Menu
Libération
Rencontre

Jaran Ditapichai «La Thaïlande est aujourd’hui une vraie dictature»

Accusé de crime de lèse-majesté par la junte qui a pris le pouvoir, Jaran Ditapichai, l’un des meneurs des Chemises rouges, est en exil à Paris.
par Cordélia Bonal
publié le 27 octobre 2014 à 16h58

Il ne sait pas s’il pourra un jour retourner en Thaïlande. «Là-bas, je suis passible de trois à quinze ans de prison. Pour que j’y retourne, il faudrait qu’il y ait une amnistie, ou qu’un mouvement populaire renverse la junte militaire.» Jaran Ditapichai, 69 ans, militant des droits de l’homme en Thaïlande, vit en exil à Paris depuis le 15 juin. Il a déposé une demande d’asile politique. Il connaît bien la France pour s’y être déjà réfugié dans les années 80. Figure du soulèvement étudiant d’octobre 1973 à Bangkok, il avait rejoint le Parti communiste thaïlandais puis, entré dans la clandestinité lors de la répression, avait trouvé refuge à Paris en 1984. Ex-étudiant en philo à la Sorbonne, il en garde quelques bons restes de français. Il est l’un des meneurs des «Chemises rouges», les partisans de l’ex-Premier ministre en exil, Thaksin Shinawatra, renversé par un coup d’Etat en 2006. Homme d’affaires richissime, Shinawatra était aussi détesté par les milieux royalistes et par l’armée que populaire chez les démunis grâce à ses programmes sociaux et ses subventions. Mais il avait aussi entretenu à son profit tout un système de corruption, ce qui lui a valu d’être condamné.

Après un nouveau coup d'Etat mené par la junte militaire le 22 mai, Jaran Ditapichai a préféré s'exiler, laissant femme et enfant à Bangkok, plutôt que de risquer la prison. Déjà sous le coup de mandats d'arrêt, il a été accusé le 27 août par la junte de lèse-majesté. Son crime ? Avoir organisé l'année passée une pièce de théâtre pour une cérémonie de commémoration du soulèvement étudiant d'octobre 1973. Pour les autorités, la pièce critiquait la monarchie. Deux étudiants qui y participaient ont depuis été jetés en prison.

En exil, Jaran Ditapichai tente d'alerter les politiques, les ONG, les médias sur la situation en Thaïlande. Situation «complexe», comme il le reconnaît lui-même. «Les touristes qui viennent ne le savent pas forcément, mais mon pays est devenu une vraie dictature militaire, dont le but est de réduire au silence les partis politiques et la tendance antimonarchiste qui avait pris beaucoup d'ampleur depuis quelques années. La junte veut en particulier museler le Pheu Thai [«Pour les Thaïlandais», le parti pro-Thaksin, ndlr], parce qu'elle le sait trop puissant électoralement.» Le roi Bhumibol Adulyadej, 86 ans et malade, était de fait de plus en plus ouvertement critiqué.

Attaques systématiques de la junte

Pour faire passer son coup d'Etat, le chef de la junte, et Premier ministre autoproclamé, le général Prayuth Chan-ocha, a, tout en s'arrogeant un pouvoir absolu, promis des élections pour la fin de l'année prochaine et une réforme démocratique. Celle-ci est censée être portée par un Conseil national des réformes, qui s'est réuni pour la première fois mardi. «Je n'y crois pas, ni aux élections ni à la réforme. Ce n'est que mensonge, balaie Jaran Ditapichai. Le Conseil national des réformes est entièrement composé de "Chemises jaunes", c'est-à-dire ceux-là même qui défendent l'élite aristocratique, qui ne croient pas en la démocratie, qui n'ont pas intérêt à la réforme.» Avec d'autres opposants, il a créé, en juin, FreeThaïs, l'Organisation pour la Thaïlande libre, les droits de l'homme et la démocratie, qui se veut le centre de ralliement des Thaïlandais, en exil ou non, qui «réfutent la légitimité de la junte militaire et aspirent à une démocratie pleine et entière».

Jaran Ditapichai dénonce les attaques systématiques de la junte contre la liberté d'expression et de réunion politique (la loi martiale, instaurée après les manifestations de fin 2013-début 2014 et qui interdit les rassemblements politiques, est toujours en vigueur). Plusieurs dizaines d'intellectuels, journalistes et militants ont, comme lui, pris la fuite à l'étranger, plus d'une centaine d'autres sont détenus dans des camps militaires. «Les autres, convoqués par la junte, ont été libérés au bout de quelques jours après avoir dû signer un contrat qui les engage à ne pas quitter le pays et à cesser toute activité politique, autrement dit faire allégeance à la junte.» Les médias sont sommés de relayer la propagande officielle.

Jaran Ditapichai raconte aussi comment, la semaine dernière, un homme de 67 ans s’est retrouvé accusé de crime lèse-majesté pour avoir gribouillé un commentaire antiroyaliste dans des toilettes publiques d’un centre commercial de Bangkok. Il sera jugé par un tribunal militaire, sans possibilité d’appel ni de libération sous caution. Autre signe de la répression en cours, un musicien s’est vu infliger en août quinze ans de prison pour des propos jugés insultants envers la monarchie postés sur Facebook en 2010 et 2011.

«La société thaïlandaise est profondément divisée»

«Des voix critiques se font encore entendre à Bangkok, mais timidement, constate Jaran Ditapichai. Les dissidents sont obligés de se cacher. Les débats sont muselés.» Dans le même temps, le mécontentement grandit. «Les gens voient bien aussi que l'économie s'effondre. Le prix du riz a chuté de moitié, ce qui pousse certains riziculteurs au suicide. Le tourisme est en baisse.» Que peut faire la communauté internationale ? «Plusieurs gouvernements, dont la France, ont fermement condamné le pustch du 22 mai, mais depuis, rien. Il faudrait qu'ils fassent davantage pression. Par exemple, suspendre la livraison des hélicoptères commandés par l'armée thaïlandaise à Airbus [quatre appareils EC725 doivent être livrés à partir de 2015 et sept autres ont été commandés cette semaine, ndlr].»

A l'en croire, «le chemin vers la démocratie reste possible, mais ce sera très difficile. La société thaïlandaise est aujourd'hui profondément divisée entre les Chemises jaunes, c'est-à-dire les partisans des élites au pouvoir, et les Chemises rouges, le petit peuple. Cette ligne de fracture divise les familles, les entreprises, les cercles amicaux. Les Chemises jaunes considèrent qu'ils incarnent le bien, que les Chemises rouges sont le mal. Il faudra beaucoup de temps pour rassembler les gens.»

Pour aller plus loin :

Dans la même rubrique