Jean-Louis Bergère, poète chanteur à l’écart du troupeau

C’est seulement son quatrième album en près de vingt ans d’activité souterraine. Mais “Ce qui demeure” devrait mettre enfin en lumière le talent singulier de cet Angevin discret, attentif aux mots comme aux sons. Une découverte.

Par François Gorin

Publié le 11 février 2020 à 10h30

Mis à jour le 08 décembre 2020 à 00h31

Un visage inquiet, sans âge et sculpté par le temps, éclairé par peut-être une fenêtre où guetter quelque chose, quelqu’un… J’ai appris l’existence de Jean-Louis Bergère en recevant fin 2019 un album intitulé Ce qui demeure. Un peu tourné autour avant d’y entrer avec circonspection, comme on le fait dans une maison isolée où la rumeur prétend que vit un poète. Espèce rare (menacée ?) qui ne fait pas forcément bon ménage avec la chanson.

Il y a une tradition poétique dans la chanson française, qui court de Trenet à Dominique A en passant par les « classiques » Brel, Brassens, Barbara. Et Léo Ferré bien sûr, qui a, sans doute plus qu’aucun autre, affronté avec bravoure et des succès divers tous les écueils du genre : emphase, grandiloquence, hermétisme et cette dévotion aux « vrais » poètes qui se paie d’hommages où la musique trop souvent cède en un absurde bras de fer.

En 1988, Jean-Louis Bergère est allé à la rencontre de son idole Ferré, qui passait en concert près de chez lui – il vit à Angers. Il lui a tenu la jambe pendant trois quarts d’heure et laissé une cassette et des textes. À l’époque, le jeune homme se produisait dans des cabarets, où il jouait Bashung, Yves Simon ou… Ferré. Son histoire avec la musique a été lente et laborieuse. Sa muse nourrie par des années de solitude.

Il attendra 2001 avant de sortir un premier album, au titre évoquant (pas exprès) un essai de Stephen Hawking : Une définition du temps. Rien que ça. Un autre en 2006, Au lit d’herbes rouges, renié depuis. Demain de nuits de jours en 2013, et toujours un certain silence autour de lui. Ce présent quatrième volume semble tomber à point nommé pour sortir un tant soit peu son auteur de l’ombre où il tient fièrement son cap, « en laissant courir la rumeur du tumulte derrière nous ».

Jean-Louis Bergère

Jean-Louis Bergère © JEROME SEVRETTE

Au bout des douze stations de ce voyage immobile qu’est Ce qui demeure, on éprouve la certitude, moins banale qu’il n’y paraît, d’être en présence de quelqu’un. Une voix, des mots, un son discret et enveloppant, tendu comme une toile ou soudain déchiré d’éclats. Un poète chanteur ? Au sens où la poésie, version musicale, n’est pas la mise en mélodie de vers académiques, mais l’alliage sensible de sons, de mots et de voix.

En la matière, Leonard Cohen a toujours été un exemple ultime et une exception – poète publié avant d’être chanteur. Cohen est manifestement un modèle pour Bergère, qui ne s’en cache pas en lui dédiant L’Homme qui chante (« Neige en silence cigale / Au-dessus de Montréal »). Même dans ses admirations, il n’est jamais trop littéral. Ainsi Durness prend de biais la légende de John Lennon en retrouvant la plage écossaise des vacances de son enfance.

Il y a bien çà et là des images faciles (« J’aurai pris tes jambes à mon cou »), une coquetterie du name-dropping, avec des peintres russes ou viennois désignés par leur prénom (dans Murnau et Hawelka Café). Mais allez savoir, ces menues agaceries ou imperfections composent un autoportrait qui me paraît plus touchant, moins posé, que certaines références placées haut par Bergère lui-même : le Dominique A de Remué, le Bashung de L’Imprudence.

Dans ce dernier cas, je n’en démords pas, malgré l’avis d’estimables amis : l’artiste s’était projeté avec un sérieux vertigineux dans le manteau du poète profond. Là même où Fantaisie militaire trouvait un équilibre inespéré : adieu définitif à sa première manière – jeu de mots potaches et phrasé post-dylanien – et pose de nouvelles balises, encore sans prétention. D’ailleurs Ce qui demeure (le morceau) est un salut appuyé au génial Sommes-nous.

Et là encore, Jean-Louis Bergère passe entre les gouttes. On ne sent chez lui ni calcul ni posture. C’est sans doute l’avantage d’être un obscur Angevin plutôt que, par exemple, un autre Jean-Louis, Murat (Bergheaud de son vrai nom). Pas de réputation à entretenir, de répertoire à bousculer. Même goût des guitares qui vous tissent une atmosphère. Le tempo, la phrase de Bergère font écho aux lenteurs nouveau siècle de l’americana, celle de Lambchop, Idaho, Low, Smog, en cela rejoignent un Bertrand Belin – dont on sait ce qu’il doit à Bill Callahan.

Mais le risque à pratiquer ce genre de beautés est paradoxalement de tomber dans l’ornière du bon goût, de se condamner à n’être que la bonne série B d’un genre où d’autres ont déjà ramassé la mise – qu’ils soient vivants ou morts. Bergère cependant m’attrape aussi en s’approchant (malgré lui ?) d’un poète chanteur qui lui est peut-être moins cher : Gérard Manset.

Les textes de Manset – celui qui m’est cher, l’homme-orchestre quasi ermite, mi-Christ, mi-Raspoutine, de 1972 à Lumières, avec quelques accrocs – sont souvent abscons, parfois tissés d’incohérences, et je les apprécie comme tels, au point d’en connaître certains par cœur. À son sujet, le philosophe Tristan Garcia, qu’on sait porté sur la pop à ses heures, est venu mettre son grain de sel. Dans un chapitre de son nouveau recueil, Kaléidoscope II (Ce qui commence et ce qui finit), il répond avec une belle acuité à un blind-test du site Popnews.

À propos de Manset et Christophe : « Je suis persuadé que ce type de grand artiste doit passer par un cap de ridicule. » Et de préciser plus loin (le langage est parlé) : « C’est ce que je reprocherais à Bashung, même si je l’aime beaucoup : il a repoussé son point de ridicule, par souci de respectabilité culturelle, de légitimité poétique. Alors que Christophe et Manset ont très vite passé le cap du ridicule, c’est comme s’ils avaient tourné autour du cap, et après s’ouvre à eux un océan où ils vont, du coup, extrêmement loin. »

Sans hasarder le moindre conseil à l’adresse de Jean-Louis Bergère, il me semble qu’il n’était pas si loin de passer ce fameux cap. En attendant le grand large (ou pas), Ce qui demeure fera très bien l’affaire.

Prochaine Pop secrète le mardi 03.03

À écouter
Ce qui demeure, (2019) Production Catapulte en co-production avec Pour Ma Pomme

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