvelle génération d’architectes et de conservateurs à l’Ecole Française d’Extrême-Orient pouvaient se préoccuper de la conservation et de la restauration des temples dans un plan intégré. On associera le travail emblématique de Pascal Royère, pendant 17 ans, qui a remonté le Baphuon. Ici, le chantier a fait l'homme et l’homme a fait chantier. Ils se sont mutuellement nourris d'une approche tout à fait unique au monde. C'est le seul chantier qui a duré aussi longtemps. Pascal Royère avait été choisi par celui qui 45 46 avait restauré Borobudur en Indonésie, monsieur Dumarçay. Ces deux jeunes architectes et archéologues, archéologue pour Christophe Potier et architecte pour Pascal Royère, ont permis de redonner une identité française de rayonnement scientifique en formant des Cambodgiens Nous avons eu de longues discussions sur l’approche méthodologique. Pour nous, au ministère de la Culture, il était fondamental de former une génération de Cambodgiens. Ce n’était pas le discours des autorités, et je ne vais pas être très correct politiquement nous n’avions pas du tout au ministère de la Culture le même point de vue que les Affaires étrangères. Mais j’ai trouvé un appui à l’UNESCO sur ce sujet, puisque nous voulions absolument que ce soit les Cambodgiens qui soient formés par d’excellents professionnels français pour justement avoir une approche croisée, une génération d'archéologues, d'architectes, de scientifiques. D'ailleurs l'école d'architectes de Chaillot au Cambodge mis en œuvre par Mireille Grubert (directrice de l’école de Chaillot, Cité de l’Architecture et du Patrimoine) et Kulachad Sisowath en est la preuve. Le but était que des architectes cambodgiens deviennent autonomes dans l’appropriation de leur propre patrimoine, qu’il y ait une re-légitimation par eux-mêmes. Certains ont parlé de période coloniale ou de néo-colonialisme. Or ce n’était pas du tout ce qui était prévu dans les Accords de Paris. C’était de redonner au Cambodge sa mémoire et son identité avec des moyens conséquents y compris financiers. Et surtout de nous inscrire dans la durée. Nous ne voulions pas avoir l’expérience - ne prenez pas cela pour une arrogance - d’autres pays venant fouiller pendant 1 ou 2 ans qui repartent en publiant des livres en disant «On a fait notre travail et au revoir ! On s’est connus, on s’est appréciés, on s’est aimés, Bye-Bye». C’était pas du tout cela. C’est pour cela que, conjointement avec le travail de l’EFEO, l’implication personnelle de Pierre-André Lablaude et des autres experts sur le développement durable, a été très important. Il y a eu une présence réelle, une alchimie qu’on ne retrouve pas dans d’autres scénarios, que vous avez décrit : ni en Irak, ni en Afghanistan et encore moins, malheureusement, en Haïti, - parce qu’on a oublié le CIC raté d’Haïti, en roue libre. Ce n’est pas faute d’avoir essayé. Tout ce travail à Angkor a ainsi permis d’avoir une véritable logique, une convergence des énergies. J’ai toutefois un grand regret : que les aspects culturels n’aient pas été intégrés dès le départ dans la problématique d’Angkor. Je vous en ai parlé pendant des années : j’ai toujours déploré la mésentente entre le ministre de la Culture du Cambodge et SE Vann Molyvann. Je pense qu’il aurait fallu plus de coordination au niveau culturel pour rendre optimale la préservation du patrimoine immatériel, du patrimoine identitaire et d’autres genres culturels. C’est mon grand regret. Cela aurait peut-être permis d’éviter que l’architecture de certains monuments historiques soit imité par d’autres bâtiments. C’est un phénomène aussi pervers de l’action touristique et je l’ai dit à chaque CIC. Dès le départ nous avons considéré que notre action s’inscrivait dans un site sacré. Je reprends un décret du roi Sihanouk où est dit qu’il est fondamental de respecter l’identité sacrée de ce lieu habité par des Cambodgiens, qui n’a jamais été déserté et demeure un lieu de culte. Pour nous c'était important de se situer aussi là-dedans. Toutes nos prises de position, très véhémentes lorsqu'il y a eu des dérives, intégraient cette dimension. Je fais référence ici à la mondialisation touristique et aux projets de faire d’Angkor, parfois un « dancing », avec des spectacles qui renforçaient encore plus le côté mercantile et le côté complètement dénaturé des sites. Le site mérite un traitement et un respect comme à Carthage, comme à Versailles, et à Notre Dame de Paris dans d’autres endroits où on respecte les sites. C’est ce qu’il s’est passé : le respect du site a permis d’éviter des choses parfois compliquées et qui auraient déplacé des foules de façon inutile. En organisant le Comité du Patrimoine Mondial en 2013, le Cambodge a montré à la planète qu’il avait reconquis son indépendance patrimoniale et qu’il invitait toute la planète à venir au Cambodge voir comment on pouvait travailler. On y a inscrit des sites de la planète entière et je dois dire que ce Comité du Patrimoine Mondial a permis, grâce au travail de Kérya Sun, de montrer comment les Cambodgiens s’inscrivent dans l’universel. La durabilité et la pérennisation du CIC peut être aussi cela : d'avoir réintégré les Cambodgiens dans la communauté internationale. Je dois dire que 25 ans après, le Cambodge, où il n'y avait pas de voitures, d'infrastructures, de toilettes, où il n'y avait rien, de voir maintenant le parcours accompli pour de former une génération. Car on ne se souvient pas - et cela est un autre problème de l’effet pervers de la mondialisation et de l’oubli - du drame de son pays… Il faudra quand même qu’on se préoccupe ensemble au sein du CIC que - sans arriver pour autant à un culte morbide du génocide - il n’y ait pas complètement effacement de la mémoire dans une espèce de jouissance matérielle complètement démente. En ce qui concerne le tourisme asiatique de masse, il faudrait peut-être essayer de mieux cerner le tourisme chinois ou coréen. Ce sont des formes de tourismes différentes des nôtres. Il n’y a pas les mêmes besoins ni les mêmes offres, et surtout pas les mêmes attentes. Il faut penser aussi a travailler à l’équilibre entre Angkor et les autres provinces du Cambodge en termes de restauration et de conservation du patrimoine. Je me réfère au travail magnifique réalisé par Aline Hetreau-Pottier et autres collègues sur un livre que l’on avait publié ensemble sur l’inventaire de Phnom Penh. Je suis toujours sur ma faim concernant le patrimoine urbain. Vous avez un travail de sauvegarde aussi de la mémoire du patrimoine urbain du XXe siècle, mais il y a encore des choses à faire dans ce domaine. Ros Borath fait également beaucoup de choses à l’Ecole d’Architecture de Paris-Belleville. Je suis assez optimiste sur l’avenir - d’autres pays sont bien plus ravagés, pensons à la Syrie ou à d’autres parties du monde. Mais tout cela reste fragile et à entretenir. Le maintien d’une structure de coordination me semble indispensable pour continuer à aider à conseiller au mieux, pas forcément toujours avec la France - il y en d’autres pays qui pourraient prendre le relais - pour essayer de maintenir nos amis cambodgiens dans une logique de partager dans l’universel. M’occupant du Patrimoine Mondial en France, c’est ce que j’ai expliqué, à certains maires de communes qui commencent à me dire «c’est important pour mon terroir». Je réponds «Mais monsieur, vous n’avez strictement rien compris. Quand vous candidatez à l’inscription sur le Patrimoine Mondial, vous êtes sensible aux Pyramides d’Egypte, vous êtes sensible à la cité de Xi’An en Chine, vous êtes sensible à d’autres formes de patrimoines, mais vous n’êtes pas que dans votre terroir local à vous occuper à une chasse au label». Il faut rappeler aux élus, que ce n’est pas seulement une logique de représentation identitaire et de célébrations annuelles : ce CIC est là aussi pour leur rappeler de temps en temps la Convention de 72, la méthodologie de travail, la lutte contre les effets pervers de la mondialisation touristique. Car cette dernière n’a pas que des aspects positifs, elle induit parfois des comportements pervers. Des faits hallucinants nous ont été rapportés de comportements particulièrement bizarres dans un site sacré comme celui d’Angkor. Je crains que les gens qui viennent n’aient absolument pas compris l’importance de ce patrimoine, dans un pays qui a connu un génocide. Mais remarquez, à Auschwitz, il y a aussi des choses abomi- 47 nables perpétrées. Angkor n’est pas que l’affaire de spécialistes, c’est aussi l’affaire du grand public et de son comportement, de son éducation Il vaut mieux faire connaître les sites du Patrimoine Mondial par les pays qui, au sein de l’UNESCO, travaillent sur cette question, via les questions touristiques. Il faut aussi avoir une réflexion sur comment induire la compréhension de groupes par des publications et par des actions concrètes. Et pour finir, je distinguerais trois décennies à Angkor. La première (1992-2002) a été centrée sur la conservation et la restauration des monuments historiques. Pour la France elle est représentée par monsieur Toubon. La deuxième (2002-2011 ou 2013) est une décennie de développement culturel et durable. Elle est représentée pour la France par monsieur Frédéric Mitterrand. Enfin, celle qui a ouvert la troisième décennie, pour les communautés, est madame Aurélie Filippetti. On doit vraiment continuer les actions de formation. Pour moi, c’est indispensable de continuer à mettre des moyens pour former les Cambodgiens sous différentes formes sur place ou en France, de donner des bourses, de construire des programmes adaptés et surtout d’inclure la problématique du tourisme mondialisé dès le départ, pour sensibiliser les jeunes professionnels à ces discours. Ce travail résulte également d’une coopération exemplaire avec ma collègue madame Francine d’Orgeval, experte au MEAE et ce dès l’origine ; notons également l’implication, depuis de nombreuses années, de Véronique Dez dans la formation de jeunes professionnels cambodgiens. 48 Maria Gravari-Barbas remercie M. Bruno Favel ainsi que tous les intervenants de la première demi-journée du séminaire. Une session de discussion a lieu avec l’ensemble des intervenants et les participants au séminaire. Première Session de Discussion Maria Gravari-Barbas Comment a évolué la question du rapport aux communautés et la doctrine en termes de leur présence sur le site ? Quelle est la vision actuelle et comment a-t-elle évolué au cours des dernières années ? Kérya Sun – Au moment de l’inscription je n’étais pas encore au Cambodge. Il y avait le choix d’inscrire le site sur la liste du patrimoine mondial en dégageant tous les habitants - c’est plus facile à conserver - ou de les garder et en faire un site vivant. L’UNESCO a choisi de garder ces habitants. Azedine Beschaouch – On ne peut pas dire que l’UNESCO a décidé… Au contraire, une grande partie du Comité voulait une inscription sans la population. Cela aurait été un désastre, et nous nous sommes battus contre cette approche. Par chance, on avait un directeur général qui nous a soutenus, mais tout l’ensemble de l’UNESCO était contre l’idée de conserver. Mais et la France nous a aidé, et on a pu finalement inscrire avec la population. Beaucoup de gens nous le reproche, mais qu’est-ce qu’un site comme Angkor qui devient une archéologie ! Ce serait un scandale. Il faut remettre les choses au point. Donc l’UNESCO à l’époque, hélas, sauf le directeur général et Mounir Bouchenaki qui avait des fonctions pour le patrimoine à l’époque, c’est tout ! Mais au sein du Comité, que je présidais, qu’est-ce qu’on s’est battus ! Il y avait un grand pays, que je ne nommerai pas, qui était le plus farouche. Son représentant disait « tout le monde dehors sinon nous n’inscrivons pas ». Et finalement, le délégué français a dit : « nous, nous n’inscrirons jamais s’il n’y a pas la population ». Kérya Sun – Nous avons mis en place en 2008 un projet avec la Nouvelle-Zélande qui travaille avec les communautés – ses propres communautés Maori tout d’abord – et qui a mis en place plusieurs projets-pilote. J’ai participé à plusieurs voyages pour mettre en place le projet de la Nouvelle-Zélande qui nous a aidé dans nos efforts pour faire participer la population dans le processus de développement. Dans les zones protégées, vous avez des populations endogènes et des exogènes. Il y a et ceux qui sont là, et en particulier les plus pauvres qui sont nés là, dont la famille est là, et qui, compte-tenu de la zone protégée n’ont pas le droit d’agrandir ou de construire de nouvelles maisons. Or la famille cambodgienne habite ensemble. Nous avons donc créé une autre zone, en dehors des zones protégées, où on leur donne un hectare de terrain et les aide à construire. Ces communautés pratiquent une agriculture traditionnelle qui n’a pas beaucoup d’impacts aujourd’hui dans la mesure où les terres à Angkor sont appauvries par toutes ces années d’abandon. Récemment, l’ingénieur hydraulique Hang Peou a réussi à remplir le Baray Nord qui était asséché depuis le XVIème siècle. Quand il m’avait dit « je vais remplir le Baray Nord », j’ai dit « Comment peux-tu dire cela ? Depuis que je suis sur Angkor 49 tous les experts européens me disent qu’on ne remplirait jamais aucun Baray ». Il m’a répondu « parce que je suis Cambodgien » ; « pourquoi au XVème - XVIème siècle on aurait fait une route comme cela ? Ce n’est pas une route, c’est une digue ». Et il a fouillé cette direction et hypothèse. En effet, l’eau tombe du Coulen, traverse la plaine d’Angkor, et se jette dans le Tonlé Sap. Il a trouvé que si le Baray est asséché c’est parce que la population a coupé 56 points sur la digue pour déverser l’eau dans leur rizière. Il a donc réparé les 56 points, en mettant des portes d’eau. Mais il a fallu expliquer aux gens parce que certains ont construit et cultivé dans le Baray mis en eau. Il a donc travaillé sous la protection de l’armée pendant presque trois ans pour mettre le Baray en eau et pour faire comprendre à la population que ce n’est pas contre eux. Maintenant c’est rentré dans l’esprit, la population a compris. Depuis ces travaux, la zone d’Angkor est la seule province qui n’est pas inondé au Cambodge. Je me rappelle une époque où il a fallu aller au Banteay Srei en radeau et où le Premier Ministre a dû envoyer un hélicoptère pour évacuer des touristes prisonniers ! La gestion de l’eau est extrêmement importante et il est crucial d’expliquer aux communautés leurs intérêts. Mais le discours sur les communautés est aujourd’hui à mode ! Pourquoi on ne s’en est jamais occupé et maintenant tout le monde s’en occupe… Mais évidemment leur participation est nécessaire, APSARA ne peut pas faire quelque chose sans travailler avec les communautés. Virginie Picon – Est ce que le CIC peut être encore amené à durer ? 50 Mounir Bouchenaki – Un CIC n’a pas été une invention ex-nihilo. L’UNESCO a une longue histoire de ce qu’on appelle les campagnes internationales de sauvegarde. Dans ces campagnes, comme celle de la Nubie par exemple, il y avait un groupe d’experts qui était dirigé par Madame Desroches-Noblecourt, la directrice du département Antiquités égyptiennes du Louvre, archéologue aussi en Égypte. On ne l’appelait certes pas le CIC. Mais autour d’elle il y avait toute une équipe de savants qui se réunissait mais essentiellement pour parler des résultats de la recherche archéologique. A Carthage on réunissait également où chaque année les chefs de missions archéologiques, les Italiens, les Français, les Allemands etc., autour du Pr Beschaouch et on faisait le point sur les recherches archéologiques. La nouveauté qui a été introduite avec le CIC à Angkor, est qu’on a relié les aspects de conservation avec les aspects de développement. On peut voir comment on allie à la fois les résultats de ces recherches qui apportent énormément, notamment la technologie du lidar qui a complètement révolutionné notre connaissance du site d’Angkor. Bruno Favel: J’ai participé aux négociations des Accords de Paris en 1992. Pour la première fois, la communauté internationale s’est prononcée dans des accords politiques internationaux sur la question de la reconstruction culturelle d’un Etat, le Cambodge. Aux Accords de Paris, co-présidés par la France et l’Indonésie qui s’est retirée par la suite, il avait été prévu une série de réunions, sans l’UNESCO d’ailleurs, de cette reconstruction culturelle. Et une conférence nous a réuni à Tokyo en octobre en 1993, où vous étiez messieurs, avec madame Francine D’Orgeval, où il avait été décidé que le secrétariat de la reconstruction identitaire, monumentale et culturelle du Cambodge serait à l’UNESCO. Le cas de figure est exceptionnel pour le Cambodge, parce qu'au niveau international, l'ONU, tous les acteurs, y compris les acteurs internes au royaume du Cambodge, étaient d’accord sur la nécessité de reconstruire à l’identique une mémoire, de travailler ensemble. Nous avons eu une approche à peu près similaire sur l’Afghanistan. Mais il a manqué quelque chose pour l’Afghanistan - très peu de choses en fait : des moyens financiers et une convergence. Nous n’étions pas en terrain asiatique, nous étions ailleurs, nous étions dans une autre approche géographique. Quant à l’Irak, je dois ferai dire que la méthodologie avait été reprise mais pour des raisons de non-entente des belligérants, il n’a jamais été possible de travailler correctement sur ces questions. Mais je dois dire que sans l’implication politique des Etats et des gouvernements, le Cambodge n’aurait pas eu la pérennité d’un comité qui continue d’ailleurs, puisque ce comité d’Angkor, on ne le dit pas, mais a donné naissance au CIC de Preah Vihear qui est co-présidé par l’Inde et la Chine. Mais je dois dire qu’il y a un suivi politique de la France et du Japon, très particulier, sur ce CIC d’Angkor, ce n’est pas seulement une communauté de scientifiques qui se réunit pour discuter d’avenir et de conservation, de la restauration c’est un évènement politique - j’insiste beaucoup sur le mot politique au sens noble du terme, puisqu’il permet maintenant de citer en référence Angkor. En 1991, Angkor était le symbole de la misère du patrimoine : patrimoine martyrisé, patrimoine massacré. Maintenant Angkor est une autre vision de patrimoine Je rappelle que la conférence d’Abu Dhabi n’a cessé de faire référence au « modèle » d’Angkor. Angkor est donc devenu un modèle gouvernemental mondial de conservation et de restauration. Je ne rentrerai pas dans les développements des questions telles que la zone tampon, les problèmes de tourisme ou d’autres problèmes. Pour nous ce modèle d’Angkor est très précieux. En 1991, il y avait d’autres petites expériences, on en parlera tout à l’heure quand je parlerai de la restauration du patrimoine au Cambodge notamment avec monsieur Repellin, architecte en chef des Monuments Historiques, ainsi que du travail de Christophe Pottier sur la terrasse du Roi lépreux. Ces événements-là ont été importants avant la création du CIC. Je crois en effet que depuis 1991 il y a un fil conducteur de toutes ces questions que j’analyse et que j’observe en spectateur. Azedine Beschaouch - Je voulais remercier Bruno Favel pour avoir insisté sur le patrimoine cam-bodgien en général et pas seulement sur Angkor. Je crois qu’il y a un effort à faire au sein du CIC. Il faudrait que ce soit introduit à mon sens, soit par les autorités cambodgiennes ou mieux par un des deux co-présidents – sans doute la France puisque c’est une initiative française. Bruno Favel : Il y a déjà un changement très positif, indépendamment du remarquable travail fait par le Vice premier ministre M. Sok An : la présidente actuelle d’Apsara, Mme Sakona, est aussi Ministre de la culture. Elle a par conséquent une vision globale du patrimoine du pays ainsi que l’autorité sur tous les sites, dans toutes les provinces du Cambodge. Elle couvre un périmètre très large qui va des musées aux archives en passant par l’enseignement supérieur, l’enseignement du patrimoine urbain, culturel et autre. Le fait d’avoir cette personnalité, Mme Sakona, rend possible un dialogue pour faire prendre conscience du rééquilibrage géographique à induire sur justement tout le territoire du Cambodge. Kérya Sun : Je voulais rajouter quelque chose. J’évoquais qu’APSARA est mal vue par les Cambodgiens parce qu’elle considérée être un organe de répression. Je pense que cela est une carence de la communauté internationale. Quand on avait créé APSARA avec les lois qui s’ensuivent, on ne pouvait pas deviner ce qui se passerait. A savoir qu’à APSARA nous avons le droit de dire « non », mais on n’a pas le droit de verbaliser quelqu’un qui fait une erreur. Il faut que l’on s’adresse à la police du patrimoine. Le Cambodge est un des seuls pays à l’avoir, depuis je crois 1997, une police du patrimoine, avec l’assistance de la France, pour éradiquer le 51 52 trafic illicite des objets d’art. Cette protection, efficace, est même un exemple pour l’ICOM pour le retour des objets d’arts anciens parce qu’on les réclame et on les obtienne. On n’a même pas besoin d’aller au procès. Le gouvernement américain nous avait soutenu pour faire revenir les pièces qui avaient disparues et dont on ne savait même pas où s’étaient. Nous devons donc s’appuyer sur toutes la police touristique et cela représente une faiblesse pour APSARA. APSARA contrôle en effet les lois, a le droit de dire non, mais pas de verbaliser. Le fait que l’on doit toujours s’appuyer sur une autorité engendre des problèmes, par exemple avec les constructions illicites, parce que nous pouvons dire « vous n’avez pas le droit » mais si le contrevenant ne répond pas positivement, il faut que l’on demande à la police provinciale de nous aider et elle le fait si elle n’est pas politiquement impliquée. Le vice premier ministre qui a voulu que l’on arrête les constructions illicites a été contré par un autre vice-premier ministre beaucoup plus puissant, car il détient l’armée, qui disait au moment de la campagne électorale : « Si je suis élu, je vous donnerai la permission de construire partout où vous voulez ». Apsara se trouve au centre du contexte politique cambodgien. Et nous avons également le Patrimoine mondial qui a ses règles. Il se trouve que la situation politique a changée et il faut remercier la France pour ça. Parce que c’est la France qui a soulevé ces problèmes ; l’ancien ambassadeur de France, Jean-Claude Poinmboeuf, au moment où il partait du Cambodge a vu le premier ministre et a soulevé ce problème. Qui a également été soulevé au CIC grâce à M. Bruno Favel et à Mme Francine d’Orgeval. Les japonais n’en parlent pas car ils ne veulent pas de remue politique. Suite à cela le vice premier-ministre de la défense a convenu : « Il faut aider APSARA, on va les aider à démanteler ». A partir de là les choses sont allés assez bien. Maintenant les experts vont travailler sur ce dossier mais il faut y aller doucement et leur apporter quelque chose qu’ils peuvent appliquer. Je n’espérais pas démanteler 70% volontairement, il faut le faire ! Maintenant les choses s’arrangent pour la zone 2 mais le problème qui reste est la gestion des flux touristiques. Jean Marie Furt : Plusieurs questions renvoient à la problématique de modélisation. Je pense effectivement qu’en matière de conservation il y a une expérience à tirer, on est véritablement sur un laboratoire il y a des transpositions possibles sans aucun problème. Je suis plus dubitatif - je choisis mes mots pour ne pas être trop violent d’entrée de jeu - sur le volet tourisme et développement durable. On peut me répondre que c’est une affaire qui vient de démarrer. On a compris ce matin l’importance du temps long, voire très long, pour voir évoluer certaines choses. La problématique du développement durable, même si elle était inscrite quelque part depuis 1993, dans la réalité opérationnelle elle a démarrée vers 2007-2008, il y a donc une petite dizaine d’années. Nous pouvons qualifier ce démarrage d’erratique : on ne savait pas trop où aller, on n’avait pas de repères, on essayait de copier ce qui était fait par les autres, on s’est retrouvé souvent seuls avec la difficulté à former une équipe et à penser ensemble. Mais les choses ont fini par prendre corps. A la différence du temps long du patrimoine, ici on parle d’humains. On ne peut pas attendre trop longtemps. A un moment donné le dialogue et la concertation ne suffisent plus, il faut de la coercition, il faut de la normalisation qui soit applicable. Mais qui dit une ‘normalisation applicable’, dit derrière une équipe formée, capable et en pouvoir de prendre en charge cette normalisation définie en concertation. Effectivement, on peut négocier avec un TO ou on peut faire signer des chartes, mais à un mo-ment donné nous arrivons au problème de l’application. Le problème de l’application on le voit tous les jours avec la « charte de bonne conduite » qui a été mise en place et son application ré-elle qui laisse à désirer. Ensuite il faut que l’action publique soit véritablement en phase avec les objectifs généraux. Sur les constructions illégales, nous avons ce problème des objectifs et de la nécessité de leur application. Sur ce sujet, les gens dont les constructions ont été démolies, ontils été rapatriés quelque part ? Kérya Sun : Les gens qui y ont construit possèdent déjà tous des maisons mais profitent pour faire un petit commerce, un petit quelque chose, donc ils ne perdent rien du tout. Virginie Picon : On peut dire qu’ils perdent leurs boulots. Kérya Sun : Non, ils sont venus construire à un endroit où il n’y avait rien. C’est à leurs risques et périls si c’est interdit. Je ne vois pas pourquoi je pleurerais sur leurs sorts. Au contraire, ils nous ont fait dépenser beaucoup d’argent parce qu’on a dû payer pour que les gens aillent arrêter. Azedine Beschaouch : C’est de la spéculation. Ils voulaient construire soit pour loueur, soit pour vendre. Aucun d’entre eux n’est dans le besoin ? Kérya Sun : Aucun. Jean-Marie Furt : Bien. Cela peut marcher effectivement à partir du moment où on dit il faut aller. Kérya Sun : Il faut une volonté politique. Jean-Marie Furt : Nous avons bataillé énormément, même si on a pas de résultat, pour inscrire le management du tourisme à l’échelon territorial. Les prestataires qui étaient en charge de ce plan de management voulaient le réduire au site d’Angkor et on a dû batailler pour élargir au champ territorial. Maintenant que c’est inscrit dans un document sur l’opérationnalité, on peut se de-mander sur l’opérationnalité de la chose - quand on voit les distorsions en termes de développement sur certaines portions du territoire. Mais c’est quasiment une règle générale : dans tout développement touristique il y a des gens qui vont en profiter directement et puis il va y avoir une élévation du niveau de vie global. Il faut se donner les moyens de mieux répartir la valeur ajoutée. Tout ceci revient, de manière directe ou indirecte, à un problème d’argent, légal ou illégal d’ailleurs, on voit cela dans toutes les affaires de développement touristique. On a parlé de Pompéi et de l’armée, il faut savoir que l’armée n’est pas à Pompéi que pour réguler la gestion des flux touristiques mais peut-être pour s’interroger sur où va l’argent de manière directe. La ques-tion de l’argent est en rapport avec la problématique de la billetterie. A un moment donné on a une délégation du service public avec un prestataire puis du jour au lendemain on a la personne privée qui voit son contrat rompu et on a une reprise en main par la personne publique par exemple le ministère de la culture. Certes, c’est un choix politique, mais derrière il y a des choix en termes de management. A un moment donné, l’investissement qui est fait à ce niveau-là doit être un investissement moderne, qui puisse servir de manière très simple à réguler les flux. Quand on a une traçabilité sur les billets vendus - on les vend en ligne ou on connait le code barre sur les billets - on a la possibilité de réguler les flux en disant : « Non, à Preah Kan il n’y a plus personne qui rentre de 10h à midi, jeudi 15 décembre, parce que c’est plein », c’est aussi simple que cela. Mais cela implique que nous savons 53 exactement combien de billets ont été vendus, combien cela rapporte et combien cela devrait rapporter et je suis en mesure de savoir où va l’argent, qu’est-ce qu’on peut en faire etc. Voici comment, d’une certaine manière, on pourrait répondre à la question de la gestion des flux. Cela a été dit au CIC y a un an et demi, il y a eu des interrogations fortes, car le management des flux était complètement aberrant. Il y a eu tout un temps de non-réponse. A chaque fois on essaye de poser des questions pour faire avancer le sys-tème là-dessus et comme on n’arrive pas on bricole sur d’autres éléments. On évoque de temps en temps les problèmes fondamentaux mais en ne les enlève pas. Sok An a été un appui fort, mais une fois qu’on aura soulevé cet après-midi tout un tas de problèmes sur des questions de développement - durable ou pas d’ailleurs - quid de l’organisation qu’on devra mettre en place pour faire évoluer les choses « dans le bon sens » ? Maria Gravari-Barbas : Comment évoluent les choses après la disparition du Vice-Premier Mi-nistre Sok An ? Jean-Marie Furt : Pour la nouvelle présidente du CIC, la Ministre de la culture, cette question est fondamentale. S’il n’y a pas d’engagement nous allons continuer à bricoler. Azedine Beschaouch : On va provoquer une réunion dès que possible pour que cette question soit réglée parce que nous ne pouvons pas continuer à ingénier comme cela. 54 Maria-Gravari-Barbas : Je souhaiterais revenir sur la dualité patrimoine et mondialisation. Nous n’avons pas assez parlé de la doctrine de restauration et de conservation qui a été mise en place au sein du CIC. J’aurai aimé savoir comment se fait ce travail commun de tous les Etats. Comment a-t-il évolué avec l’arrivée progressive de nouveaux pays. Evolue-t-on vers une nouvelle approche commune une doctrine éventuellement ? Il y a eu certes la Charte d’Angkor qui témoigne d’une volonté d’affirmer une doctrine commune élaborée communément au cours des dernières an-nées. Pierre-André Lablaude : Bien sûr il y a des textes internationaux sur la conservation du patrimoine, la charte de Venise, le document Nara sur l’authenticité qui est déjà une dénonciation de la charte de Venise. Nous sommes déjà dans la dialectique. Et puis nous avons des cultures de la restauration. Ce qui m’a toujours frappé dans les chantiers à Angkor est, qu’en gros, tous les monuments ont sensiblement les mêmes pathologies et posent les mêmes problèmes. Mais chaque pays voit ce même problème avec un angle d’attaque qui est parfois assez différent. Les Français ils mon-tent une grue, ils embauchent deux-cents gars et ils commencent à bouger les pierres. Les Japonais, pendant dix ans font des études de pédologie, d’hydrologie, d’archéologie, de pétrographie, etc. et puis au bout de dix ans ils commencent à bouger deux pierres. Les Indiens ne voient pas vraiment la différence entre la dimension culturelle et religieuse du monument et sa restauration, c’est-à-dire que le temple correspond à un modèle de leur pays, de leur culture, de leur religion, on doit le refaire comme il l’était. Les Chinois, quand ils sont venus travailler sur le chantier de Chau Say Tevoda avaient un peu un complexe termes techniques visà-vis des autres pays et ils ont fait un très gros effort, un très gros investissement pour être au niveau des autres pays. Les japonais c’est un peu la même chose, mais les japonais sont plus prudents, disons que les japonais ne veulent jamais être pris en défaut. On voit ainsi qu’on a des contradictions. Ce qui est amusant c’est de voir comment chaque pays a une approche différente avec également une autre ligne de rupture entre ce que je disais ce matin, la demande, l’esthétique, ce qu’on apprécie dans un monument quand on a une culture occidentale, dans ces monuments c’est l’envahissement par la jungle, c’est la ruine, c’est l’aventure, c’est Indiana Jones, c’est la chanson de Mowgli dans Walt Disney dans Le livre de la Jungle où il monte sur un temple. Donc, nous, on a cette culture-là. C’est cette poésie de la ruine de Hubert Robert, l’harmonie entre le paysage, une population modeste et un temple évoquant une dynastie ou une religion déchue... Alors que les asiatiques lisent cela comme des monuments religieux, des monuments bouddhiques. Il suffit de voir comment les Japonais veulent remettre le bouddha au Bayon1. Donc on a des significations différentes et la demande asiatique est pour moi imprégnée du document Nara sur l’authenticité et c’est, d’une certaine façon, refaire le monument comme il était. C’est-à-dire que l’état de ruine est un état de déchéance, un état indigne du sens de ces monuments et il faut le rétablir autant que possible dans l’état dans lequel il était. Je me souviens très bien de la discussion qu’on avait eu sur place, cette espèce de drame collectif à Ta Prohm, où on disait « il faut garder les arbres » et on avait en face des Indiens et Cambodgiens qui disaient « vous vous n’intéressez qu’à nos monuments que quand ils sont en ruine ». Quand vous prenez cela en pleine figure il y a un effet miroir qui est intéressant… Azedine Beschaouch : Je me suis fait traiter en ce qui me concerne de « romantique attardé »… Pierre-André Lablaude : Ce qui est intéressant c’est l’effet miroir qu’on a. De voir que nous, on est fasciné par les ruines de Rome et par l’antiquité méditerranéenne. Mais la culture qu’on a en face de nous elle est différente. Et c’est là, dans ces interventions sur des monuments qu’on voit les différences de culture. Le CIC à mon avis n’est pas là pour déterminer une norme, en disant « Vous avez le droit de faire cela, vous n’avez pas le droit de faire cela ». Il suffit de voir la façon dont la charte de Venise a explosé en Europe où on reconstruit la Frauenkirche de Berlin, la cathé-drale du Christ Sauveur à Moscou ou le théâtre du Globe à Londres. La charte de Venise est partie dans le virage ! C’est vrai que le document de Nara sur l’authenticité, quand il a été rédigé en 1994, était la première attaque contre la charte de Venise. Nous sommes donc dans cette dialectique-là, et finalement, on ne s’est pas vraiment fixé de reli-gion en disant on va pas refaire une charte d’Angkor qui va dire « On a le droit de faire cela, on a pas le droit de faire cela ». Mais il faut admettre qu’il y a plusieurs pièges dans la maison du père… Y a certains cas où la restitution, où le remontage intégral est parfaitement admissible et puis il y a d’autres où on est plus sur un travail de gros entretien, de maintien de la ruine. Mais les grands arbres qui poussent sont des arbres qui ont une faible longévité, et donc l’image poétique du Ta Prohm que l’EFEO avait voulu garder, que les Indiens ont voulu remettre en La statue du Buddha du Bayon, de 3m50 de haut, a été découverte en 1933, brisée et ensevelie sous 1 la tour centrale du temple du Bayon. Après sa restauration, elle est placée en 1935 sur l’une des terrasses bouddhiques de la place Royale d’Angkor Thom, derrière les tours du Prasat Suor Prat. Une grande cérémonie royale a lieu en 1935 pour sa reconsécration. Depuis 2012 existe un projet pour introduire une copie en grès du Buddha du Bayon dans la tour centrale du sanctuaire. L’opération est menée par la Japanese Government Team for Saveguarding Angkor, dirigée par Takeshi Nakagawa, en collaboration avec l’APSARA. Sophie Biard (2017) Réflexions sur l’histoire de l’exposition et de la restauration des effigies de culte anciennes au Cambodge Moussons, pp.131-151 55 question en disant « On enlève tous ces arbres pour reconstruire le temple », elle se règle par le vieillissement des arbres qui dégringolent les uns après les autres, on ne va pas replanter des arbres sur les temples. Donc de toute façon le fait d’avoir dégager les temples, le fait de les ouvrir au public est incompatible avec la présence des grands arbres. C’est regrettable mais il est évident que le jour où il y a un arbre qui tombe sur un groupe de touristes, nous aurons des problèmes. Christophe Pottier : C’est intrinsèque à Angkor. Depuis un siècle l’accessibilité des piétons passe par le dégagement, cela a toujours été le cas et c’est toujours la même chose. Et même un site comme Ta Prohm qui avait été laissé en état, qui avait été nettoyé, dégagé, on avait gardé juste-ment la partie spectaculaire - il n’est pas en état. Ta Prohm a été théâtralisée et laissée comme telle mais effectivement avec cette reconnaissance mais à terme il finira comme les autres. Virginie Picon : Qui a fait cette théâtralisation ? Kérya Sun : Ce sont les Français. Cela date des années 1920. Henri Marshall a écrit à ce sujet. Christophe Pottier : L’imaginaire romantique est devenu un élément marquant de toute la propagande, de toute la communication de construction de l’identité du Cambodge. 56 Maria Gravari-Barbas : C’est très intéressant ce que vous dites à propos de cette approche. Mais cela n’est pas qu’une culture technique, cela ne concerne pas que les architectes, on peut suppo-ser que cela concerne également les publics qui visitent aujourd’hui les temples et qui en fonction de leur provenance ne viennent avec les mêmes attentes. Pierre-André Lablaude : Oui il y a bien des attentes qui sont différentes. C’est évident qu’un occidental quand il vient à Angkor pour lui la nuisance maximale c’est l’autre touriste sur le site ; on n’attend qu’une chose : que l’autre touriste sorte du champ pour faire la photo, comme celle qu’on a vu dans les livres prises y a trente ans quand il n’y avait personne à Angkor. C’est quand même cela le reflet de l’attente occidentale. Alors que les asiatiques, au contraire, plus on est sur la photo, plus c’est sympa ; il suffit de voir en Chine les photos dès que vous avez un colloque avec trois cents personnes, y a des bancs, et on prend une photo avec les trois cent personnes parce qu’on veut montrer qu’on est tous ensemble. Nous avons donc à faire à une relation différente aux monuments. Maria Gravari-Barbas : Mais même au-delà de cela, même la question de l’anastylose que vous évoquiez tout à l’heure, est-elle culturellement plus acceptée, voire souhaitée, ou même nécessaire, pour les publics asiatiques ? Pierre-Lablaude : Oui mais il y a une autre chose. Cela nous amène aussi à nous remettre en question : d’abord à identifier que l’on aime les ruines donc on est dans une culture qui est laïque. La mise en place du service des Monuments Historiques en France se fait sur des ruines religieuses désacralisées et qu’on ne veut pas resacraliser. Pour la fonction, que ce soit une église ou non, c’est avant tout un chef d’œuvre. Je sais par exemple qu’au Mont Saint-Michel pendant quinze ans, on n’a pas remis d’autel dans le chœur. Avant tout c’est un chef d’œuvre d’architecture, ce n’est pas parce qu’il y avait trois curés qui avaient dit à une époque des messes ici que c’est important. Le sens religieux était complètement abstrait donc on voyait l’œuvre d’architecture comme une œuvre d’art en tout, indépendamment du tout sens. Et on est encore façonné par cette approche-là. Un contre-exemple fantastique est le Ta Prohm, la salle des danseurs qui a été un des coups de maître du professeur Beschaouch. 99,99% de pierres sont là. Donc vous vous dites : « J’ai tout le puzzle, est-ce que ce n’est pas un crime contre l’esprit de laisser cela en tas de cailloux ? ». Bon, et à la fin, je ne dis pas que nos collègues indiens nous ont convaincus mais on se dit, mais on est vraiment bloqué, par cette espèce de… Surtout ce qui est très drôle est que dans la charte de Venise, l’anastylose est autorisée mais elle est autorisée dans le chapitre « fouilles » ! Bon, et à la fin, je ne dis pas que nos collègues indiens nous ont convaincus mais on se dit, mais on est vraiment bloqué, par cette espèce de… Surtout ce qui est très drôle est que dans la charte de Venise, l’anastylose est autorisée mais elle est autorisée dans le chapitre « fouilles » ! Elle n’est pas marquée dans le chapitre « restauration ». Donc en fouille, cela veut dire, on fait un trou, on trouve une pierre sous le sol, on a le droit de la remonter ; mais un tas de cailloux on n’a pas le droit de le remonter. Donc y a ce côté crime contre l’esprit de ce renoncement à l’anastylose ? Azedine Beschaouch : Le plus gros c’est qu’au Ta Prohm, pour la salle des danseurs salle, tout est là et on avait commencé par faire un choix d’avoir la moitié de la salle… (Pierre-André Lablaude : Le choix de Salomon !). On avait commencé par la moitié de la salle, on l’a restaurée, c’est très bien, puis on s’est dit « Ils vont nous prendre pour des idiots ». Ils vont se dire « Mais ce sont des incapables, ils n’ont fait qu’une partie ». Et à la fin on a été obligé de… Pierre-André Lablaude : Donc c’est vraiment un doigt dans l’engrenage qu’on met, mais parallèlement on voit qu’en Europe on a des chantiers de reconstruction où il n’y a même plus les matériaux : à la cathédrale du Christ Sauveur à Moscou, il ne restait plus un parpaing, Staline avait tout fait sauter en 1930, mais on l’a reconstruite quand même. Alors on peut dire « La Russie c’est la Russie », mais quand même, ce qu’on prépare pour la flèche de Saint-Denis ce n’est pas loin de cela. Je ne dis pas que c’est l’exemple Angkorien qui fait évoluer les pratiques en Europe mais cela participe du même mouvement. Maria Gravari-Barbas : C’est une très bonne question : est-ce que c’est vraiment l’exemple qui fait évoluer ou est-ce que Angkor est beaucoup plus dans l’air du temps et dans le sens de l’Histoire ? Pierre-André Lablaude : Ce qui est quand même intéressant est le document de Nara sur l’authenticité ; dans la charte de Venise a un article qui dit une fois « dans le respect de l’authenticité du monument » et on ne dit pas ce que c’est l’authenticité. Mais qu’est-ce que c’est l’authenticité ? Et la charte de Nara elle décompose, elle « saucissonne » la notion d’authenticité et elle met en évidence que nous, Occidentaux, on entend l’authenticité en termes d’authenticité du matériel alors qu’en Asie, que ce soit au Japon ou ailleurs, c’est l’authenticité de la forme et de la fonction. Donc on a une notion d’authenticité issue de la culture de la ruine. On parle de mon-dialisation, il peut y avoir une mondialisation de la doctrine et quand vous allez par exemple à Vé ? Cela a été totalement détruit par l’offensive du Têt et quand vous voyez les reconstructions qu’ont fait les Vietnamiens depuis vingt ans, c’est quand même extraordinaire. Alors on peut dire : « C’est trop neuf, c’est trop doré, c’est trop laqué » etc., mais on a quand même une authen-ticité de la forme et l’exactitude de la restitution même s’il y a plus les de bois d’origine. Voix homme : J’ajouterais qu’à Bagan en Birmanie il y a eu une opération de 57 reconstruction absolument incroyable. La différence est énorme entre ma visite en 1970 et celle il y a deux ans. Je ne reconnaissais même pas, tellement ils ont reconstruit à l’identique, sur un petit socle de brique et tout le reste est neuf. Je voulais faire la remarque sur l’étude sur les images d’Angkor. Je crois que parler de touristes et d’occidentaux sans doute, peut-être c’est bien Ta Prohm qui générait le plus de photos, de photos touristiques, même rapporté aux terrasses du Bayon ou à la perspective ouest d’Angkor Wat. Ta Prohm c’est un « délire » de photos. Dès que quelqu’un vous mettre ses photos d’Angkor, vous en avez la moitié c’est Ta Prohm : les arbres et les racines. Pierre-André Lablaude : Ce qui ne justifie pas pour autant de ne pas y toucher. Azedine Beschaouch : Sur la question de la reconstruction, ce qui a ouvert la voie à mon sens, c’est l’inscription de la vieille ville de Varsovie sur la liste du Patrimoine mondial. On a mis au Patrimoine mondial un faux avec l’accord de tout le monde pour des raisons politiques. Alors là c’était fini, on ne pouvait plus. Après on nous a présenté un tas de choses. J’ai passé sept ans de ma vie avec Mounir Bouchenaki qui m’a demandé de m’occuper du pont de Mostar. Je ne pouvais tout de même pas être publiquement contre mais je trouvais problématique de mettre sur la liste du Patrimoine mondial un faux, bien sûr à l’identique, mais c’est un faux. Voix homme : Ce n’est pas l’identique parce que le pont de Mostar les pierres ont été taillées à la scie alors que les pierres d’origine évidemment ne l’étaient pas et le pont de Mostar a pas du tout la qualité qu’il avait… 58 Pierre-André Lablaude : Mais ce n’est pas parce que l’exécution est mauvaise que le principe est condamnable. Si on veut aller plus loin, vous avez d’autres exemples. Vous avez la Sagrada Familia qui est classée Patrimoine mondial, vous avez l’église de Firminy qui est classée dans l’œuvre de Le Corbusier alors que Le Corbusier n’en a pas vu un centimètre. L’église de Firminy, élévation posthume, est classée au Patrimoine mondial. Virginie Picon : La question est qui posée c’est celle de l’universalité. Parce que si on est dans un système de critères universels, il faut qu’on s’entende sur ce qui est universel selon les différents contextes… Si on renonce au critère d’universalité, on peut classer quelque chose qui date de la veille en disant que cela date du Moyen Âge. Pierre-André Lablaude : Oui mais là on tombe dans la balance classique, l’arrêt constant de l’UNESCO valeur universel-diversité culturel, les deux doivent être capable de se concilier. Il y a une culture de la restauration donc il faut voir ce qu’il y a entre les différents pays, entre les différentes cultures, entre différentes pratiques… Voix homme : A la limite à Varsovie on est dans le patrimoine immatériel. On a gardé l’image patrimoine immatériel. Pierre-André Lablaude : Mais la reconstruction de la place d’Arras complètement détruite par les bombardements de 1918 et le beffroi c’est la même chose. Maria Gravari-Barbas : Pour ramener la discussion à sur notre terrain : il serait intéressant de voir, au-delà de la doctrine de la restauration et de la conservation comment dans ce laboratoire qu’est le CIC, tout ceci a pu fonctionner ensemble ? C’est miraculeux, le fait que ce ne soit pas explosé quand on voit ses diversités d’approches et de cultures. Pierre-André Lablaude : Je vous réponds franchement, j’ai le sentiment qu’on n’a pas modifié les principes, les doctrines de restauration et leur mise en œuvre en fonction de la demande touristique. Simplement il y a peut-être des types d’intervention qui répondent plus à tel demande du public et des petites interventions qui… Kérya Sun : Je peux apporter un témoignage. Je venais d’arriver. Le premier CIC c’était en 1996, on était une cinquantaine de personnes et j’étais épouvantée de voir l’équipe, parce que, il faut dire que les Indiens ont été les premiers à venir aider le Cambodge et il y a eu beaucoup de commentaires là-dessus. Les Indiens sont venus en 1986 restaurer le temple d’Angkor Wat alors que tout le reste du monde boudait le Cambodge. Beaucoup de Cambodgiens m’ont dit : « Oui, aujourd’hui la communauté internationale critique mais nous à l’époque on n’avait personne pour nous aider, on avait que les indiens ». Ce qui est vrai. Sauf qu’il n’y avait pas le CIC à l’époque… Donc les Indiens étaient venus, y avait pas le CIC, Angkor n’était pas encore classé patrimoine mondial donc ils faisaient à Angkor ce qu’il faisait exactement comme chez eux. Ils ne l’ont pas fait pour détruire Angkor sauf qu’ils ont nettoyer la pierre avec de l’acide…. Il y a eu le premier CIC en 1996, les indiens étaient partis et puis ils voulaient revenir. Le CIC, Pr Beschaouch, avait demandé le rapport et les indiens n’ont jamais voulu le donner. Il y a eu un clash, un vrai clash. C’était le représentant diplomatique, l’ambassadeur. Kérya Sun : Il s’était disputé avec le Pr Beschaouch. Après, quand ils sont revenus travailler sur Ta Prohm, tous mes amis cambodgiens m’ont téléphoné : « Mais comment vous, APSARA, pouvez-vous laisser les Indiens alors qu’ils ont déjà détruit Angkor Wat ? ». Et en fait ils étaient revenus et ils ont accepté le cadre du CIC, et c’est un miracle ! Parce que tout le monde travaille en harmonie même s’ils ne sont pas tous vraiment d’accord. D’ailleurs, on a résolu un problème dernièrement avec les Chinois. Il faut savoir que les Chinois n’ont jamais restauré de temples en dehors de leur pays, le Cambodge est le seul dans le monde. Ceci est lié à l’amitié entre le Cambodge et la Chine et notamment le roi Sihanouk, le seul roi du monde a avoir un palais à Pékin. Donc ce qu’il fait qu’ils font très - attention parce qu’ils ont toujours restauré chez eux et ils font ce qu’ils veulent, mais à Angkor c’est la première fois. Ils ont cette crainte de carence. Bruno Favel : La charte de Venise sur la conservation et la restauration des monuments et des sites est tellement en crise que l’Union européenne nous a demandé une réflexion dans le cadre de l’année européenne du patrimoine 2018, les Français et les Allemands n’ayant pas du tout la même conception pour restaurer les monuments historiques. On a vu ce qui s’est passé en Afghanistan avec des divergences d’appréciations. La charte de Venise n’est pas un texte régi par les pouvoirs publics, mais par ICOMOS international, un texte de praticiens.. LCOMOS devrait donc être associée à ces questions via ICOMOS Europe pour justement permettre aux gens d’être moins dans un clivage. Je ne juge pas du tout : il y a des pays qui respectent à la lettre la charte de Venise et d’autres pas du tout. La charte de Nara sur l’authenticité était une contre-réponse à la charte de Venise mais pas forcément pour des raisons nobles. C’est assez pervers le contexte de départ de la charte de Nara faite pour permettre à certains pays et promoteurs immobiliers de raser une grande partie de sites et d’autres pour justement pas avoir la charte de Venise dans leur pays. Globalement, on ne retrouve pas tellement ce clivage dans 59 les travaux du CIC. Je n’ai jamais vu des interprétations idéologiques terrifiantes au CIC… On voit davantage cela à l’UNESCO, au sein du débat sur le patrimoine mondial. Pierre-André Lablaude : Il y a quand même eu des débats. J’ai eu par exemple des débats avec le docteur Crochi. Après, c’est bien sûr des cultures différentes, des architectures différentes. Le professeur Crochi lui considérait qu’il fallait figer les monuments dans leur déformation, avec des des techniques ad hoc - fil de fer ou fil de carbone qui coûtaient relativement cher mais qu’on utilise chez nous en Europe, parce que la main d’œuvre coûte extrêmement cher - donc finalement trouver des solutions techniques qui permettent de stabiliser le monument en l’état c’est défendable. Au Cambodge, la journée d’un ouvrier est 3$, et donc il est plus simple, on l’a vu avec Ta Prohm, de mettre cents gars démonter le monument et le remonter. On crée des emplois pour le même prix, au lieu d’avoir un monument déformé. Après il est question d’authenticité : est-ce que la déformation, est-ce que le début de ruine fait partie de l’Histoire et de l’authenticité du monument ? Ou est-ce que c’est une atteinte à l’authenticité du monument ? La structure elle était instable, elle ne tient pas debout, on la démonte, on la remonte avec ces mêmes matériaux. C’est un débat qu’on a eu plusieurs fois, effectivement. Azedine Beschaouch : Mais sans animosité. Pierre-André Lablaude : Sans animosité. Est-ce qu’on encourage, est-ce qu’on autorise le démontage et est-ce qu’on encourage la stabilisation ? Et souvent on trouvait des solutions qui étaient un peu mixtes, soit on démonte, soit on stabilise. 60 Voix homme : Il y a un moment donné, il y a 20-25 ans, l’anastylose était quand même un petit peu taboue. Kérya Sun : On le fait mais on ne le dit pas ! Voix homme : Cela a quand même été décrié par des équipes qui n’avaient pas d’expérience à Angkor en termes de restauration en pierre. Plusieurs intervenants sont arrivés avec des discours en faisant pas mal de généralités sur l’anastylose en présentant de nouvelles approches. Finalement, il y a eu beaucoup d’équipes qui se sont résolues à rentrer dans ce système. Nos collègues japonais sont arrivés à démonter-remonter. Pierre-André Lablaude : Oui, et en le faisant très bien par ailleurs. Kérya Sun : On ne va pas rentrer dans les détails techniques mais je peux vous dire que depuis le temps que je travaille, des gens critiquent l’anastylose, d’autres la pratiquent sans le dire, mais qu’est-ce qu’on a trouvé de mieux que l’anastylose pour remonter les monuments depuis ? Azedine Beschaouch : Le débat a été menée depuis vingt-cinq ans. Kérya Sun : Marshall l’avait fait sur Banteay Srei Azedine Beschaouch : Heureusement que cela a été fait. Mais il n’a jamais eu de doctrine dans le sens de l’UNESCO. Pierre-André Lablaude : Oui mais c’était presque une pratique honteuse. On ne s’en ventait pas. Virginie Picon-Lefebvre : Monsieur Lablaude, vous dites que le tourisme a assez peu compté dans l’établissement des techniques de restauration mais est-ce que le fait même de reconstruire un bâtiment n’est pas - par rapport à la question de la science, de l’archéologie - n’est pas une manière de construire quelque chose pour que les touristes puissent visiter ? Pierre-André Lablaude : Mais la conservation du patrimoine ce n’est pas que la science et l’archéologie, c’est d’abord avant tout des œuvres d’art. Si vous avez un trou au milieu de la Joconde vous percevez ce trou comme une atteinte à la qualité esthétique de l’œuvre et vous dites qu’il faut le cicatriser. Donc l’œuvre d’art, avant d’être un objet scientifique, est une œuvre d’art. Bien sûr il y a une balance, remonter des pierres sur un monument et les remettre en place sur le monument en quoi c’est une atteinte à l’authenticité ? En quoi c’est une atteinte à l’archéologie ? Au contraire, on l’a vu sur le chantier de Ta Prohm, le fait de démonter le monument et d’avoir à le remonter c’est aussi une sorte de fouille archéologique et on connait mieux le monument après démontage et remontage que quand il était en tas de cailloux effondrés. Azedine Beschaouch : Cela n’a jamais été fait pour les touristes. Pierre-André Lablaude : Jamais. Maria Gravari-Barbas : Je comprends très bien que cela n’a pas été fait pour les touristes mais cela a été fait pour ceux qui peuvent jouir de cet édifice, qui est une œuvre d’art… Kérya Sun : Non, pour le sauver d’abord. Pierre-André Lablaude : M. Grollier à l’époque ne pensait qu’au monument. Il n’a jamais parlé, ni de tourisme, ni de quoi que ce soit. Pour lui c’était sauver un monument. Maria Gravari-Barbas : Est-ce que ceci aujourd’hui ne devient pas presque politiquement incorrect ? Je ne veux dire qu’on ne pense qu’au monument et pas aux hommes et aux femmes. Kérya Sun : Non, parce qu’à Angkor je peux témoigner sur le cas de Ta Prohm. J’y ai travaillé très étroitement avec les indiens, je m’occupais du tourisme à l’époque. A propos des plateformes posées pour les photos : les chercheurs étaient bien sûr venus protester en disant que en couvrant cela nous en empêche de chercher. J’en ai parlé au professeur Beschaouch et il m’a dit que si vraiment il faut faire des recherches, on enlève la plateforme mais on ne va pas faire plaisir aux chercheurs et laisser des millions de touristes abîmer les monuments. Même avec Pascal Royère, quand il avait fini le monument, j’étais venu travailler avec lui pour la gestion des flux et c’est pour cela que deux escaliers ont été construits au Ta Prohm et vous savez très bien que vous pouvez monter d’un côté et descendre de l’autre. Au Ta Prohm, j’ai posé toutes les plateformes en travaillant étroitement avec les Indiens. Les conservateurs aujourd’hui n’ont plus cette notion de toujours conserver pour eux-mêmes. C’était au début, c’était la guerre éternelle entre la conservation et le développement. Je leur dis que « Vous savez très bien que moi j’aime les monuments comme vous, si j’ai décidé de travailler ici ce n’est pas parce que l’argent m’attire mais sans le développement il n’y a pas d’argent et sans argent il y a pas de restauration ». Aujourd’hui les conservateurs ont l’esprit beaucoup plus ouvert. Je le vois. Pour l’instant je n’ai pas travaillé avec les japonais mais sur ce plan-là, mais j’ai travaillé avec les indiens au Ta Prohm et Pascal Royère au Baphuon. On a fait tout de suite car cela il faut le faire avant qu’il n’y ait tous ces flux. Tout à l’heure on 61 parlait de développement des parvis. Le parvis de Banteay Srei a été fait parce qu’il y avait un impératif politique ; on a pu le faire et on a dépensé une fortune parce qu’on a dû dégager les gens qui habitaient là. Pierre-André Lablaude : Y a deux dimensions : une dimension qui est très importante est la demande cambodgienne pour un monument identitaire. Il y a une demande du pays qui fait appel à la coopération internationale, il se trouve que cette restauration des monuments elle se fait, cette mise en valeur et cette ouverture du site, l’aménagement du site se traduit par un développement touristique important qui n’est jamais que le rattrapage de celui qui aurait dû se faire s’il n’y avait pas eu 20 ans d’interruption, que ce tourisme génère des recettes qui contribuent à l’économie du pays. Regardez le problème de l’Egypte actuellement, ou tout le tourisme est complètement planté et c’est un quart du budget du pays qui a disparu. Donc c’est quelque chose qui profite au pays, c’est quelque chose qui profite aux populations, à tel point qu’on a des populations qui viennent affluer pour habiter dans le site d’Angkor - c’est quand même qu’il y a un retour économique. La question est de savoir à partir de quand cet avantage devient une nuisance pour les monuments qu’on a et pour la qualité de la visite. Est-ce que si la qualité de la visite se dégrade par la sur-fréquentation du site, est-ce que cela va faire plonger le chiffre de visites ? Cela reste à discuter, moi je n’en suis pas convaincu, que même avec une qualité dégradée on aurait moins de visiteurs. 62 2ème TABLE RONDE ANGKOR ENTRE LE LOCAL ET LE GLOBAL : TERRITOIRE, POPULATIONS LOCALES, MOBILITÉS TOURISTIQUES ET OPTIONS DE DÉVELOPPEMENT Pierre CLEMENT Architecte, président de l’agence ARTE CHARPENTIER On nous a demandé, à Jacques Fournier et moi-même, de parler du travail que l’on a fait en 1994. Celui-ci a démarré en 1994, après l’inscription du site au patrimoine mondial, après le travail qui avait été fait pour le ZEMP (Zoning Environmental Master Plan) dont on a peu parlé et qui était un travail fondamental, très important, pluridisciplinaire, et qui a réuni sur le site d’Angkor des connaissances que personne n’avait. Jean-Marie Charpentier, le fondateur de notre agence, avait été appelé par SE Vann Molyvann au moment où il a créé un département d’architecture dans le cadre de la faculté des Beaux-arts à la fin des années 1960. Moi-même j’ai été nommé à la faculté des Beaux-arts mais, pour des raisons politiques, le ministère des Affaires étrangères a renoncé à m’envoyer. Néanmoins, une grande amitié a lié Jean-Marie Charpentier et SE Monsieur Vann Molyvann et le fait d’avoir été enseignant à Phnom Penh faisait qu’à l’agence il y avait une importante communauté d’architectes khmer. Il y en a ici un témoin, un représentant, Monsieur Or Kim Song qui va prendra sa retraite après avoir passé toute sa vie à l’agence. Il est natif de Siem Reap et a participé aux travaux. Il a continué à nous accompagner avec l’association des Amis d’Angkor. Il y avait bien sûr aussi Ros Borath, qui a joué un rôle important dans le début des années 1990 puisqu’il a beaucoup incité SE Vann Molyvann à retourner au Cambodge. A l’époque il était très hésitant et pas certain. L’association avait envoyé une première délégation et ils l’ont convaincu qu’il avait un rôle à jouer dans ce contexte. Ce qui fait que quand SE le Roi Norodom Sihanouk a décidé de faire un appel à l’UNESCO, SE Vann Molyvann a demandé à l’agence de préparer le dossier. Le premier zonage, la première esquisse de plan d’aménagement, a été fait justement par cette équipe cambodgienne qui était à l’agence en 1991. Et je me souviens d’avoir amené quelques années plus tard, pour la réunion de Berlin, le matin même, deux exemplaires d’un livre, Passé, Présent et Avenir que Mr Bouchenaki a amené à la réunion pour le Roi et la communauté scientifique. C’est ce contexte qui fait que l’agence a travaillé très tôt sur la préservation des temples d’Angkor. Ce travail qui s’appelait « Plan d’urbanisme de référence et projets prioritaires » avait été mené par une équipe importante et pluridisciplinaire constituée d’Arte-Charpentier 63 associé au BCEOM (Bureau d’études techniques). Nous avions parmi nous notamment Marie Martin, ethnologue qui avait participé à l’étude du ZEMP, avec Ros Borath, travaillant alors à l’agence, et qui avait travaillé sur le plan urbain. Marie Martin avait menacé de quitter le travail du ZEMP parce que certains envisageaient le fait que le parc n’aurait plus d’habitants et en tant qu’ethnologue se sentait attaquée personnellement. R. Terry Schnadelbach1, un environnementaliste-paysagiste américain qui a joué un rôle important et Jacques Pouplart, un hydrologue du BCEOM qui a travaillé de façon très fine en Indonésie et qui a fait un travail remarquable et pionnier sur des questions hydrauliques. 64 Je voulais revenir sur certains points. On a parlé d’Angkor-laboratoire, on a déjà présenté un cer-tain nombre de ces éléments qui font qu’Angkor était en effet laboratoire et en particulier sur la représentation – il faut en parler car « plan d’urbanisme » veut dire « cartographie », et effecti-vement les informations dont nous disposons aujourd’hui sur le site et celles qui étaient disponibles en 1994 sont bien différentes, il y a eu un grand cheminement depuis. Il convient de mettre en avant tout de suite (et c’est pour cela que l’urbanisme me semble important dans ce contexte), qu’Angkor c’est d’abord des villes. C’est une grande capitale. Evidemment, il ne nous reste que les monuments de pierres, enceintes, sculptures, temples tout à fait remarquables… mais pendant longtemps, personne ne s’est soucié que c’étaient effectivement des villes. Beaucoup de chercheurs de l’école française consacrent une bonne partie de leur temps à cette dimension territoriale et urbaine. Je pense que SE Vann Molyvann avait cela en tête tout le temps quand il s’est retrouvé être notre client, puisque c’était le maître d’ouvrage au titre d’Apsara, qui pilotait les études que Jacques Fournier faisait sur le tourisme et l’institutionnel et que nous faisions nous sur l’urbanisme. Cette question du plan et de la représentation de la réalité, des connaissances et des moyens d’analyse était préalable pour pouvoir devenir à un moment un document réglementaire. Il y a eu le travail du ZEMP, il y avait déjà eu l’identification d’un certain nombre de zones (d’ailleurs on reparle de deux zones mais à l’époque il y en avait beaucoup plus puisque son excel-lence Vann Molyvann qui ne voyait pas en petit avait voulu englober l’ensemble de la région de Siem Reap) APSARA avait une certaine ambition sur le développement économique de l’ensemble de la province et sur un grand territoire. Tout le monde s’était rendu compte qu’il fallait de la cartographie donc l’AFD a financé l’IGN pour faire un fond de plan sur la ville, mais évidemment, on est à deux pas d’Angkor. Au lieu d’englober le site d’Angkor dans le fonds de plan, l’IGN a tiré un trait la limitant au nord avant le parc archéologique, convaincu que tout le monde aurait besoin de la cartographie du site et que donc on lui paierait une deuxième carte pour la partie nord. Cela ne s’est pas passé parce que l’AFD qui s’intéressait peu au patrimoine à l’époque, n’a pas voulu payer pour avoir la carte. Entre temps, il faut que je parle de cette carte qui avait été le support de notre étude, montage de cartes de 1994 et de 1962 qu’avaient fait Ros Borath et Aline Pottier pour le ZEMP (Figure 1) Or Kim Song l’a bricolée en ajoutant au Nord la carte ancienne réalisée par l’EFEO - on n’avait pas de moyens techniques. En travaillant au Cambodge à l’époque, j’avais une liberté totale, personne ne pouvait nous joindre de l’agence, je n’avais pas de téléphone, pas de fax, le courrier n’en parlons pas, donc on savait qu’on était 1 Terry Schadelbach a poursuivi ses travaux sur Angkor et a publié récemment un ouvrage Angkor Ecology/Sustinable Khmer : A Brief History of the Khmer Capital LAUD press, New York 2016. complètement isolé du monde pendant cet été 1994. Nous avons ainsi bricolé cette carte, qui d’ailleurs continue à être publiée sans que les gens ne sachent exactement ce que c’est. Après ce sont les Japonais qui ont fait la carte financée par JICA. Figure 21 : Cette carte est un montage réalisé par Arte-charpentier pour disposer au moment de l’étude du Plan d’urbanisme (1994) d’une seule carte montrant à la fois la ville de SiemReap et le site du parc archéologique d’Angkor. La partie sud est basée sur la nouvelle carte établie par l’IGN spécifiquement pour l’étude, la partie nord sur une carte du parc de 1962 de l’EFEO 65 Je présente quelques cartes thématiques, sans m’étendre, mais pour dire l’importance de l’environnementaliste et l’hydraulicien dans la réflexion globale. Angkor c’est une ville ce qui implique un aménagement du territoire à une très grande échelle et il faut analyser ce territoire globalement, pour comprendre l’hydraulique mais aussi comprendre où sont implantés les temples par rapport à l’hydrologie. (figures 23, 24). Dans l’approche et dans la mise en œuvre de la commande qui nous était faite, SE Vann Molyvann avait un certain nombre d’idées très arrêtées sur la façon dont il fallait répartir les touristes et la population. C’est-à-dire qu’il fallait que les touristes n’aient pas de contact avec la population. Il avait été à Bali et il avait vu les implantations de cités touristiques totalement indépendantes et il voulait implanter une cité hôtelière hors de la ville. Il a accepté dans la ville des guest houses uniquement. Le règlement d’urbanisme a limité les hôtels en ville à 70 chambres. La cité hôtelière devait permettre de mettre des grandes entités touristiques ailleurs. (figure 25). Figure 22 : Plan de la Ville de Siem Reap D’après une carte réalisée par l’équipe Japonaise en 2005, JICA-APSARA. 66 Figure 23 : Géologie du Site d’Angkor Arte – BCEOM 1994 - 1997. 67 Figure 24 : Principaux réseaux Hydrographiques de la Plaine d’Angkor APSARA, Angkor, Passé, Présent et Avenir, 1996 La demande de SE Vann Molyvann était de les mettre au sud-ouest, c’est-à-dire, sous le Baray occidental, zone irriguée, zone riche sur le plan agricole. C’était la commande : « Vous allez nous mettre dans les rizières les hôtels pour les touristes ». Or, le travail des hydrauliciens et des environnementalistes a vite démontré que ce n’était sans doute pas le meilleur choix et que la cité hôtelière devait être positionnée autrement. On ne devait pas implanter les touristes dans des zones agricoles riches. En revanche, toute la partie du nord-est était peu cultivée et avait des mauvais sols et donc n’avait pas vraisemblablement des rendements agricoles assez suffisants, pas de population. C’était donc la partie où l’on pouvait mettre les grands équipements touristiques ; on avait imaginé qu’une douve allait servir de limite physique entre la ville et le parc. Un deuxième élément qui a été pris en compte c’étaient les flux touristiques et les flux de circulation. Comme vous le savez tous, la nationale traverse totalement la ville, le pont est au cœur de la ville. On imagine les flux. On avait à l’époque en 1994 - 40 000 touristes, c’était une année particulièrement faible parce qu’en janvier il y avait eu un attentat sur la route de Banteay Srei entre la police et la gendarmerie. On ne savait pas exactement qui contrôlait la route et des Américains avaient été tués. Cet incident avait fait chuter nettement la population touristique. Mais de toute façon, il n’y a jamais eu plus de 100 000 touristes par an sur le site autrefois. C’est la guerre du Vietnam qui a inventé le tourisme de masse. Les AméFigure 25 : 68 Plan d’urbanisme Plan d’urbanisme montrant l’implantation de la nouvelle route d’accès à l’est d’Angkor Vat et l’implantation de la Cité hôtelière en limite de la Zone de protection ricains n’avaient pas d’avion pour emmener leurs troupes ils ont donc développé des compagnies de charters qui étaient loués à l’armée américaine. Le jour où la guerre s’arrête, qu’est-ce qu’on fait des flottes d’avion ? On les met à la disposition des touristes, et on invente le charter ! Les quantités importantes de touristes sont la conséquence de la fin de la guerre du Vietnam. On peut donner d’autres explications mais celle-ci correspond à un moment historiquement important. On arrivait à Angkor par une route qui montait du sud vers le nord qui arrivait dans l’axe d’Angkor Vat. Si effectivement de 40 000 à 4 millions, tout le monde devait passer par là, cela poserait des problèmes. La question des flux a été étudiée avec l’équipe chargée à développer le tourisme qui nous a poussé à dire qu’il fallait imaginer une nouvelle entrée importante, laquelle partait à peu près au marché nouveau à l’est et rejoignait le site pour créer une arrivée en centre du site pour pouvoir mieux répartir les touristes. Jacques Fournier en parlera. Pour distribuer cette cité hôtelière, y avait eu l’idée de créer une route qui rejoignait directement la route de l’aéroport mais au moment où la route a commencé à s’esquisser, de l’autre côté du pont, le terrain a été donné à l’hôpital pour enfants Jayavarman VII de la Fondation Kantha Bopa, du docteur suisse Beat Richner. La route n’a jamais pu franchir la rivière au-delà et rejoindre l’aéroport. Je reviens sur cette route d’accès. L’idée était plutôt de dire que les équipements publics pouvaient être sur la route mais d’éviter de la privatiser par l’implantation d’hôtels. Mais c’est justement ce qu’il s’est fait parce que la cité hôtelière a mis beaucoup de temps à se réaliser. Je ne sais pas exactement ce qu’il s’est passé, mais à un moment Vann Molyvann était effectivement chargé du patrimoine mais aussi chargé de l’aménagement du territoire - il était aussi quasi maître de Phnom Penh à l’époque ! Il avait mis en place le bureau des Affaires urbaines. L’équipe des affaires urbaines est venue à Angkor pour commencer à implanter la cité hôtelière. Les travaux se sont arrêtés et finalement il n’y a pas eu de construction à ce moment-là. L’AFD qui finançait mettait en place les moyens de gestion et financier. Donc les touristes, et surtout les hôtels, se sont implantés ailleurs [Kérya Sun apporte une explication. L’AFD avait fait tout le nécessaire mais il y avait des propriétaires partout et il faut d’abord racheter tous ces terrains. Il n’était pas possible de préempter car l’Etat a décidé de prendre cette portion de terrain pour développer une cité hôtelière]. A l’époque on se disait que Angkor étant une succession de villes, Siem Reap devait être considéré comme le dernier avatar et être au niveau et à la qualité des villes angkoriennes puisque c’est là que les gens venaient passer quelques jours et que les touristes habitaient quand ils venaient à Angkor. Pourquoi ne pas se dire que la qualité devait être à ce niveau-là ? Moi je regrette personnellement qu’il n’y ait pas eu la même attention sur le site et sur la ville, même si elle est récente, même si elle est coloniale. Mais cet éloge de l’architecture locale et de l’architecture coloniale et de la qualité des bâtiments qui auraient dû être au niveau du développement sont des choses difficiles qu’on ne peut pas contrôler et le site était suffisamment important pour qu’on se passe de faire des choses sur la ville. Néanmoins, les ministères de la Culture et des Affaires étrangères avaient soutenu à la suite du travail qui avait été fait sur le patrimoine et la ville de Phnom Penh sur lequel ont travaillé Christiane Blancot et Aline Pottier. Il y avait eu la même démarche, une action auprès du Bureau des Affaires Urbaines de l’Apsara. Frédéric Mauret, envoyé par l’Ipraus, qui a fait un travail de relevé, d’identification du patrimoine à préserver et malheureusement n’a pas eu de suite. 69 (Figure 26). Cette figure présente un des dessins de Frédéric Mauret sur la place du marché. Le simple fait de l’avoir représenté, d’avoir tenté de le mettre en valeur, cela a donné de l’importance à l’ensemble de ce secteur, même ici d’autres types de bâtiments n’ont pas été conservés). L’idée de mettre cette cité hôtelière en bordure de la limite du site était de dire qu’on peut contrôler les touristes, ils sont derrière les enceintes, donc cela ne débordera pas sur le site. Voix homme : C’est en nombre d’hôtels ou en nombre de lits ? Pierre Clément : C’est les hôtels. En nombre d’hôtels, on a vu l’explosion de l’offre dans la ville elle-même dans le travail qu’a fait Adèle Esposito. Sur l’aspect représentation et documents cartographiques : les Japonais ont, dix ans après l’IGN, Figure 26 : Bâtiment de la place du vieux marché de Siem Reap Plan et coupe, identification du Patrimoine urbain de la ville par Frédéric Mauret Apsara, 1996. 70 établi une nouvelle carte précise et précieuse. Au cours de ces vingt ans on a bénéficié des travaux des chercheurs de l’EFEO, Jacques Gaucher et Christophe Pottier et des différents moyens de représentation. A un moment aussi, le radar est intervenu grâce aux images de la NASA qui a organisé un séminaire à l’Université de Floride à Gainsville, proche de leur plateforme de lancement de fusée, auquel nous avions participé avec SE Vann Molyvann et Terry Schnadelbach. On parlait de la formation. Je suis heureux de voir que l’Ecole d’Architecture de Paris-Belleville a continué et a repris le flambeau d’un certain nombre d’actions asiatiques. Les premiers ateliers de Belleville sur le site de Siem Reap avaient déjà lieu en 1993. On a continué depuis cette date à recevoir les étudiants. Aujourd’hui cela a pris une forme beaucoup plus internationale puisqu’il y a des étudiants thaïlandais de Bangkok et de Chiang Mai qui passent là, des étudiants indonésiens et bien sur la faculté d’architecture de Phnom Penh. Nous sommes dans une continuité d’investissement scientifique et de travail qui nous permet effectivement de tenter d’aider nos amis cambodgiens sur la longue durée. Figure 27 : Site d’Angkor Photo Satellite NASA 71 72 Florence EVIN Journaliste au Monde Il me semble qu’il y a effectivement une véritable volonté politique de contrôles les visites de touristes et notamment des groupes. Il convient de travailler très en amont avec les tours opérateurs. Ce qui est fait au Louvre : la grande salle qui mène à la Joconde est prise d’assaut alors que les autres, les 3/4 sont vides, notamment toutes les salles d’ouverture ou toute la peinture française a été reaccrochée, restaurée, enfin il y a des salles d’ouverture extraordinaire. Sont donc mis en place aujourd’hui des circuits de visite avec des œuvres - cela se fait maintenant dans beaucoup de musées, très en amont avec les agences de voyage qui lancent leur programme longtemps en avance - avec des pôles de visite à imposer. Ce serait vraiment important à mettre en place à Angkor. Ce qui me semple important c’est une meilleure redistribution, notamment dans les villages. Dès qu’on s’écarte un peu du centre, du cœur des monuments, on se rend compte qu’il y a des villages très pauvres, où il y a un manque de moyens et d’hygiène. Un projet qui a commencé à naître avec Hang Peou qui amenait les paysans à l’agriculture. Car tous les besoins des hôtels sont à 90% importés du Vietnam et de la Thaïlande alors qu’en fait si l’agriculture locale était organisée en fonction de la demande sur place, touristique, cela pourrait faire une manne pour les villageois et ce serait une façon de créer un lien vraiment réel entre le patrimoine - leur patrimoine - et l’exploitation qui en est faite par le tourisme. Ils se sentiraient vraiment parties prenantes. Je crois que Hang Peou a commencé à faire des composts avec tous les déchets récupérés. Je crois qu’il y a quelques agriculteurs aussi qui ont commencé à faire des cultures. Cela pourrait être l’une des solutions pour augmenter un peu le niveau de vie de des villageois. Je crois qu’il y a 130 000 personnes qui habitent dans le parc d’Angkor et dont la pauvreté reste vraiment criante. Cela m’a vraiment frappée et je me dis que ce n’est pas normal. Il faudrait vraiment essayer d’améliorer, je sais qu’il y a des programmes qui ont été lancé par Kérya Sun avec la Nouvelle-Zélande. Mais cela ne suffit pas. Maria Gravari-Barbas : La population elle n’est pas stabilisée ? Kérya Sun : Le problème de cette population c’est que ce sont surtout des agriculteurs : ils font un peu d’agriculture, de la riziculture mais cela ne répond pas au marché touristique. Surtout c’est une population qui a toujours été pauvre 73 parce que c’étaient des terriens, des endogènes et il faut encore pouvoir, pour les inclure dans le marché touristique, qu’ils aient des métiers adaptés. Par exemple, beaucoup sont devenus guide touristique mais ces gens-là viennent que d’ailleurs, pas de Siem Reap, les gens de Siem Reap sont des agriculteurs et beaucoup se sont enrichis parce qu’ils ont pu vendre leur terrain pour les constructions. Mais il y a des gens qui du jour au lendemain sont devenu millionnaires à cause des terrains. Mais le problème c’est que cette population, moi bien sûr que je suis d’accord de les inclure dans le développement touristique. Je me rappelais toujours, on allait dans les villages avec SE Vann Molyvann ; il suppliait les villageois en leur disant « je vous en supplie ne vendez pas vos terrains ». Mais ils le vendaient quand même, parce qu’ils n’ont jamais vu d’argent et pour 2000$ ils sont contents. Ils vont acheter une moto, par exemple, mais quand la moto tombera en panne, ils ne sauront pas la réparer et ils n’auront plus d’argent et ils n’auront plus de terrain… Je me rappellerai toujours de voir Vann Molyvann les supplier… Quand moi j’ai repris cela, j’avais dit que quel que soit le développement qu’on apportera, il n’est pas question que les gens abandonnent leurs activités traditionnelles, parce que s’ils abandonnent et que les touristes ne viennent plus, qu’est-ce qu’ls vont faire ? On voit le cas des pays aujourd’hui sinistrés du tourisme… 74 L’hydraulicien Hang Peou a pu déjà les aider en réhabilitant l’ancien système hydraulique qui leur permet d’avoir de l’eau. Maintenant, ils ont par exemple deux récoltes par an, alors qu’il y avait qu’une, parce que c’était mal irrigué. Dans le programme de participation communautaire avec la Nouvelle-Zélande nous essayons d’aider les villages qui ont une spécialité. Ce qu’il faut et ont l’avait fait avec les Australiens, mais ils ne l’ont jamais terminé et il faudrait peut-être professeur Beschaouch que l’on reprenne cela, c’est ce que l’on appelle le « cultural mapping » : la cartographie culturelle des villages pour identifier exactement quelle est leur culture spécifique et pour attirer les touristes parce que le touriste qui vient donner de l’argent ou « donner des bonbons » moi je n’en veux pas. Ces gens-là sont pauvres et vulnérables et ils veulent gagner de l’argent vite mais l’argent rapide ce n’est jamais stable. Je pense que ce n’est pas seulement le cas du Cambodge - je rentre d’Iran et c’est un peu pareil. C’est pour cela que je mets en garde les iraniens, faites attention, si vous commencez à développer, développer immédiatement la conservation, et ne mettez pas la conservation avant. Car le touriste arrive et pour vous développer ce sera trop tard. Jean-Marie Furt en parlera tout à l’heure, il est expert pour évaluer le projet de la Nouvelle-Zélande de participation communautaire, d’ailleurs cette fois j’ai planifié une journée entière pour évaluer le projet. Mais le problème est : est-ce que la population elle est prête à répondre à tout cela ? C’est peut-être dans la fatalité cambodgienne… Il y a toujours des requins à côté, mais il y a des gens, les gens de Siem Reap qui parfois me touchent beaucoup… je me rappellerai toujours avec Vatho on allait dans ce fameux village où il y a eu une restauration avec Jet tour 500 pour acheter des statues en bois des deux déesses très connues à Siem Reap qu’on appelle Pra tieng Pra Tiong. On avait commandé des objets en bois qui étaient assez jolis. Au bout d’un mois on est revenu ils nous ont donné, on les a payés et on a commandé autre chose. Mais quand on est revenu un mois après rien n’était fait. Ils nous ont dit « Parce qu’on n’a pas fini de dépenser votre argent ». Ce sont des gens qui ne cherchent pas à s’enrichir… Ils veulent une vie tranquille. Nous avec notre développement on bouleverse tout et ils ne peuvent pas nous suivre comme cela ... On a une politique, tout le monde parle de communauté mais faut voir aussi ce qu’elle veut la communauté. Jacques FOURNIER Expert Tourisme, Patrimoine, Loisirs Le Schéma de Développement Touristique d’Angkor Siem Reap a été mis en place en 94-95, par une équipe d’une dizaine de consultants : Détente/JFTL, Villes jumelées, Score Consultants. J’étais le Directeur de mission, je connaissais déjà Angkor, 1er voyage en 64, mission de cadrage pour le MAE en 1993 – avec Sauveterre. Le projet se déroulait en parallèle et en coordination avec le Schéma de Développement Urbain de l’agence ARTE Charpentier, dirigé par Pierre Clément. 75 Les thématiques de l’étude tourisme étaient i) Marketing : fréquentation et commercialisation ii) Transport : accès et interne iii) Organisation touristique et accueil iv) Aménagements v) Organisation publique (APSARA) vi) Services / prestations touristiques : hébergement, restauration, artisanat… Les objectifs qualitatifs en 1994 étaient principalement de : • Fixer des objectifs, qualitatifs et quantitatifs des fréquentations du Parc Archéologique et de la ville de Siem Reap à horizon 10-15 ans à l’aube de la mondialisation, • Proposer une organisation de l’activité touristique dans le Parc Archéologique qui optimise la protection patrimoniale et la qualité de visite • Planifier le développement progressif d’une « industrie touristique » en réponse aux besoins, • Définir les missions publiques, l’organisation et le programme d’actions. La priorité était dans un premier cadrage à partir des segments de clientèle. On pensait d’abord aux Cambodgiens mais lesquels ? les classes moyennes ? les classes populaires ? les Cambodgiens aisés, formés ou fortunés ? Et bien sûr les occidentaux et assimilés (les japonais à l’époque). La place des Figure 28 : Objectifs en 1994 Cadrage des segments et volumes de fréquentation 76 occidentaux, alors majoritaires, était généralement surestimée pour l’avenir, celle des asiatiques sous-estimée, surtout celle des Chinois dont beaucoup professaient, en 1995, qu’ils n’étaient pas intéressés par le patrimoine mais seulement par les casin !…..Pour certains qui conseillaient le gouvernement et SE Vann Molyvann, il fallait fuir le « tourisme de masse » et rechercher un « tourisme de qualité ». Mais la question était bien : « C’est quoi un touriste de qualité ? Est-ce quelqu’un qui a beaucoup d’argent, beaucoup de diplômes, beaucoup de muscles pour affronter des difficultés physiques ? Ou simplement quelqu’un qui est prêt à faire plus d’efforts que d’autres pour aller moins vite, rester plus longtemps, regarder autour de lui et pas seulement consommer les principaux temples, grimper, redescendre, partir vers le suivant ? » Qui avait « droit à Angkor » ? Pour y voir clair, il fallait donc d’abord anticiper les fréquentations futures en définissant des segments de clientèles, en les qualifiant et en anticipant leur évolution quantitative. Les objectifs quantitatifs globaux étaient établis à environ 1,5 M de visiteurs annuels (je crois que c’est à peu près ce qu’on avait gardé à 15 ans). Mais cette estimation était aussitôt reliée à une autre, ces 1,5 de visiteurs combien de temps restaient-ils ? Une journée ? Deux jours ? Une semaine ? en moyenne ? Il fallait définir des durées moyennes de séjour par segment et globale, des nombres de nuitées par catégorie d’hébergement, de journée dans le Parc, etc… On avait en particulier évoqué la possibilité que certains touristes restent une semaine entière à SR. J’avais parlé de « station patrimoniale » puisque que l’on pressentait dès l’époque que quand il y a un fort patrimoine, surtout « mixte », à la fois culturel et naturel, et un environnement paysager exceptionnel, comme à Angkor, il y avait une attractivité spécifique, différente de celle d’un simple « monument », celle d’une « destination » complète, c’est à dire un lieu d’où on n’a pas forcément envie de se limiter à la seule visite intensive des sites majeurs, Angkor Vat, le Bayon, Ta Promh, Banteay Srei, pour repartir le lendemain, mais, une fois assouvie l’envie de connaitre l’essentiel, de « varier », les visiteurs n’étant pas forcément prêts à enchaîner aussitôt tous les autres, proches ou plus éloignés. Il y a d’autres choses à faire. Je pense qu’Angkor/SR se développe un peu comme cela dans la réalité d’aujourd’hui pour une partie des visiteurs. Ce n’est pas « deux/ trois jours à crapahuter et on repart ». La notion de « visite » évolue vers celle de « séjour » comme dans beaucoup de « spots » touristiques dans le monde, de villes ou de villages « patrimoniaux ». Répartition, diffusion et surfréquentation Les prévisions globales nous conduisaient aussi - et cela est un point important – à imaginer comment serait répartie une fréquentation annuelle d’1,5 millions de visiteurs, son organisation et sa consommation. Qu’est-ce que cela induisait par jour de l’année ? Qu’est-ce que cela voulait dire à différents moments de la journée ? On avait fait un calcul qui permettait de penser que quand on avait 5000 personnes dans l’aire de Siem Reap et du Parc, il n’y en aurait au maximum que 150 avec des chances de se trouver simultanément, pour autant que ce soit autorisé, au niveau le plus haut du corps central d’Angkor Vat. Cela paraissait supportable. Quand on considère, parmi ces 5000 visiteurs ceux qui mangent, se déplacent entre deux temples, se reposent, ceux qui sont malades, ceux qui sont restés à l’hôtel, à la piscine, qui sont sur la route de l’aéroport dans un sens, dans l’autre, les nuisances d’une fréquentation de masse, si on regarde bien, pouvaient être dédramatisées en partie. Je ne connais pas les comptages actuels, mais il me semble que, mis à part le matin pour le lever de soleil et la découverte d’Angkor Wat, ou le coucher du soleil depuis le Phnom Bakeng qui mobilisent des foules, tous les autres sites peuvent, à un moment ou à un autre, être découverts dans des conditions de confort pas idéales mais acceptables, comme, au hasard, Sras Srang, le Baphuon rétabli, Beng Melea… et tant d’autres. Tous peuvent être calmes à certaines heures. Les visiteurs vont rarement deux fois aux mêmes temples. Qu’on reste une semaine ou une journée, on passe à peu près le même temps de visite dans chaque site et on n’y revient pas ou de manière très aléatoire. Pour revenir à l’essentiel, un objectif premier était d’optimiser la diffusion des visiteurs sur l’ensemble du Parc, dans le temps et dans l’espace, tout en le préservant, mais aussi tout en en maximisant les retombées économiques, publiques et privées. Le principe des « circuits », ancrés dans comportements, à notre avis, ne répondait plus aux principes d’aménagement à promouvoir. Les circuits avaient le défaut de concentrer et d’accélérer les flux de visiteurs touristiques. Il paraissait souhaitable de déstructurer les circuits, de les « casser » malgré leur apparente « évidence ». C’était une proposition très difficile à défendre et à mettre en œuvre. Elle n’a pas été reprise. On rompait avec la logique initiale et maintenue, celle des archéologues qui ont créé ces circuits, dès l’origine de la découverte. La proposition était de plutôt créer des pôles qui constituent un objet de visite complet et préservé, sans voitures à immédiate proximité (le parvis conçu par Kérya Chau Sun à Bantey Srei représente bien ce qui nous paraissait répondre aux exigences d’un tourisme de qualité : ouvert, protégé ralenti, contenu et maîtrisé par rapport à une consommation précipitée). On avait proposé de créer ces pôles à partir d’un grand ou de plusieurs temples regroupés, dans lesquels ou entre lesquels les visiteurs pouvaient circuler à pied, en vélo, en navette avec le plaisir du recul de l’approche. On avait distingué 5 ou 6 pôles comme cela et on proposait de déplacer l’entrée générale du Parc, comme l’a dit Pierre Clément, à l’est de l’entrée actuelle, de 77 l’autre côté de la rivière. On proposait que des navettes partent de cette entrée et rejoignent ces différents pôles, desservis par des navettes et pouvant être reliés entre eux par des pistes cyclables, des sentiers. On avait proposé des choses qui sont courantes aujourd’hui, telles qu’un visitors center, des navettes électriques, l’aménagement des visites des temples avec du confort et de la sécurité. Il y a certes des structures en bois qui altèrent les monuments si on veut, mais il est évident que la visite d’un parc archéologique peut être dangereuse, il peut y avoir des chutes, sans compter que quand dix « shorts » multicolores descendent ensemble l’escalier d’un temple, face tournée vers les marches par crainte de chuter, ce n’est pas idéal. On avait proposé des escaliers en bois et autres passages pour confort et sécurité, comme un moindre mal. On avait besoin que les touristes, se répartissent au maximum, tout en minimisant les circulations motorisées. On parlait déjà de véhicules électriques. On avait proposé de dissuader l’utilisation des automobiles dans le Parc, mais on sentait une résistance évidente à ce qui paraissait impossible. Il fallait au moins essayer d’écarter des temples les voitures, les véhicules quels qu’ils soient, même les navettes. Il ne fallait pas que les voitures soient visibles depuis les temples mais plutôt faire 50 voire 100 mètres de plus pour le stationnement automobile et pour que chaque pôle, temple et groupe de temples soient des sortes d’îlots protégés, bien présentés, commentés, éventuellement confortés par des animations. Besoins de prestations et économie locale 78 Nous avons eu à anticiper, en les qualifiant et en les quantifiant, les différents besoins de prestations, sur un horizon de 15ans me semble-t-il, pour disposer d’une base de travail pour les besoins en hébergements, en restauration, en offre d’artisanat, en animations culturelles, en stationnements, en capacités de l’aéroport et…en emplois plus ou moins qualifiés, en formation professionnelle, etc… Nous savions que les emplois allaient se créer et la population de Siem Reap augmenter, plus ou moins 40 000 à l’époque, 170 000 aujourd’hui ( ?) pour l’ensemble du territoire. Pour ce qui concerne les emplois on les destinait en priorité aux populations vivant dans les villages dans et autour du Parc en espérant les y maintenir, populations susceptibles d’augmenter en même temps que la fréquentation touristique. Le revers de la médaille du gain de niveau de vie attendu pouvait être l’abandon de l’agriculture traditionnelle, des rizières, constitutives du paysage d’Angkor, l’augmentation des circulations de voitures ou de mobylettes dans le Parc, le renforcement de la tendance à « maçonner » les rez-de-chaussée des maisons sur pilotis. Nous ne souhaitions l’ »enrichissement » des habitants pas que l’image touristique d’Angkor soit dénaturée, ce n’était pas le but recherché. Nous étions donc là devant une contradiction classique du développement touristique. Maîtrise de l’aménagement urbain En termes de propositions sur l’aménagement, établies en liaison avec Arte Charpentier qui avait la main, Il fallait également maitriser le développement urbain lié au tourisme, celui des hôtels de toutes catégories, des commerces et boutiques, des restaurants, respecter le zonage UNESCO, limiter la hauteur des établissements hôteliers (vus de la terrasse supérieure d’Angkor Wat). On avait à créer des conditions favorables à l’économie locale, hôtellerie, restauration, à développer l’artisanat, les services touristiques et autres… Pierre Clément a évoqué la route de l’aéroport, cette nouvelle route que nous avions proposée, était un enjeu stratégique majeur. Elle devait faire en sorte que les flux de véhicules liés au tourisme qui se rendaient aux hôtels depuis l’aéroport ou au Parc depuis les hôtels, contournent la ville elle-même sans y entrer. Malheureusement la CFD n’a pu lancer que le deuxième tronçon de la route, à l’est de la rivière Siem Reap, mais pas le premier, faute de maîtrise foncière. Les véhicules venant de l’aéroport ont continué à arriver dans SR par la route habituelle sans éliminer l’engorgement attendu. A défaut d’autres voies ont été aménagées dans la ville. Nous avions également proposé de créer une cité hôtelière destinée à accueillir et concentrer les nouveaux hôtels haut de gamme, d’organiser les autres prestations privées, les commerces, d’organiser l’accueil touristique, les animations, les spectacles, les lieux de congrès, les séminaires etc… . De même que l’organisation des services publics, le problème de la maîtrise foncière qui a été évoqué tout à l’heure était essentiel, ainsi que celui de la sécurité, à l’époque on y pensait encore beaucoup. Ainsi, au début de cette mission, nous étions encore accompagnés par la police. En 1993 la mission de l’ONU qui était présente à Siem Reap. A l’époque aussi le principe était posé que l’aéroport déménagerait, tantôt à l’est, tantôt à l’ouest de Siem Reap… Je crois que finalement c’était prévu à l’est, mais on ne déménage pas un aéroport facilement. S E Vann Molyvann craignait que les vibrations du trafic aérien déstabilisent les assemblages de pierres des temples. Ce n’était finalement pas la plus grande des urgences. Plus de vingt ans plus tard les avions décollent toujours de la même piste, sans dégâts signalés. A noter qu’on recevait également une forme d’injonction pour considérer que l’ensemble des voyageurs aériens en visite transiteraient via Phnom Penh, pour privilégier le transport aérien national cambodgien et un tourisme réparti sur le pays. Prévoir, comme c’était normal à cette époque, que la moitié des visiteurs viendraient de Bangkok, de Singapour ou d’Ho Chi Minh, était politiquement irrecevable. Je ne sais plus comment on s’était sorti de cette difficulté dans le rapport remis mais on recevait comme cela des demandes fermes, politiquement correctes, mais en contradiction totale avec des logiques touristiques incontournables. L’organisation publique Les ressources publiques étaient un autre point. A qui étaient-elles destinées ? A l’Apsara ? Aux personnes qui travaillaient et vivaient dans le Parc ? Aux la population locale de Siemp Reap ? Au gouvernement cambodgien ? A l’ensemble du Cambodge ? Ce n’était pas à nous de répartir. Mais la question qui se posait pouvait être celle du territoire d’appartenance d’Angkor. Angkor figure sur le drapeau cambodgien, on doit ainsi considérer que l’ensemble de la population cambodgienne est fondé à bénéficier des retombées économiques de ce patrimoine. L’action publique passait d’abord par créer une structure publique, maîtriser l’aménagement, optimiser les retombées financières et orienter les retombées économiques et leurs impacts sur les entreprises et la population locale, ce à quoi 79 la création de l’APSARA a en partie répondu à travers ses missions. L’APSARA a réalisé un premier aménagement, siège, petit musée au contact de la zone protégée du Parc tel que nous proposions à peu près à hauteur de Angkor Vat / Prasat Kravan / si ma mémoire est bonne. Un Welcome Center y est maintenant programmé1. Sur le point du prélèvement financier, le Bhoutan a montré la voie pour se faire payer. Traditionnellement les sites ne demandent ou ne demandaient pas assez d’argent aux touristes. C’est ce qu’on défendait alors. Les premiers 20$/j (40/j aujourd’hui) ont été un grand progrès. Nous avions formulé des propositions plus sophistiquées, sans doute trop, en essayant de faire des grilles. Quand vous pensez à ce que les gens payent pour les hôtels, les achats, le voyage etc…, verser une toute petite somme pour accéder à ce pour quoi ils sont là est quelque chose de relativement déséquilibré, illogique. Nous avions fait une grille de prélèvements sur des touristes, globalement à répartir entre l’APSARA, le gouvernement, le Parc Archéologique, les restaurations, les infrastructures. Les ressources provenaient du droit d’entrée dans le parc, des taxes d’aéroport atterrissage ou décollage-, d’une forme de péage / droit de stationnement à l’intérieur de la ville et d’une taxe de séjour / taxe hôtelière. Et en pondérant et en mixant les quatre là on était arrivé, avec Serge Goldberg, à ce que finalement une famille plutôt moyenne du Laos, comme une famille de type Amis du Louvre ou du Metropolitan Museum contribue aux recettes, chacune à hauteur de 10% de sa dépense globale au départ de son pays vers Angkor, en jouant sur ces quatre modes de prélèvement. Parce qu’il nous semblait que si on ne jouait que sur l’augmentation du prix d’entrée du Parc, on exclurait certaines clientèles, et cela paraissait peu « démocratique ». 80 …et dans l’avenir… Je fais partie des amoureux d’Angkor, comme chacun ici. J’y suis venu en 1967, c’était un rêve qui s’accomplissait, un grand bonheur, et, depuis, je ne me suis évidemment pas défait de cette empathie. J’y suis retourné pour mon plaisir personnel, et aussi pour une mission tourisme qui ne portait pas directement sur le Parc. Aujourd’hui on doit certainement se poser des questions, je ne sais pas quels sont tous les chiffres, comment ils évoluent, le monde change, la première étude ne citait même pas les Chinois de Chine comme clientèle potentielle… On n’imaginait pas. Il y avait les 4 dragons, il y avait le Brésil dans les clientèles cibles mais on n’imaginait pas que les Chinois viendraient. On disait que seuls les casinos les intéressaient. Les clientèles touristiques évoluent, à Paris, avant, il y avait des Américains et des Japonais, maintenant il y a des Russes et des Chinois. En 20 ans les marchés touristiques et les clientèles d’Angkor ont évolué et seront encore bien différents dans 20 ans, ainsi que leurs modes de consommation. Aujourd’hui, qu’est-ce qui va bien ? Il y a beaucoup (trop ?) de visiteurs et les temples sont bien là, ils ne sont pas « massacrés ». L’Apsara a procédé à de nombreux aménagements pertinents, les restaurations continuent, en particulier du système hydraulique. Le Cambodge perçoit des recettes significatives, justifiées. Qu’est-ce 1 Précision de Kérya Sun : Le Welcome center il est programmé pour ce que l’on appelle la cité culturelle touristique. On ne peut faire aucun aménagement en zone 1. Ce sera dans la cité culturelle et touristique, en zone 5, c’est à dire constructible, à l’est, hors de la zone protégée. qui pourrait être amélioré ? Est-ce qu’il faut introduire un numerus clausus, global, par site ? Je pense que le numérique, le géopositionnement vont permettre à la fois une simplification et une sophistication de l’accueil, du marketing, de l’organisation du Parc et de la destination. Faire face aux à l’augmentation encore à prévoir de la demande, principalement asiatique, sans « militariser », sans perdre la magie d’Angkor. Cela devra se faire mais il y a sans doute de nouvelles dispositions à prévoir en termes d’aménagement durable et d’organisation en fonction de la réalité d’aujourd’hui, qui est évidemment différente de ce que nous avions pu imaginer 25 ans plus tôt. Certaines propositions d’alors, non reprises, sont peut-être encore valides ?... 81 82 Jean-Marie FURT Maître de Conférences - HDR, Université de Corse, expert Ad hoc pour le Tourisme Je voulais revenir sur une des problématiques de la journée qui était d’interroger Angkor comme modèle de développement touristique. Je ferai sur cet aspect plusieurs remarques. La première c’est que l’on a beaucoup parlé de flux touristiques, de communautés locales, surtout sur l’après-midi, on a parlé de travail, d’identité de travail, de la possibilité de professionnaliser certaines personnes, on a aussi parlé de problématique foncière donc moi ce que je remarque sur la modélisation possible. Ces problématiques on les retrouve dans toutes les destinations touristiques qui fonctionnent sur la monoculture touristique et surtout dans les destinations touristiques qui ne produisent pas leurs flux touristiques c’està-dire qui ne décident pas à un moment donné qu’il y aura un million de chinois qui vont arriver ou y aura deux ou trois millions de coréens ... Pour ses destinations là particulièrement et pour le Cambodge au sens large, je ne parle même pas de Siem Reap, on ne peut pas se contenter comme en 1994 juste de s’occuper de la problématique du parc d’Angkor, Il faut avoir si on n’a pas une vision large du développement touristique et raisonner à l’échelon du territoire tout entier sinon ce n’est pas possible. Comment, allez-vous me dire? Ce n’est pas évident, parce que on n’a pas de lisibilité véritable sur les flux. Si je demande aujourd’hui à un responsable du tourisme quelle est la répartition des clientèles individuelles il est impossible pour lui de me répondre. Tant qu’on n’a pas cette image-là, on ne peut pas parler de régulation des flux touristiques en amont. Et pourtant c’est sur celle-ci qu’il va falloir jouer dans l’avenir. Toujours en regardant Angkor au prisme de la modélisation il faut revenir sur la méthodologie et les outils que tout le monde emploie lorsqu’on parle de développement touristique. Celui-ci s’analyse en deux phases : une phase de diagnostic, et un diagnostic qui doit être partagé par toutes les parties prenantes et répétés à l’envie sur l’ensemble du territoire, et à partir de là on peut proposer une stratégie à l’échelon d’un territoire plus ou moins large. On discute parfois au CIC de certains aspects de ce diagnostic, mais j’ai l’impression qu’il y a beaucoup de non-dit. Le Pr Beschaouch est intervenu à plusieurs reprises sur ce sujet. Il y a deux éléments sur lesquels il faut se prononcer. Tout d’abord, est ce qu’Angkor est « victime » d’un tourisme de masse ? Je fais partie des gens qui disent non, 2,7 millions, 3 millions en comptant les touristes internationaux au regard de ce qu’il 83 y a à voir même quand on raisonne que sur Angkor et Siem Reap, ce n’est pas du tourisme de masse et on parlera de tourisme de masse quand on aura atteint un chiffre qui sera insupportable pour la population locale. Angkor connait seulement les effets d’un tourisme qui devient massif à certains endroits, à certaines heures de la journée etc… Il y a surtout une problématique de développement global au niveau de la population locale donc réglons les problèmes de l’eau, les problèmes d’ordures ménagères et on sera peut-être en capacité d’accueillir autrement les touristes dans d’autres conditions et leur faire payer le juste prix. Ça c’est le premier point, tant qu’on n’est pas d’accord là-dessus on ne pourra pas agir ou réagir qu’aux entournures. Ensuite il faut s’interroger sur le champ spatial de l’analyse, pour moi là encore si l’on s’en tient au site, si l’on n’agit que sur le parc on fait fausse route. Le champ d’action c’est au minimum la ville et bien évidemment le territoire car il y a un effet déversoir. Tous les problèmes que l’on règle sur le site (ordures, circulation, construction) se déversent en grande partie sur la ville. 84 Enfin au niveau de la stratégie, il faut rappeler que l’on ne peut pas plaquer sur Angkor les solutions qui ont fonctionnés dans des pays développés même si on retrouve les mêmes problématiques. Vous avez par exemple parlé ce matin des ambassadeurs. Ce dispositif a fonctionné sur certains territoires mais pas partout. J’ai un collègue qui a travaillé pendant des années dans la ville de Sienne à côté de Florence, en essayant de mettre en avant à destination des touristes le concept de « citoyen des terres de Sienne » ça peut effectivement fonctionner mais ça demande des moyens, des investissements, des moyens humains, et ça doit être fait tout le temps, tout le temps, parce que le monde change, le tourisme change. Lorsque je dis que le diagnostic doit être partagé par toutes les parties prenantes, avec en pratique va-t-on discuter ? Avec les gens qui sont en front office ou ceux qui sont au fin fond des villages, avec les entrepreneurs ou les salariés? On risque finalement d’aller au plus court et au plus simple ! Cela est une problématique, et cela suppose derrière que l’on soit clair sur la stratégie et donc se demander si l’on veut vraiment faire du développement touristique ? Cette question est essentielle et M. Pierre-André Lablaude l’a rappelé, en parlant de l’Egypte. Tout le monde semble d’accord sur cette nécessité mais il faut s’interroger sur les objectifs les conditions et sur les moyens que l’on se donne pour y arriver. On parle par exemple de formation mais on ne peut pas faire des formations et les arrêter, il faut une continuité. Il faut encore que la formation concerne les étudiants, le public premier mais aussi les professionnels et ce n’est pas une journée de formation qui va permettre de faire avancer les choses. Il faut enfin que derrière il y ait un suivi. Autre exemple, il y a un an, un an et demi, on a parlé au CIC des problématiques travail, salaires et de la problématique emploi. Ce sont des questions fondamentales. Si on a des gens qui sont formés et que derrière ils ne trouvent pas d’emplois ou des emplois sous qualifiés ou souspayés, on va retomber dans le schéma initial ou l’activité touristique va devenir une activité occasionnelle, non professionnelle, qu’on va cumuler avec un autre emploi qui va réussir à vous faire vivre ou subsister. Le dernier exemple concerne l’organisation nécessaire à la mise en place de la stratégie On ne peut plus, et je pense que tout le monde est d’accord, on ne peut plus fonctionner avec une organisation comme l’Apsara. Vous ne pouvez pas, on ne peut pas penser faire évoluer quoi que ce soit, gestion des flux, communauté locale, avec une organisation de ce type-là. On ne sait pas qui décide, le directeur va changer du jour au lendemain pour des raisons avouées ou inavouables, c’est pas possible. A minima on doit avoir une structuration au niveau de l’Apsara qui soit une structuration fonctionnelle avec une structure opérationnelle et une structure stratégique. Enfin et dernier point sur cette vision d’un modèle on présente toujours, je dois dire que j’y ai participé bien que j’essaie de faire changer les choses depuis un an ou deux, on présente toujours le management plan d’Angkor comme une réussite c’est une réussite, parce que bien évidemment peu de sites peuvent se prévaloir de la mise en œuvre, de la rédaction précise d’un tel plan. Le problème c’est que ce n’est pas un plan de développement. Il reste peu opérationnel et il a l’inconvénient de mélanger les objectifs opérationnels et stratégiques qui ne sont pas bien définis. C’est un plan qui a une vocation transversale, c’est-à-dire qu’il devrait être mis en œuvre et appliqué par différentes directions. En pratique, il est inappliqué dans sa plus grande partie à part quelques effets heureux, parce qu’il ne fixe pas d’objectifs précis, de cadre opérationnel et une méthode d’action.. Il y a donc une interrogation forte sur le volet tourisme et gestion des flux. Le problème c’est qu’on ne pourra pas se contenter de prendre, comme je le disais tout à l’heure, les choses petit bout par petit bout. Si le parvis de Banteay Srei est une réussite totale on ne peut pas modéliser le parvis de Banteay Srei c’est une réponse particulière à une situation qui peut être transposée pour résoudre les problématiques d’autres temples mais ce n’est pas une réponse qui peut être généralisée. C’est un exemple des limites de la modélisation et de la nécessité pour l’organisation en charge du développement touristique de s’adapter en permanence aux défis du moment. Je souhaite pour terminer également réagir aux propos de Florence Evin concernant l’agriculture. Figure 29 : Le parvis de Bantei Srei Source : Maria Gravari-Barbas, 2016 85 Nous avons aujourd’hui en Europe des problématiques nouvelles de circuits courts, changement de mode de production, culture bio… Ces évolutions sont pour l’instant difficilement transposables et nous devons nous situer dans une problématique de temps long : cela n’a pas démarré hier comme, Kérya Sun l’a très bien dit. Nous avons un problème d’alimentation de l’industrie locale, c’est-à-dire qu’il y a une industrie touristique qui s’est construit à côté et qui a été complètement plaqué sur une population et sur un territoire qui n’était pas du tout préparé à cela. C’est toujours comme cela chaque fois qu’on a un développement touristique brutal et qu’un pays, une région, un territoire vit soit essentiellement sur le tourisme et rien d’autre, soit sur le tourisme et le textile, soit sur le tourisme et l’agriculture. Bien évidemment, en gain économique c’est compliqué. Les gens vont se précipiter sur ce qui peut leur permettre de vivre différemment, d’acheter ce qu’on leur dit d’acheter et de changer une partie de leur vie. Donc notre intervention, si on peut dire les choses comme cela, elle doit d’abord se faire sur la pointe des pieds. Elle ne sera que marginale s’il n’y a pas une stratégie publique mise en place avec de véritables moyens. Dès lors que l’on voudra une montée en puissance pour que les gens puissent alimenter le marché local, répondre à une demande, il va falloir changer et organiser la montée en puissance. Cela passe par l’intégration du système de formation, un travail en amont avec les tours opérateurs, les hôteliers Le problème c’est là encore je vous le disais, on bricole, en toute bonne foi, toute bonne volonté avec toute l’énergie qu’on peut avoir mais dès que l’on touche à une pièce et il y a tout le système qui bouge. Sans vision globale, sans volonté politique d’une régulation de l’industrie touristique, il n’y a pas de solution viable. 86 Maria Gravari-Barbas remercie très chaleureusement tous les intervenants de l’après-midi. Une deuxième séance de discussion s’ensuit entre les intervenants et les participants. Deuxième Session de Discussion Bruno Favel : J’ai visité le Vietnam qui est un pays limitrophe du Cambodge en 2000, et une ville qui s’appelle Hôi An qui est une ville d’inspiration chinoise. Dans cette ville il est impossible de visiter la totalité du site. Ils donnent à l’entrée un ticket, ce qui permet seulement de visiter 2 ou 3 monuments à l’intérieur du site, ce qui permet de mieux maîtriser les flux touristiques. L’exemple du Vietnam, pays qui n’est pas forcément apprécié du Cambodge est tout à fait important pour justement essayer de réguler ces flux touristiques. Et je pense ce qui’il serait important pour cette question de répartition géographique de mieux former aussi les experts français qui viennent pour la répartition géographique au sein du Cambodge, il n’y a pas qu’Angkor, il y a beaucoup d’autres sites. Mais je reviens aussi sur le problème de la spéculation foncière, de ventes de terrains, qui est très ancien. Dans le sud de la France au XIXème siècle on assiste à ça. En république Tchèque les gens vendent leurs appartements dans le centre historique de Prague. C’est la même chose à Paris, les gens vendent leur appartement pour louer et partir ailleurs pour avoir plus grand et ainsi de suite. , Finalement quelles sont les préconisations vis-à-vis des organisations internationales du tourisme sur ces questions-là ? La monopolisation, la gentrification des centres historiques en Europe et c’est la dépossession territoriale touristique au sein d’Angkor eje rappelle quand même, vingt ans en arrière on l’avait déjà dit, c’est-à-dire que le danger était là. On l’avait vu, on l’avait même écrit. Donc ce qui m’a étonné c’est de voir que la redistribution sociale pour les populations, je parle des populations autour du Tonlé Sap. La misère des populations … L’état de misère des populations est abject, sans soin, sans rien du tout. Je ne donnerai pas de leçon - y a pas de leçon à donner-, nous on a les roms à Paris qui font la manche sur le parvis Notre-Dame, Il y a quand même quelque chose qui a mon sens devrait être creuser au sein de ce développement touristique durable des populations. De voir comment les populations s’intègrent dans ce processus comme vous l’avez dit Florence, c’est le fait de mieux intégrer les populations dans l’activité. Florence Evin : Cela fait d’ailleurs partie du projet UNESCO. Kérya Sun : Oui, c’est le cinquième C. Maria Gravari-Barbas : Et est-ce que là vous pourriez nous dire un peu plus sur la façon dont on associe les communautés locales en termes de développement touristique ? Kérya Sun : C’est-à-dire que quand on avait commencé le projet des néo-zélandais, j’étais allée dans tous les villages de Tonlé Sap avec les néo-zélandais justement, pour faire des enquêtes sur leurs activités et ce que vient de dire Bruno, c’est très 87 juste pour une simple raison : que les villages qui vivent autour du lac ils ne vivent uniquement que de la pêche. Et la pêche ne pêche pas toute l’année. Le reste du temps ils n’ont rien n’a faire et ils sont pauvres parce qu’ils ne pêchent pas. Et maintenant avec le développement touristique il y a des sociétés privées qui ont pris possession de leurs petits ports. Bon le premier ministre a mis fin à cela il y a deux-trois ans mais par exemple, les gens dans les temples, quand j’ai enquêté avec les néo-zélandais, le village le plus pauvre se trouve au cœur d’Angkor Tom parce qu’ils n’ont rien a faire et ils n’ont même pas de terres pour cultiver ce qu’il fait qu’ils n’ont pas de revenus. Ils ne peuvent pas développer. Ceux qui ont le plus sont ceux qui ne sont pas loin de Siem Reap parce qu’ils ont deux saisons, maintenant les choses ont changé un petit peu pour eux parce que… Mais cela peut se passer que dans des petits pays comme le Cambodge parce que si on applique les lois françaises on ne pourra jamais le faire, par exemple, nous Apsara, on est le plus gros employeur de Siem Reap-Angkor. On a beaucoup de gardiens et vous savez il ne faut surtout pas contrôler que c’est le nom parce qu’il peut se faire remplacer par son cousin le lendemain parce qu’ils doivent travailler dans le champ. Mais depuis qu’on embauche les paysans qui travaillent et qui vivent dans le village aux alentours, ils travaillent pendant la saison où ils ne peuvent pas cultiver par exemple, ils travaillent comme gardien chez Apsara ce qui fait qu’ils ont un revenu assuré, même si ce n’est pas beaucoup, ils ne l’avaient pas. Mais par exemple, malheureusement autour d’Angkor cela a disparu, mais souvent en saison ou il n’y a pas de moisson, moi j’ai visité certains villages ou les hommes travaillent dans la construction moitié de l’année et l’autre moitié de l’année ils cultivent et les femmes tissent. 88 Mon métier de base c’est de faire changer cela et quand Jean-Marie Furt dit que tout cela se passe comme cela ailleurs je suis ravie, parce qu’on a vraiment essayé, comme Bruno Favel l’a dit ce matin, c’est vrai qu’on s’y met, on a des projets, on n’arrête pas mais par exemple Hang Peou quand il a fait le baray nord il a rempli, on a créé en même temps, vous voyez. On a créé des promenades, des circuits en barque parce que notre ambition pour le futur c’est que quand il aura bien rempli le Baray nord c’est de faire partir les gens au Mebon en bateau, ce qui serait magnifique mais pour ça il faut que l’eau soit stable et tout ça et pour ça il faut former la population et on leur a confié, on a payé les barques, on a tout fait mais au bout de quelques mois ils ne le font plus parce que ce n’est pas leur métier. Vous voyez c’est très difficile de la faire. Florence Evin : C’est une question d’éducation. Kérya Sun : Oui, mais il faut attendre une autre génération. Cette génération elle ne peut pas. Maria Gravari-Barbas : Je souhaiterais vous poser une question naïve : pourquoi la localisation des gens tout près des temples représente-elle un tel enjeu ? Kenya Sun : La population qui s’est implantée là, elle y était depuis toujours, elle est là, elle est endogène, née là. Et d’ailleurs, quand on fait la zone de protection et pour voir qui on garde et qui on ne garde pas, on a du mal à déterminer à partir de quelle date on considère qu’il est là depuis longtemps. On a fixé à 2000 ou à 2004. Mais vous avez beaucoup de gens qui viennent de l’extérieur parce que, c’est ce qu’a dit professeur Beschaouch. Je n’ai aucune compassion pour ces gens-là : ils viennent là parce qu’ils ont déjà quelque chose ailleurs, ils viennent là pour spéculer, sur le dos des pauvres qui vendent, vous voyez ? Donc c’est pour ça que c’est un enjeu très important pour Apsara, un véritable défi. Bon, bien sûr il y a le CIC qui peut faire pression mais surtout une volonté politique. Florence Evin : Mais justement, les former à l’agriculture représente un plus. Kérya Sun : Mais on a créé un département d’agriculture dans Apsara pour les aider à faire du bio tout cela, mais cela ne marche pas très fort parce que tout le monde n’est pas agriculteur. Beaucoup de gens travaillent en ville alors maintenant le département d’agriculture a presque disparu, c’est Pov qui doit le reprendre dans le sien, maintenant je ne sais pas comment il va faire, il a la conservation, il a l’agriculture, il a la forêt, il a l’eau, l’environnement… Mais c’est un tout et c’est une juste décision de regrouper, parce qu’en plus on ne peut pas travailler séparément. Mais c’est que l’agriculture, encore faut-il que les gens aient des terres pour cultiver. Pierre-André Lablaude : Je souhaite intervenir là-dessus : je ne voudrais pas mettre les pieds dans le plat mais cette préoccupation pour les communautés locales sur le site d’Angkor elle est importante mais est-ce que finalement les gens qui habitent sur le site d’Angkor ne sont pas des privilégiés par rapport à ceux qui à Rotanah Kiri ou au Mondol Kiri ou dans les Cardamomes ? Il faut se le dire franchement, il y a une telle concentration d’ONG sur les sites d’Angkor, on se demande si l’ONG ce n’est pas une forme de tourisme détourné et plutôt d’aller dans les fins fonds des Cardamomes les gens préfèrent être à Siem Reap … C’est-à-dire que c’est très bien qu’on se soucie des gens qui habitent sur place sur le site d’Angkor mais est-ce qu’on n’oublie pas en même temps tout le Cambodge et si les gens qui vivent sur le site d’Angkor, s’il y a des populations qui viennent à Angkor c’est qu’ils en tirent certaines ressources Kenya Sun : Mais tu as parfaitement raison. Pierre-André Lablaude : Et d’une certaine façon ce ne sont pas des privilégiés par rapport à ceux qui habitent au fond du Rotanah Kiri. Kérya Sun : J’ai discuté avec eux quand je fais les campagnes de sensibilisation pour la protection du patrimoine et eux ils disent tout le temps « Nous on en a marre du patrimoine mondial, on était tranquille avant, maintenant depuis qu’ils sont là y a pleins de choses qu’on ne peut pas faire ». Et bon, la première chose que tout le monde peut faire c’est les homestays. Les gens qui sont à Angkor ne partent pas ! A moins qu’ile vendent leurs terrains… C’est sût qu’ils sont plus privilégiés par rapport à ceux qui vivent à Rotanah Kiri, mais ils ne sont pas privilégiés depuis qu’il y a le PM Pierre-André Lablaude : On ne peut pas dire que le tourisme génère des emplois ? Kérya Sun : Très peu. Voix homme : Les gens dans les hôtels ils viennent d’ailleurs ? Kérya Sun : Tous d’ailleurs. Florence Evin : Pourquoi ? Kérya Sun : Parce qu’ils ont de l’argent. Les gens d’Angkor ont toujours été pauvres. Quand il y avait l’EFEO, certains travaillaient à l’EFEO. Regarder le film 89 de Rithy Panh « Gens d’Angkor »1 il faut une recherche sur les gens qui vivent à Angkor. Que signifie Angkor pour eux et ils disent, nos ancêtres étaient tellement riches, pourquoi nous on n’y arrive pas ? Florence Evin : Parmi les 2700 employés d’Apsara combien habitent le parc ? Kérya Sun : A part les gardiens tout le monde habite en ville. Et à part les gardiens, tous les autres viennent d’ailleurs, de Phnom Penh et d’ailleurs. Florence Evin : Et l’entretien ? Kérya Sun : L’entretien c’est des sociétés. Maintenant on loue des prestations. Bruno Favel : Quels sont les mesures qui pourraient être prises pour encourager l’insertion des populations de Siem Reap? Comme ce sont des populations anciennes comment les intégrer dans le projet ? Est-ce qu’il y a des plans pour ça ? Va-t-on considérer que l’on est dans un scenario à l’américaine, aux Etats-Unis avec es réserves pour les Indiens et les natifs qui ne sont absolument pas intégrés ? Non, on ne les déménage pas. On a prévu une zone à l’extérieur pour les familles, On a fait un eco-village où on leur donne 1000 m de terrain et 1000 M3 de bois pour construire une maison. Mais ce n’est pas parce qu’on donne un terrain pour cultiver qu’ils cultivent. 90 Maria Gravari-Barbas : C’est là où il y a un paradoxe : visiblement il y a un attachement pour les lieux sur lesquels ils sont actuellement. On peut l’interpréter aussi comme un calcul ou une prise en compte d’une rente situation qui est celle de la proximité - sinon effectivement ils pourraient partir, ils accepteraient d’aller à Ran Tarep ; s’ils n’y vont pas, d’après ce que je comprends, c’est qu’il y a d’autres raisons, y a ce fantasme qui consiste à dire que les terrains sur lesquels ils sont censés construire à Ran Tarep appartiennent encore à d’autres, il y a la crainte d’être dépossédés plus tard. Mais il a visiblement une compréhension de l’intérêt que cela représente d’être près des temples. Kérya Sun : Je pense que ce n’est pas le même intérêt que l’on interprète en Europe. Je discute avec les gens. Ils sont de là, ils veulent rester là. Ve n’est même pas une question d’argent. Il ne faut pas oublier que pendant les 20 ans om Angkor était abandonné, ils étaient là. C’est ce que Vann Molyvann disait tout le temps : Ma pette, il faut toujours les privilégier, Ce sont eux les gardiens naturels d’Angkor. Quand on n’était pas là ils étaient là. Moi je me souviens en 1992 quand j’étais revenue j’avais demandé à un paysan « Est-ce que vous allez voir les temples ? », il m’a répondu textuellement : « Mais pourquoi j’irai dans les temples, c’est réservé aux Dieux ». Mais il habite à côté et il ne changera pas, parce que voilà. Et Run Tapep, ils ont droit au titre de propriété au bout de 5 ans d’occupation continue. Virginie Picon-Lefebvre : Est-ce qu’il ne faut pas leur donner un salaire comme gardiens naturels des temples ? Kérya Sun : Mais on les a embauchés, je vous ai dit. Vous avez déjà vu un pays au Rithy Panh « Gens d’Angkor » : « Sur le chantier de restauration de Bapuon, une équipe d’ouvriers travaille à l’assemblage des pierres dispersées d’anciens bas-reliefs. S’y dessinent peu à peu sous leurs yeux toute l’histoire des anciens Khmers. Un jeune vendeur à la sauvette s’interroge sur son avenir, un ancien paysan, devenu ouvrier des chantiers, se sent amputé de sa terre. Et d’autres destins encore, qui s’entrecroisent et se rejoignent, pour finalement dessiner une histoire, comme les pierres du passé et du présent s’entremêlent ». France | 2003 | 90 minutes | 1 monde ou on met un salaire aux gens parce qu’ils sont là depuis longtemps ? Maria Gravari-Barbas : Où est-ce qu’on en est avec le parvis d’Angkor Wat ? Azedine Beschaouch : On est en interdiction de continuer si l’opérateur n’obéit pas aux propositions logiques adoptées par le CIC sur proposition du groupe expert tant d’ailleurs au développement que de la construction. Maria Gravari Barbas : Donc pas d’évolution depuis l’année dernière ? Azzedine Beschaouch : Ces temps-ci, un plan nous a été envoyé dans lequel il y a de très belles photos sur les pizzas qu’on va manger. Il n’y a pas de centre d’interprétation. Il y a une petite salle de 150 mètres alors que nous avons des restaurants de 700 mètres alors nous leur avons renvoyé la copie. De toute façon à notre niveau je ne pense pas que le temps est possible pour la construction. Florence Evin : Est-ce que le problème du tourisme ce n’est pas essentiellement le problème des groupes qui arrivent à flot, enfin c’est un flot continu et ne faudrait-il pas limiter l’accès aux groupes des parties les plus fragiles des monuments ? J’ai vu l’évolution des extérieurs des monuments, l’évolution scientifique, je suis assez catastrophée quand je vois Angkor Wat à la TV, à la limite j’ai même plus envie de monter voir les tours comme en 1991… Malgré les escaliers de bois qui sont mis, malgré les précautions qui sont prises, ces monuments n’étaient pas faits pour qu’on grimpe dessus. Seuls les prêtres montaient pour faire les prières, les rituels, le roi je ne sais pas mais en tout cas, aucun public n’allait grimper dans les tours par les escaliers etc., le peuple restait en bas, à l’extérieur. Compte tenu de la fragilité de ces monuments, qui sont des « châteaux de sable » avec des parois en pierre, vu le poids et les vibrations, par les milliers de personnes qui grimpent les escaliers - ce n’est pas parce qu’il y a des escaliers en bois par-dessus que les vibrations ne sont pas là. Est-ce qu’il ne faudrait pas limiter l’accès aux tours ? C’est pareil pour le Bayon, quand on voit son état on tremble (galeries extérieures, bassins extérieurs, etc.). Ne faudrait-il pas interdire l’accès aux publics ? Je voulais juste par Ta Prohm où je trouve que l’accès à la circulation par les galeries de bois extérieures c’est très bien, on voit ce qu’il y a à voir, on voit les arbres emprisonner les murs etc. alors qu’à l’intérieur c’est très difficilement lisible par quelqu’un qui n’est pas expert. On passe de pièce en pièce et c’est très encombré. Je trouve que faire traverser des centaines et des centaines de groupes à l’intérieur de Ta Prohm est totalement inutile. Ils sont là pour se prendre en photo devant un tas de pierres écroulées… Je trouve que faire une visite à l’extérieur, comme cela a été réalisé à Banteay Srei en expliquant qu’est-ce que c’est que le monument, qu’estce que la signification des symboles etc., une préparation à la visite du monument par l’extérieur c’est vraiment intéressant. Il y a deux ou trois km de galeries de bas-reliefs à Angkor Wat…Dans ces bas-reliefs il y a toute l’histoire du Cambodge. C’est pareil au Baphuon. On ferait la visite des bas-reliefs qui racontent l’histoire, à l’extérieur, ce serait plus intéressant. Les visages on les voit mieux d’en bas que d’en haut donc je me demande s’il n’y a pas aussi un travail à faire sur la planification. Sur un monument comme le Baphuon, qui est extraordinaire et qui vient d’être totalement rénové il n’y a personne. Or, c’est beaucoup plus lisible pour un touriste que Ta Prohm. Maria Gravari-Barbas : Florence Evin, je lisais vos articles dans Le Monde en 1994 et en ce moment-là, les prévisions parlaient d’un million de touristes pour l’an 91 92 2000. En 2000 il n’y a pas eu un million, mais la moitié, 500 000. Nous parlons donc aujourd’hui d’un tourisme qui était largement anticipé, voire surestimé, il y a une vingtaine d’années. On ne peut plus s’étonner aujourd’hui que le tourisme augmente. On le savait, et on sait qu’il augmentera. Il est appelé à augmenter et rien ne peut l’arrêter parce que quand bien même la situation sur place déçoit plusieurs, qui décideront peut-être de ne jamais y retourner, il y a un tel vivier de touristes potentiels (ne serait-ce que pour des questions géographiques, on sait bien que le tourisme est avant tout un phénomène régionalisé) que rien ne fléchira la courbe actuelle des visiteurs si on opte pour le laissez-faire. Il conviendrait de dire les choses de façon sans doute politiquement coûteuse, mais réaliste et sincère : plutôt que de renvoyer systématiquement la balle aux touristes eux-mêmes et aux tours opérateurs, il faut dire que tout est une question politique à un niveau local et national. L’éducation du touriste et l’éducation du tour opérateur contre leurs intérêts, pour les uns, et leur cœur de métier pour les autres. Je doute fort sur ces stratégies, qui sont nécessaires, mais qui n’apporteront pas les évolutions urgentes qui sont nécessaires à Angkor. Je suis tout à fait d’accord avec les propos de Jean-Marie Furt sur le fait que si cette question n’est pas posée avec un certain courage politique, pas seulement Angkor, mais pratiquement aucun site touristique ne maîtrise ses flux. On sait que dans plusieurs sites le problème ne sont pas les touristes mais les mafias locales. Je pense que le code de conduite du touriste est certes un acte culturellement et symboliquement important mais je crains qu’il ne réponde qu’aux problèmes périphériques, pas au cœur du problème de la gestion des flux touristiques. Aujourd’hui ce serait totalement malhonnête de notre part de dire que on sera étonné si d’ici trois ans le nombre de touristes à Angkor ne soit pas à 5 millions et demi comme aujourd’hui mais à 7 millions. Un chiffre comme celui-ci est aujourd’hui tout à fait réaliste. Comment envisage-t-on aujourd’hui de contrôler les flux à Angkor ? Y a -t-il des réflexions et des projets ? Si oui, qu’estce qu’il empêche de les appliquer ? Peut-on expliquer tous les problèmes comme un bras de fer entre une gouvernance internationale qui contrôle et qui assure une qualité de « produit » (le site restauré d’Angkor) et un gouvernement local qui le « commercialise » mal ? De quelle façon ces deux circuits (produit et diffusion) se rencontrent-ils ? Bruno Favel : Il y a des cas extrêmes sur la Liste du patrimoine mondial en France, Lascaux et la grotte Chauvet qui sont inaccessibles. La grotte de Lascaux a été fermée. Il a fallu une prise de conscience et comprendre qu’elle était en très mauvais état. Chauvet dès le départ c’était impossible, aussi pour des raisons biologiques, on ne pouvait pas respirer l’air. Depuis longtemps on a développé des artefacts qui connaissent un très grand succès. Si je vous dis cela, c’est que je trouve invraisemblable que l’on n’ait pas tiré des leçons de la maladie de la grotte et dans le cas extrême ou il a fallu arrêter les visites à Lascaux pour dire : « Attention, il y a des sites qui vont mourir ». On dit plutôt « Oh mais on ne peut pas les interdire ». Des artefacts bien faits peuvent aussi remplacer les sites, mais alors il faut les spécialistes et des professionnels. Posons-nous néanmoins la question de la transmission aux générations futures. Est-ce qu’on a le droit de saccager un patrimoine comme cela au nom du plaisir ? Je rappelle que le tourisme c’est quand même le principe du plaisir. Maria Gravari-Barbas : La question est aussi le pourquoi du tourisme. À Angkor la problématique n’est pas seulement les conditions dans lesquelles les visites sont faites mais c’est surtout, les retombées locales et leur répartition. La question pourrait être posée avec cette arrière-pensée (du fait que le tourisme est une activité économique) cultivée ou à cultiver, dans un objectif prévis de développement local (et pas seulement l’enrichissement culturel, intellectuel et personnel des visiteurs, objectifs par ailleurs tout à fait louables). Azedine Beschaouch : Permettez-moi de parler de politique. Cette année les chinois dépasseront un million. Cette population est heureuse parce qu’ils achètent, ils dépensent, ils vont dans des cafés etc. Ces Chinois arrivent en groupes énormes, cela part dans tous les sens, et ils entrent partout où ils veulent. J’aimerai savoir quelle est la politique, qui est l’autorité qui peut aller leur dire « mettez-vous comme cela et pas là ».. Virginie Picon : Il faut réguler pour empêcher que tous les gens aillent au même moment au même endroit. A partir de telle heure on autorise X personne Azedine Beschaouch : Réguler les Chinois ? J’aimerai bien voir cela. On ne peut pas faire cela, non… Kérya Sun : Non. Vous savez je vais vous dire, depuis janvier de l’année dernière, non janvier de cette année, le prix des, parce que certains d’entre vous ne payez pas donc vous ne vous rendez pas compte mais le prix du billet n’avait pas bougé pendant vingt ans (vingt dollars par jour, quarante pour trois jours consécutifs et soixante pour sept jours). Récemment, ont augmenté le prix d’une journée à cause de la clientèle asiatique à trente-sept dollars. C’est presque une augmentation de 100%. Tout le monde avait dit, « oh ça va diminuer la clientèle » eh bien rien du tout. Le tourisme a continué. Comme quoi ce n’est pas du tout une question de prix. Je pense qu’il y a une politique à faire et cela je ne sais pas si les experts du CIC oseront le dire, ouvertement un jour mais il faut le faire pour la régulation des flux. Je pense que la billetterie, même si c’est tenu par le ministère des finances, et je travaille beaucoup avec eux, s’il y a une volonté politique du ministère de la culture avec le CIC de leur expliquer, je pense qu’ils joueront le jeu. Pour la gestion des flux il faudrait faire une billetterie par pôle. Angkor Vat ne voudra jamais le vendre avec Bacai parce que tout le monde sait que ce temple est très beau, qu’il a une signification historique très importante dans l’histoire d’Angkor et y a jamais personne dans la journée. Le soir les touristes viennent pour le coucher du soleil qui ne dure même pas une minute. Comme il a tellement de monde on a régulé : pas plus de trois cents personnes. On a développé d’autres sites pour le coucher du soleil qui est devenu partout un culte. Si on fait la billetterie par pôle il faut mettre avec Angkor Vat des temples qui sont magnifiques mais où il n’y a jamais personne pour pouvoir prolonger le séjour des gens, et leur donner un choix d’aller vers un temps moins connu. C’est à nous de suggérer cela au gouvernement. Il faut peutêtre qu’on arrive là. Parce qu’il n’est pas question de faire par monuments mais par pôles pourquoi pas. Jean-Marie Furt : C’est là que se pose la question de la gestion de ces situations, mais vous ne pourrez pas dire à un touriste chinois qui vient pour le week-end en avion depuis le sud de la Chine : « Désolée monsieur, ce week-end Angkor Vat est plein, aller voir tel autre temple ». Cela ne marche pas. Les gens veulent d’abord voir les cinq tours d’Angkor Vat, les lotus, le reflet dans l’eau et après ils peuvent aller voir d’autres choses. On peut donc jouer sur les horaires, sur les circuits de visite, on peut essayer de rentabiliser au maximum la fréquentation du monument mais il y a bien un moment où on sera à saturation. Heureusement quand même, 93 Angkor Wat c’est plus grand que la Galerie des glaces. Mais maintenant la Galerie des glaces c’est complètement contingenté. Vous réservez quinze jours à l’avance… Jacques Fournier : Le président chinois disait qu’il avait 400 millions de touristes chinois à envoyer. Maria Gravari-Barbas : Il y a toujours de nouveaux publics. L’augmentation mondiale du tourisme montre que les flux sont très loin de s’épuiser. C’est un moment approprié pour présenter Yves Ubelmann, de Société Iconem, car sans doute, une partie des solutions que nous cherchons viendront du numérique. 94 Yves UBELMANN, Société Iconem Je vous remercie de m’avoir demandé de faire cette présentation. Je vais faire un parallèle avec un projet qu’on est en train d’expérimenter. C’est une expérimentation qui tourne plutôt bien donc avec l’Aga Khan Trust for culture. C’est une expérimentation que l’on mène en Inde et qui illustre assez bien comment l’imaginaire numérique 3D peut accompagner les projets de valorisation de sites touristiques et aussi apporter des réponses à des problématiques dont on a parlé avant moi dans le débat. On travaille sur deux sites en parallèle avec ATC justement qui sont des sites de mausolée moghols. Ce sont des sites assez grands qui font en général 1km carré avec une quarantaine ou une cinquantaine de mausolées dedans. Il y a un site à New Delhi et un site à Hyderabad. L’ATC est en train de faire des gros travaux de rénovation de ses sites pour la valorisation touristique. Dans le cadre de ses travaux ils nous ont demandé de faire une numérisation 3D intégrale de ces deux sites. Nous ce qui nous intéresse ce sont des numérisations multiscalaires. On va numériser à la fois l’échelle des paysages, l’échelle de l’architecture, l’échelle de la sculpture, l’échelle des décors, et on crée une base de données qui sont des nuages de points avec des milliards de points dans lequel on peut se promener à travers le site. Nous fonctionnons avec des centaines de milliers d’images, obtenues avec des drones, et avec différentes techniques. Nous produisons des nuages de points qui présentent le site et tous ses mausolées jusqu’au détail. Ce ne sont pas des photos mais des modèles 3D : on peut par exemple « entrer » dans les mausolées. A l’origine on avait fait cela pour la restauration et pour accompagner le travail des architectes. Je parlerai de ces aspects le mois prochain au comité à Angkor : comment utiliser cela dans le cadre des projets de conservation. Mais on s’est aperçu petit à petit que cela allait servir énormément pour le plan de valorisation. En fait on a créé à partir de ses modèles 3D un masterplan général qui a permis aux architectes et aux paysagistes de cartographier de manière très précise les constructions illégales. Ce travail est dynamique, c’est à dire on retourne régulièrement sur le terrain et on arrive à voir l’évolution des constructions illégales et de prendre des mesures adéquates. On a réussi aussi à voir aussi l’évolution de la végétation, je pense aussi que c’est un point assez important pour Angkor. C’est- 95 à-dire que toute cette cartographie permet de voir tous les phénomènes éphémères dans les sites notamment la végétation ; pour les paysagistes c’était intéressant aussi parce qu’on a pu déterminer l’essence de toutes les végétations grâce à ce master plan 3D en général et aussi bien sûr à la modélisation des flux. Ce qui est intéressant c’est que dans le même modèle on a à la fois le km carré du site et les intérieurs et on peut modéliser assez facilement justement les flux touristiques et voir les limites dans les visites des intérieurs et savoir les mausolées qu’on allait ouvrir et ceux qu’on n’allait pas pouvoir ouvrir justement pour éviter d’avoir un flux continu de touristes qui allaient abimer le mausolée. Tout cela, ce premier point, ces techniques, représentent d’abord une aide à la conception et à la valorisation, pour le master plan de ses sites qui sont assez grands et on s’est aperçu que cela servait aussi, que cela apportait des réponses à des problématiques dont on a parlé ici, de fréquentation de masse touristique. 96 Alors en quoi cela peut répondre à ces points-là ? Ce qui se passe dans les sites comme cela quand les touristes commencent à arriver ; on est à un taux de fréquentation d’environ 2 millions de touristes par an. On en attend 4 millions dans les prochaines années, quand le parc va vraiment ouvrir parce que là le parc n’est pas complètement ouvert. Qu’est-ce qui se passe ? De plus en plus on décide de rendre inaccessible certains sites pour les préserver de l’érosion touristique ; de plus en plus des dispositifs de protection se développent pour limiter le contact du touriste avec le bâtiment. On créée des pontons, des passages, et du coup l’expérience de visite est abimée, on voit de plus en plus de dispositifs et moins de bâtiments, donc on s’est aperçu avec la ATC que tout ce corpus numérique que l’on crée permettait de retrouver une expérience de visite virtuelle qui redonne à voir le site dans une certaine authenticité, avant qu’on ait rajouté tous ces différents dispositifs qui sont nécessaires à la protection du site. Cela c’était le premier point ; le deuxième point est que face au flot des touristes de masse il faut essayer de créer des chemins de détournement. On construit des centres d’interprétation à côté des sites pour détourner les touristes et les occuper avant qu’ils aillent visiter le site lui-même. Cela se développe partout dans le monde, c’est quelque chose sur lequel on travaille dans le cadre de ce travail. Ces centres d’interprétation on ne sait jamais exactement ce que c’est, et qu’est-ce qu’il faut mettre dedans, parce que souvent on n’a pas d’objets ou de collections à présenter. L’idée avec la ATC a été de tirer parti de tout ce corpus numérique et de créer des expositions virtuelles à l’intérieur de ce centre d’interprétation. Cela a été fait pour New Delhi et pour le site d’Hyderabad. L’idée c’est de recréer dans un environnement climatisé et reposant - dans un pays ou les chaleurs montent jusqu’à 45 degrés l’été – une expérience de visite confortable, dans un environnement agréable, reposant. On y crée et on scénarise une visite à travers les images numériques donc une visite immersive qui va être explicative. Les visiteurs profitent d’images qui vont expliquer le site y compris des éléments que l’on ne peut pas voir quand on visite in situ parce que tout n’est pas accessible justement. Pour contrebalancer le fait que l’accessibilité du site diminue quand le flot touristique augmente on redonne une accessibilité via ces techniques numériques par le biais de ces centres d’interprétation. On est en train de construire le projet scénaristique de ce centre d’interprétation. Pour illustrer un peu ce qu’on peut faire comme visite immersive, je vous présente des images et une vidéo préparées dans le cadre de l’exposition au Grand Palais appelée « Cités éternelles ». L’idée c’était de transporter des sites qui malheureusement aujourd’hui ne sont plus accessibles en Syrie et en Irak, de les transporter à Paris par ces technologies numériques et pour faire en sorte que le public parisien puisse découvrir ses sites en les remettant à l’échelle grâce à des projections. Aujourd’hui on peut recontextualiser des espaces et faire en sorte que le visiteur puisse se promener à l’intérieur de cet espace en les projetant à l’échelle. On avait quatre sites : Khorsabad, Palmyre, Le Crac des chevaliers et la Mosquée des Omeyades. En faisant une projection à 360 degrés autour du visiteur on arrivait à le replonger dans l’évolution de l’architecture. C’est en se basant sur ses modèles qu’on construit la scénarisation du centre d’interprétation que la ATC est en train de créer sur ces deux sites d’Hyderabad et de New Delhi. Cette présentation vise à faire réfléchir au potentiel du numérique qui va apporter aussi un nouveau type de tourisme, un « tourisme virtuel ». Celui-ci va compléter la visite concrète. Il ne la remplace pas bien sûr mais qui la complète. Il permettra d’absorber l’augmentation du tourisme qui aujourd’hui pose un vrai problème. Virginie Picon-Lefebvre : Je trouve cela vraiment formidable mais je ne suis pas très convaincue sur le fait que cela va diminuer la pression sur le site. C’est formidable parce que cela permet plein de choses que ne permet pas la visite physique sur le site et je pense qu’il serait formidable qu’on ait plus de dispositifs sur le site, par exemple pour les personnes à mobilité réduite. On a plein de sites avec des escaliers infranchissables, on ne peut pas penser qu’on va mettre des ascenseurs pour monter les fauteuils donc donner à voir des choses que l’on ne peut pas voir si on n’est pas mobile rien que pour cela c’est formidable. Et en plus je pense que cela peut donner des instruments d’éducation ou de formation. On se promène dans quelque chose qui n’est pas le troisième âge mais qui malheureusement, avant pour projeter sur un écran c’était complètement autre chose. Je trouve qu’il y a une potentialité a minima de sujets. Mais il y a aussi la question de la restauration. C’est-à-dire montrer des choses qui se sont écroulées. Cela pose la question effectivement qu’on posait tout à l’heure, est-ce qu’il faut remonter des temples détruits ou est-ce qu’il ne faut pas conserver les deux c’est-à-dire à la fois l’extérieur de la destruction qui est une méditation peut être occidentale sur les ruines qui est à mon avis au-delà de la question du romantisme et du pittoresque, est vraiment un objet culturel en soit la question des ruines. Pouvoir montrer, par un dispositif en immersion, on a d’une certaine manière les deux expériences qui se complètent. Azedine Beschaouch : Est-ce que quand même est appliqué le projet de restauration d’Alep comme cela a été annoncé, vous y êtes ? Yves Ubelmann : Bien sûr. Azzedine Beschaouch : Cela est très important. Cela c’est un autre problème, cela c’est une destruction mais cela n’a pas eu lieu. Au-delà de la politique, on n’a pas le droit de laisser la ville d’Alep dans l’état ou elle est. Sinon c’est la victoire à jamais de tous ces terroristes. Yves Ubelmann : Alors là c’est une autre problématique, celle de l’intervention d’urgence à Alep. Effectivement pour nous ce qui a été important c’est juste après les destructions avant que commencent les premières reconstructions. Parce que les reconstructions ont déjà commencé, les gens réinvestissent la ville aujourd’hui et c’est cela qui pose problème, ce n’est pas tant la destruction elle-même que la réexploitation immédiate de la ville. Les maisons mais aussi du souk, c’est-à-dire que le souk attire les convoitises de nombreux capitaux, de pays différents tout 97 autour, et donc il y a énormément de projets qui sont en train de se faire sur les souks d’Alep et qui ne sont pas forcément tous dans le respect de conservation et du monument ancien. Azzedine Beschaouch : Vous intervenez à Alep ? Yves Ubelmann : On est déjà intervenu pour créer l’imagerie objective juste à la fin des combats, c’est-à-dire quelques jours après la fin des combats. Et cela a servi. Y compris pour la mosquée Al Mayad et du minaret qui s’est effondré. Maria Gravari-Barbas remercie l’ensemble des intervenants et participants, conclut brièvement sur les suites à donner pour le compte-rendu du séminaire et clôture la journée 98 99 Mise en page : Chloé Barbas 100