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La Turquie face au génocide arménien

L'intégralité du débat avec Yves Ternon, historien, spécialiste des crimes contre l'humanité, vendredi 7 mai.

Le Monde

Publié le 07 mai 2004 à 16h05, modifié le 07 mai 2004 à 16h05

Temps de Lecture 17 min.

DÉFINIR ET RECONNAÎTRE LE GÉNOCIDE

Thomas : Bonjour. Comment définir un génocide ?

Yves Ternon : La définition de la Convention du 9 décembre 1948 parle de destruction intentionnelle en tout ou en partie d'un groupe national politique, religieux ou racial dont les membres sont tués pour leur appartenance à ce groupe. Mais cette définition est imprécise, et il est préférable de la limiter à la destruction physique, massive d'une partie substantielle d'un groupe humain dont les membres sont tués pour leur appartenance à ce groupe et d'ajouter "destruction intentionnelle", c'est là le point essentiel.

Marie : Quels sont les pays qui ont reconnu le génocide arménien de 1917 ?

Yves Ternon : D'abord, le génocide arménien a eu lieu en 1915-1916 et il y a environ une vingtaine de pays qui l'ont reconnu officiellement mais plusieurs centaines de villes ou de provinces ou d'Etats, comme aux Etats-Unis, où 38 Etats ont reconnu le génocide arménien, sans que les Etats-Unis le reconnaissent.

Sebcynt : La France l'a-t-elle reconnue ?

Yves Ternon : Oui, la France a reconnu à l'échelon du président de la République et du premier ministre le génocide le 29 janvier 2001, sous la forme d'une loi : la France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915.

Jemigir : La substitution du mot "massacre" à celui de "génocide" ne constitue-t-elle pas un déni de la mémoire ?

Yves Ternon : Le génocide est une définition juridique d'une infraction internationale. Il constitue la forme extrême du crime de masse. Le massacre est une forme de destruction humaine répandue tout au long de l'histoire. Donc un génocide est par définition un massacre, mais très peu de massacres sont des génocides.

Mehmet : Peut-on appliquer la définition juridique du génocide à ce qui s'est passé avant 1948 ?

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Yves Ternon : Oui, bien sûr. La définition d'une infraction ne se limite pas à la création du mot. On peut remonter en arrière dans l'histoire. Par exemple, au XXe siècle, le premier génocide est celui des Arméniens en 1915-1916, mais il y eut dans le passé d'autres génocides.

Anne : Pourquoi parler d'un génocide imputable à la Turquie alors qu'au moment des faits il s'agissait de l'Empire ottoman ?

Mehmet : Est-ce un génocide commis par les Turcs ou par l'Empire ottoman?

Yves Ternon : Bien sûr, ce génocide a été commis dans l'Empire ottoman, par le parti Union et Progrès, c'est-à-dire les Jeunes-Turcs. La Turquie ne fut constituée comme Etat qu'en 1923, mais elle se présente comme l'héritière de l'Empire ottoman, donc de son histoire.

Drochak : Pourquoi la Turquie s'entête-elle depuis 1920 à nier ce génocide ?

Yves Ternon : Parce qu'elle a bénéficié du crime, c'est-à-dire qu'elle a unfié et nettoyé ethniquement des territoires qui étaient peuplés en grande partie d'Arméniens ou, d'ailleurs, d'autres minorités. Parce que, également, elle a bénéficié de la saisie des biens arméniens. Parce que, enfin, elle a commencé par nier cette vérité et qu'elle s'enferme dans son mensonge.

Cyril : Les pratiques actuelles du gouvernement turc ont pour but de nier le génocide. Je pensais que les preuves du génocide étaient irréfutables. Sur quels axes jouent des historiens comme Weinstein ou Lewis pour réfuter un fait historique ?

Yves Ternon : Les preuves avancées sont irréfutables, en effet. Mais un certain nombre d'historiens occidentaux se posent en défenseurs politiques de la Turquie. Donc ils exigent toujours un supplément de preuves en dépit des travaux contemporains qui apportent régulièrement des preuves complémentaires. C'est pourquoi leur position est celle de négationnistes, dans la mesure où ils ne reconnaissent pas la validité des preuves avancées.

Amethyste : Quelles sont ces preuves ?

Yves Ternon : Les preuves sont schématiquement de trois ordres : d'abord les témoignages des Occidentaux présents dans l'Empire ottoman qui, en différents points, ont montré qu'il y avait un plan d'extermination des Arméniens et qu'il était systématiquement appliqué. Deuxièmement, les procès, comme ceux de Constantinople en 1919, qui ont confirmé les déclarations des premiers témoins et qui ont mis en évidence l'existence d'une organisation spéciale chargée de planifier le meurtre. Les témoignages des survivants qui, par milliers, ont raconté un épisode, et ces épisodes séparés se regroupent comme dans un puzzle. Enfin, des témoignages turcs, moins nombreux, indirects, mais qui viennent conforter cette évidence.

Onerus : Les chiffres même du massacre sont contradictoires, ils évoluent selon le temps. Comment est-ce possible ?

Yves Ternon : Les historiens, dès 1916, ont parlé de 1 200 000 victimes. C'était bien entendu une approximation. Plus tard, les sources arméniennes ont porté ce chiffre à 1 500 000. Mais c'est toujours approximatif. Les sources turques minimisent le chiffre mais elles évoluent aussi entre 250 000 et 600 000, et même 800 000 victimes. En fait, il est un point fixe, c'est le rapport des victimes au nombre total estimé des Arméniens dans l'Empire ottoman, chiffre qui diffère selon les sources turques et les sources arméniennes. Ce rapport est des deux tiers des personnes tuées.

Mehmet : Quelles sont les raisons profondes ayant conduit à ce génocide ?

Yves Ternon : La raison essentielle est la montée du nationalisme turc sous la forme d'un panturquisme, c'est-à-dire d'un regroupement des Turcs d'Asie. Cela, après la perte de la Turquie d'Europe en Anatolie. Seuls les Arméniens représentaient une minorité importante qui gênait l'avancée prévue des Turcs vers le Caucase et l'Asie centrale. Il fallait les extirper de ce lieu. C'est la raison profonde du génocide.

Lapaix : Pouvez-vous donner plus de détails sur l'organisation spéciale chargée de planifier le meurtre ?

Yves Ternon : En 1911, le ministère de la guerre met au point, dans la guerre de Tripolitaine, une organisation militaire chargée d'infiltrer les tribus voisines. Cette organisation militaire est ensuite utilisée dès l'entrée en guerre de la Turquie, en novembre 1914, pour infiltrer les pays du Caucase et l'Iran. Mais à partir de février 1915, elle est détournée de sa fonction, rattachée au ministère de l'intérieur et chargée de l'exécution du génocide. C'est alors que le ministère de la justice ouvre les portes de ses prisons à des droits-communs et à des assassins pour former des bandes de miliciens qui sont entraînés dans des camps de l'armée et qui formeront l'architecture du génocide.

Sebcynt : Etait-on dans une configuration identique à celle orchestrée par les nazis ?

Yves Ternon : Non. On était dans une configuration tout à fait différente, parce que l'antisémitisme a existé dès le début du nazisme, mais que la décision de détruire les juifs d'Europe n'a été prise qu'à l'été ou l'automne 1941. Par ailleurs, la Shoah est un crime purement raciste. Il n'y a aucun intérêt politique à détruire les juifs. C'est un meurtre de paranoïaques.

Mehmet : Que pensez-vous de la position qui consiste à dire que la Turquie a voulu combattre une guerre civile ?

Yves Ternon : C'est l'éternel argument avancé pour détruire des populations civiles innocentes : leur culpabilité. Il y eut, avant la guerre, un mouvement révolutionnaire arménien. Il a même été l'allié des Jeunes-Turcs dans leur prise de pouvoir en 1908. Mais les hommes arméniens étaient engagés dans l'armée. Les populations civiles n'avaient pas d'armes. On a cherché à mettre en évidence un complot, à découvrir des caches d'armes, on n'a rien trouvé. Il n'y a pas de possibilité de parler de guerre civile. C'est pourquoi c'est un génocide.

Mehmet : Le peuple turc était-il au courant ? Pouvait-il l'ignorer ?

Yves Ternon : A l'époque, tout le monde était au courant, puisque cela s'est passé à travers tout le territoire de l'Empire ottoman. La meilleure preuve est trouvée dans les archives de l'Alliance israélite universelle, qui montrent que tous les juifs savaient qu'on tuait les Arméniens et qu'ils avaient peur d'être tués à leur tour. Il en est de même pour les autres minorités chrétiennes, en particulier les Grecs. Les tribus kurdes ont participé au génocide et le peuple kurde l'a reconnu plus tard. Quant aux populations turques, elles participaient également, ou en tout cas assistaient aux massacres.

Henri : Quel a été le rôle des Allemands présents dans l'Empire ottoman dans le génocide arménien ?

Yves Ternon : L'Allemagne était l'alliée militaire de l'Empire ottoman. Les diplomates allemands ont été les premiers à décrire les faits et à protester. Les militaires allemands n'ont que très rarement participé à des actions de destruction, mais l'Allemagne était informée et n'a rien fait pour contraindre le gouvernement ottoman à interrompre les massacres, parce que l'intérêt militaire a prévalu. L'Empire ottoman permettait aux puissances centrales d'isoler la Russie, et l'on ne pouvait prendre le risque de perdre cet allié. Donc, complicité indirecte, mais pas directe.

Henri : Est-il exact que l'Empire ottoman a remboursé ses dettes vis-à-vis de l'Allemagne, en 1916, avec les confiscations des biens arméniens ?

Yves Ternon : Je n'ai pas cette notion. L'Empire ottoman a gardé les biens arméniens, et je n'ai pas la preuve, à moins qu'on ne me l'apporte, d'un échange financier entre l'Empire ottoman et l'Allemagne à cette époque. Par contre, dès le début du génocide, c'est-à-dire en avril 1915, le gouvernement ottoman a aboli les capitulations, c'est-à-dire les privilèges financiers des pays de l'Europe dans l'Empire.

Jemigir : La reproduction des crimes contre l'humanité (au Kososo et au Rwanda) ne traduit-elle pas l'impossibilité de constituer une communauté internationale, inspiratrice de ce que Kant nommait la "paix perpétuelle" ?

Yves Ternon : La communauté internationale est aujourd'hui la seule possibilité de prévenir et de punir le crime de génocide. Si elle a connu des échecs, elle a eu des résultats positifs, en particulier au Kosovo et au Timor-Oriental, et même au Cambodge après le génocide.

Pierro : Peut-on parler du génocide arménien aujourd'hui sans se prononcer contre les Turcs ou en leur faveur ? Une vérité historique peut-elle être dénuée de tout débat politique ?

Yves Ternon : Parler du génocide arménien, ce n'est pas se prononcer contre les Turcs mais contre le gouvernement turc. Le peuple turc n'est pas en cause, puisqu'il n'est pas informé de la vérité des faits et que le négationnisme commence dans les écoles pour se poursuivre à l'université et dans la presse. Une vérité historique a éventuellement et fréquemment des implications politiques, mais elle ne peut pas être influencée par une politique, sinon ce ne serait pas une vérité.

Pierro : On connaît tous l'histoire du génocide arménien. Vous ne répondez pas aux vraies questions. J'étais jusqu'à aujourd'hui très admiratif de votre travail, mais vous devriez savoir que vous ne pouvez pas vous limiter à la seule question historique. Le débat est trop important, votre voix est trop importante. Vous ne pouvez pas vous proclamer spécialiste du génocide arménien sans vous préoccuper de sa reconnaissance et de la politique aujourd'hui.

Yves Ternon : Je crois qu'il y a un malentendu. Voilà trente ans que je place la question de la reconnaissance du génocide arménien sur un plan politique. Et je n'ai pas cessé de le faire. Mais vous m'avez demandé si une vérité historique était influencée par la politique. Elle existe, je le répète, indépendamment de la politique, mais elle ne saurait être niée pour des raisons politiques. C'est donc le sens du combat que je mène pour la reconnaissance du génocide arménien et qui, vous le savez sans doute, n'a cessé de progresser, mais qui ne s'achèvera qu'avec la reconnaissance par la Turquie de ce génocide.

LA TURQUIE ET L'ADHÉSION À L'UE

Thomas : La reconnaissance du génocide arménien est-elle une condition pour l'adhésion à l'UE, pour la Turquie ou toute autre nation, selon vous ?

Yves Ternon : Je pense que la reconnaissance du génocide arménien est une condition nécessaire et inévitable à l'adhésion de la Turquie à l'Europe. Elle a été précisée dès le 18 juin 1987, dans une recommandation en 18 points du Parlement européen. Malheureusement, elle ne figure plus régulièrement dans les recommandations. C'est pourtant une nécessité éthique impérative que de reconnaître ce génocide, et l'Union européenne se déjugerait si elle n'en faisait pas une condition nécessaire.

Lachoue : Comment les démocrates turcs amènent-ils cette question dans leur pays, qui se borne à nier ce crime ?

Yves Ternon : Qui sont les démocrates turcs ? La plupart sont à l'étranger. En Turquie, une poignée d'intellectuels reconnaissent le génocide arménien, mais ils sont menacés dans leur liberté d'expression, et même dans leur liberté physique, pour atteinte à l'unité de la nation. Certains ont fait de la prison, la censure est vigilante. La reconnaissance du génocide arménien sera le meilleur test de la démocratie en Turquie.

Sebcynt : Si vous niez l'existence de la démocratie en Turquie, comment croire qu'elle puisse adhérer un jour à l'UE ?

Yves Ternon : A partir du moment où l'on ne prépare pas, dans les écoles primaires et secondaires, les enfants à la démocratie, le chemin pour y accéder sera long. Néanmoins, dans un cas récent, un espoir s'est levé : le ministère de l'éducation nationale turc avait demandé aux enseignants de faire travailler leurs élèves sur "le prétendu génocide" et les "allégations arméniennes". Cinq cents enseignants ont protesté contre cette atteinte à leur liberté. Certains ont été sanctionnés. La démocratie est souvent lente à se lever, mais elle se lèvera, car il n'y a pas d'alternative.

Mehmet : Quelle est la position des autres Etats proches traditionnellement de la Turquie (en particulier l'Azerbaïdjan) quant à la reconnaissance du génocide ?

Yves Ternon : L'Azerbaïdjan est en guerre avec le Karabakh et est un allié direct de la Turquie. Bien entendu, il s'aligne sur elle.

Jemigir : N'est-il pas choquant que le gouvernement allemand prenne parti pour la candidature de la Turquie dans l'UE, sans avoir reconnu le génocide arménien, et sans avoir réclamé à la Turquie qu'elle fasse la lumière sur son passé ?

Yves Ternon : En Allemagne, la situation est aujourd'hui complexe. Le gouvernement allemand s'est engagé auprès de ses électeurs turcs à soutenir la candidature de la Turquie. Mais la droite allemande y est opposée et, en voix, elle est majoritaire. C'est pourquoi le gouvernement allemand est favorable à l'entrée de la Turquie pour l'instant.

Polk : Etes-vous déjà allé en Turquie ?

Yves Ternon : Non.

Cyril : Pourquoi, selon vous, le génocide arménien est-il délaissé par les médias français ? Personne n'a évoqué la reconnaissance du génocide arménien par le Canada ?

Yves Ternon : C'est exact. Les reconnaissances à l'étranger du génocide ne sont pas évoquées par la presse française, le plus souvent par ignorance ou parce qu'elle ne les considère pas comme médiatiques. Par exemple, la reconnaissance par le Parlement national suisse ou, les semaines passées, par la Chambre des représentants de l'Etat du Montana, n'a pas été signalée dans la presse française. Pour savoir ce qui se passe, il faut consulter la presse française arménienne.

Raf : Ne pensez-vous pas que la clé de la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie se trouve finalement à Washington ?

Yves Ternon : J'en suis persuadé, parce que chaque année, le 24 avril, le Congrès reçoit une demande de reconnaissance déposée par des sénateurs ou des membres de la Chambre des représentants. Et chaque année, le département d'Etat contraint le Congrès à ne pas poser la question, et le président y souscrit. Cependant, le candidat démocrate John Kerry s'est engagé formellement en faveur de la reconnaissance, et il a précisé que s'il était élu, ce ne serait pas comme les autres fois et qu'il donnerait suite à sa promesse.

Aren : Dans quelles conditions pensez-vous que la Turquie reconnaîtra le génocide arménien ? Par obligation ? Sur des preuves appuyées par des historiens dans un débat ?...

Yves Ternon : Il est difficile de faire de l'histoire-fiction. Actuellement, avec l'échéance européenne, par contrainte, la Turquie pourrait changer sa position et prouver qu'elle est réellement une démocratie. Si elle n'est pas acceptée en décembre comme candidate, il est probable qu'elle s'enfermera dans sa négation. Si elle est acceptée comme candidate sans reconnaître le génocide, elle n'aura plus aucune obligation de le faire. La seule solution serait donc de remettre à une date ultérieure la question de l'adhésion de la Turquie à l'Union européenne pour lui permettre de changer lentement.

Lachoue : Comment les médias turcs réagissent-ils à cette question ?

Yves Ternon : En Turquie, le négationnisme est un négationnisme d'Etat, la censure veille et les médias obéissent au gouvernement, ou bien ont une marge de manœuvre limitée. D'après les traductions que l'on peut lire de la presse turque dans des journaux comme Courrier international, l'ensemble de la presse est favorable à l'adhésion et escamote la question du génocide puisqu'il n'y a pas officiellement de génocide.

Micha : Que pensez-vous de la récente déclaration de Jacques Chirac concernant la reconnaissance du génocide par la Turquie ? Le chef de l'Etat a affirmé qu'il s'agit d'une question bilatérale entre la Turquie et l'Arménie.

Yves Ternon : Actuellement, il y a une dissociation entre l'UMP et Jacques Chirac sur l'entrée de la Turquie dans l'UE. Le président de la République souhaite éluder la question du génocide arménien, qui le dérange puisqu'il a signé la loi de reconnaissance. Par contre, c'est lui et lui seul qui se prononcera en décembre au nom de la France. Donc il sème le doute.

Lachoue : Pourquoi Israël refuse-t-il de reconnaître la réalité de ce génocide ?

Yves Ternon : Parce qu'Israël est en guerre et que le seul allié qu'il possède dans les pays musulmans est la Turquie. Il est donc, pour des nécessités évidentes, amené à adopter une position négationniste au niveau du gouvernement, car les historiens israéliens ont en très grande majorité reconnu le génocide et dénoncent même le comportement de leur gouvernement sur cette question.

Mehmet : Pourquoi liez-vous toujours la question du génocide à celle de l'entrée dans l'UE ?

Yves Ternon : Parce que la plupart des hommes politiques ne la lient pas. Parce que c'est une question éthique, et que si l'on ne comprend pas ce qu'est un génocide pour des générations d'Arméniens et plus largement pour des générations de victimes d'autres génocides, on ne comprend pas les règles de la démocratie.

Sebcynt : Etes-vous pour ou contre l'adhésion de la Turquie à l'UE ?

Yves Ternon : La question portait sur la reconnaissance du génocide arménien. J'y ai répondu. En tant que citoyen, et non en tant qu'historien, pour d'autres raisons que je n'ai pas le temps de détailler, je pense que la Turquie n'est pas prête à entrer dans l'UE et que l'UE n'a pas intérêt à intégrer la Turquie, en dépit d'une promesse faite à Ankara en 1963.

AFM : Si le génocide a été reconnu par certaines institutions (ONU, Parlement européen...) ou certains Etats (la France notamment), pourquoi les négationnistes de ce génocide, qu'ils soient turcs ou autres, ne sont ils pas poursuivis ? Y a-t-il une justice à deux vitesses, une pour le génocide juif et l'impunité pour les autres ?

Yves Ternon : La question doit se poser d'abord à l'échelon national : y a-t-il dans le droit interne d'un pays la possibilité de condamner les actes de génocide ? Un exemple : la Suisse a ce moyen, et elle lance des accusations contre le négationnisme d'Etat de la Turquie. En France, il y a de nombreux projets de loi, mais la seule loi pénale en vigueur est la loi Gayssot, qui est, dans le temps, limitée à la période de la seconde guerre mondiale. Donc, il faut que les pays incluent dans leur droit interne la condamnation des actes de négationnisme dans la mesure où le négationnisme est défini comme la négation d'un génocide avéré.

Léa : Qu'en est-il de la revendication de la communauté arménienne d'aujourd'hui, la diaspora en Europe ou en Arménie, concernant la restitution des biens arméniens ?

Yves Ternon : C'est une question qui est présentée différemment selon les partis. La Fédération révolutionnaire arménienne (parti Dachnak) envisage de conduire des actions en justice dans ce sens. Mais les problèmes juridiques sont pour l'instant pratiquement insolubles et, surtout, coûteux et à long terme, puisqu'il faudrait passer d'abord par la justice turque et, devant son refus, par une cour internationale. Il faudrait enfin disposer d'une documentation permettant d'affirmer la validité des droits et la qualité des héritiers. C'est un problème entièrement différent de celui de la reconnaissance du génocide arménien.

Raf : Quelles seraient les conséquences directes pour la Turquie d'une reconnaissance du génocide des Arméniens à votre avis ?

Yves Ternon : Elles seraient positives. Il n'y aurait aucune conséquence territoriale, le gouvernement arménien ayant précisé qu'il n'en a pas. C'est d'ailleurs la condition d'entrée dans le Conseil de l'Europe que de ne pas demander de modification de frontières. Sur le plan moral, la Turquie ferait la preuve de sa volonté démocratique. Sur le plan économique, il est difficile de prévoir les conséquences, mais il est probable qu'elles seraient mineures. Je peux dire qu'une majorité d'Arméniens se satisferaient de la reconnaissance, dans la mesure où elle serait associée à une demande de pardon envers le peuple arménien.

Mehmet : Seriez-vous satisfait par une reconnaissance du génocide par la justice turque ou, selon vous, seule une reconnaissance politique est-elle valable ?

Yves Ternon : Seule une reconnaissance politique est valable car la justice n'a rien à faire là, puisqu'il n'y a plus de justiciables quatre-vingt-neuf ans après.

Chat modéré par Céline Novelli et Stéphane Mazzorato

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