La tribune
de Lionel Meneghin

Rédacteur en chef de Dirigeant Magazine (depuis 2014), auteur de nombreux articles pour la presse française, Lionel est consultant et formateur, notamment pour le CJD dans le cadre du programme Copernic.


Agis dans ton lieu, pense avec le monde,

En 2017, à l’occasion d’un atelier que j’animais à la convention des clubs APM de Bordeaux, j’ai eu la chance de rencontrer Souleymane Bachir Diagne, philosophe spécialiste en histoire des sciences et en philosophie islamique. Quel parcours que celui de cet intellectuel sénégalais ! Lycée à Dakar puis Normale Sup à Paris, engagé dans les années 70 à l’extrême gauche maoïste, musulman pratiquant, passionné par les mathématiques (sa thèse portait sur la philosophie de la logique de George Boole), conseiller du président Abdou Diouf de 1993 à 1999 et aujourd’hui professeur de français à l’université de Colombia à New York.

La pensée de Souleymane Bachir Diagne a été fortement influencée par le poète et penseur indien Muhammad Iqbal, père spirituel du Pakistan. Pour Iqbal, dans la tradition coranique qui est la sienne (le soufisme), le monde n’a pas été créé une fois pour toutes. Le monde créé par Dieu est inachevé et il incombe à l’homme de le parachever. Contre le fatalisme, la force de la pensée d’Iqbal est de mettre au premier plan la responsabilité de l’homme face à Dieu. L’homme est libre de ses choix ; il peut agir pour transformer le monde.

Le monde est en perpétuelle création ; nous sommes en perpétuelle création. Car nous êtres humains avons cette curieuse faculté à pouvoir nous transformer. Pour Jean-Jacques Rousseau, deux choses distinguent l’homme des autres animaux : la liberté et ce qu’il nomme « la perfectibilité », cette forme de plasticité qui se développe « tant dans l’espèce que dans l’individu ». Nous avons individuellement et collectivement un pouvoir. Individuellement, celui de nous affranchir de nos instincts, d’apprendre des autres et de nous-mêmes, de changer nos comportements… ; collectivement, le pouvoir d’échapper en partie aux lois de la nature et de créer les nôtres, d’entrer dans l’histoire, de bâtir des civilisations.

Lionel Meneghin, double nationalité française et italienne
  • 1998 : DEA de Philosophie (Université Jean Moulin Lyon 3).
  • 2000 : DESS Management (ESDES, Université Catholique de Lyon).
  • 2009 : Certification de concepteur-formateur professionnel (CEGOS – Fédération de la Formation Professionnelle).
  • 2015 – 2018 : Certifications en application clinique et travail socio-éducatif et en application en entreprise et organisation de l’approche stratégique et systémique de Palo Alto (Institut Gregory Bateson - Mental Research Institute)

- Rédacteur en chef de Dirigeant Magazine- Consultant formateur- Thérapeute et coach systémicien - Animateur Association Progrès du Management (APM)

Pour reprendre des formules d’Henri Bergson, autre référence importante de Souleymane Bachir Diagne[1], il n’y a pas de plan « déjà prévu », de sentier déjà tracé. « Le monde va à l’aventure ». Rien n’est prévisible et pourtant, un danger hautement probable nous menace. Notre modèle de développement nous pousse dans une impasse écologique. « L’unification techno-économique du globe s’accompagne de conflits ethniques, religieux, politiques, de convulsions économiques, de la dégradation de la biosphère, de la crise des civilisations traditionnelles, mais aussi de la modernité. Une multiplicité de crises sont ainsi enchevêtrées dans la grande crise de l’humanité, qui n’arrive pas à devenir l’humanité. »[2] Oui, la grande crise de l’humanité nous contraint à devenir l’humanité. Pourquoi ? Parce que ce cette grande crise ne menace pas spécifiquement un pays ou un continent en particulier, mais bien toute l’humanité. Si une chose est sûre, c’est bien que l’aggravation de cette grande crise ne fera que des perdants, car nous habitons la même Terre, qui est un Tout.

Que nous le voulions ou non, nous partageons toutes et tous une communauté de destin. Comme l’écrit l’historien et philosophe camerounais Achille Mbembe, « alors qu’émerge lentement une nouvelle conscience planétaire, la réalité d’une communauté objective de destin devrait l’emporter sur le culte de la différence »[3]. L’avenir compte plus que le passé ; le lieu où je vais compte plus que celui d’où je viens. C’est d’ailleurs le message d’une célèbre chanson de Maxime Le forestier. L’identité n’a finalement que peu d’importance puisque nous ne choisissons ni notre lieu de naissance, ni nos parents, ni notre famille. Nous n’avons aucune prise sur le passé. En revanche, l’avenir est ouvert et nous sommes libres de le façonner au travers de nos actions, de nos engagements, de nos rencontres… Ainsi, il s’agit non plus de penser l’identité sur le mode du repli sur soi, de l’autarcie, de l’exacerbation de la différence et du refus de la rencontre avec l’autre, mais « comme quelque chose de toujours en mouvement, jamais le même, toujours ouvert sur ce qui vient et qui ne cesse de se synthétiser de nouveau, à la rencontre avec d’autres flux d’énergie. »[4]

Toutes nos identités particulières peuvent aujourd’hui être subsumées sous une seule : celle du vivant. Cette identité, nous l’avons en commun, quels que soient la couleur de notre peau, notre religion ou notre sexe. Mais cette identité n’est pas exclusive aux humains. Nous la partageons avec les plantes et les animaux, c’est-à-dire avec le non humain. Le vivant interroge la relation entre humains et non humains. C’est le travail auquel s’est attaché l’anthropologue Philippe Descola en étudiant les Indiens Achuar. Le temps est venu d’abandonner notre vision occidentalocentrée (une vision parmi d’autres) pour regarder autrement la nature, pour ne plus la penser dans un rapport d’extériorité, pour ne pas la considérer comme un ensemble d’objets à exploiter. Les humains ne sont pas les seuls habitants de la planète. En conséquence, ils ne doivent pas constituer les seuls sujets de droit ni exercer leur pouvoir sans limites sur les non-humains. « C’est à chacun d’entre nous, là où il se trouve, d’inventer et de faire prospérer les modes de conciliation et les types de pression capables de conduire à une universalité nouvelle, à la fois ouverte à toutes les composantes du monde et respectueuse de certains de leurs particularismes, dans l’espoir de conjurer l’échéance lointaine à laquelle, avec l’extinction de notre espèce, le prix de la passivité serait payé d’une autre manière : en abandonnant au cosmos une nature devenue orpheline de ses rapporteurs parce qu’ils n’avaient pas su lui concéder de véritables moyens d’expression »[5].

Lionel Meneghin, 19 juin 2020


[1] Souleymane Bachir Diagne, Bergson postcolonial, Biblis, 2020[2] Edgar Morin, La voie, Fayard, 2011[3] L’identité n’est pas essentielle, nous sommes tous des passants, publié le 25 janvier 2017[4] Les métaphysiques africaines permettent de penser l’identité en mouvement, publié le 15 décembre 2019 [5] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Gallimard, 2005