L'impact du virtuel
sur les relations de travail

Le Covid-19 est un phénomène global qui nous a fait partager l’expérience du confinement. Cela a entraîné un recours accru aux nouvelles technologies de communication que ce soit pour le plaisir ou pour le travail.

Depuis deux mois, je travaille à partir de chez-moi à Copenhague. Il arrive que le matin, je donne un cours aux étudiants à l’université d’Aarhus (qui se situe à 3 heures de train de Copenhague), l’après-midi, je participe à une réunion de travail avec les chercheurs de l’équipe internationale dont je fais partie (qui résident dans cinq pays différents), et le soir, j’encadre le travail d’une étudiante de Copenhagen Business School (CBS). Tous défilent sur mon écran, l’un après l’autre sur ZOOM ou sur un autre logiciel, quelles que soient leurs localisation, langue ou culture.

Dans la société, autour de moi, le télétravail est devenu une réalité qui s’impose pour beaucoup, que ce soit dans le secteur privé ou public, au moins pour les métiers non-manuels.

Mette Zølner, nationalité danoise
Professor of Intercultural Studies à Aarhus Université (Danemark), associée à Copenhagen Business School Danemark et docteure en sciences sociales et politiques de l’Institut universitaire européen de Florence
Membre du projet européen de recherche sur la mobilité des salariés
Changement & continuité dans les valeurs et l’identité parmi les jeunes entrepreneurs : un projet de recherche réalisé auprès du CJD France et de la question de l'internationalisation du CJD, particulièrement au Maroc.
Lisez l'ouvrage de Mette Zølner sur le CJD, Young business leaders - between utility and utopia, Peter Lang Ag, 2009.
Être chercheur dans le domaine des sciences sociales, c'est explorer des phénomènes dont nous ne connaissons pas toujours les contours. Il importe de tenir compte de nouveaux signaux et d'accueillir et d’expérimenter tout type de créativité.

Bien entendu, la nouveauté, ce ne sont pas les nouvelles technologies de communication en tant que telles, c’est l’utilisation accrue de ces technologies. Elles constituent, depuis le début des années 1990 et notamment avec le tournant du 21ème siècle, l’un des vecteurs fondamentaux de la mondialisation et contribuent à redéfinir notre conception de l’espace et du temps. Sur l’Internet, les idées et les images circulent à la vitesse d’un clic et les grandes entreprises organisent leurs chaînes de travail à l’échelle du globe, avec des équipes qui sont souvent à la fois virtuelles et globales.

Qui n’a pas vécu l’expérience d’un malentendu quand il a envoyé une blague ! On s’aperçoit qu’on ne comprend pas le même mot de la même façon, et ce, même en utilisant la même langue !

Aussi, nombreux sont les chercheurs qui ont étudié les implications du virtuel sur nos vies.

Pour ma part, je vais essayer de mettre le focus, d’une façon succincte, sur la façon de donner du sens à notre vécu virtuel et sur notre capacité à s’adapter à cette nouvelle réalité.

Dans son livre sur la mondialisation, A. Appadurai (Modernity at large, University of Minnesota Press, 1996) démontre que, dans le monde global et virtuel, l’imaginaire social est crucial. Nous sollicitons notre imaginaire pour donner du sens à ce que nous voyons, entendons, lisons et vivons dans le monde virtuel, sans quoi, il reste inintelligible pour nous. Autrement dit, quand nous recevons une vidéo filmée ailleurs, sur notre compte WhatsApp, nous l’interprétons dans le cadre de ce que nous savons déjà, et si quelque chose reste inintelligible pour nous, nous construisons un sens en cherchant dans les cadres de références, où nous avons été (ou sommes) socialisés, i.e. dans notre collectivité sociale d’appartenance.

Qui n’a pas vécu l’expérience d’un malentendu quand il a envoyé une blague qui n’était pas comprise comme une blague par l’ami ou le collègue qui vit ailleurs ! On s’aperçoit qu’on ne comprend pas le même mot de la même façon, et ce, même en utilisant la même langue !

Cela va de même pour un accord qu’on croyait avoir conclu, mais on s’aperçoit qu’en fin de compte ce n’était pas le cas pour le partenaire venu d’ailleurs qui a compris autrement les termes de l’accord.

Les études qui ont été menées sur la communication et le management interculturel nous donnent des explications théoriques du pourquoi de ces malentendus, en mettant le doigt sur la difficulté engendrée par la distance et le virtuel, notamment dans le télétravail et pour les équipes virtuelles qui se basent sur une communication à 100 % virtuelle qui se limite aux mails et à une communication asynchrone.

Dans les équipes virtuelles, cela finit par soulever souvent des questions comme : « pourquoi les Indiens ne comprennent pas ? », « pourquoi les Danois sont impolis ? », ou « pourquoi les Américains sont si arrogants ? ».

Autrement dit, la distance et le virtuel aggravent les malentendus et les conflits puisque le message et la façon de communiquer de l’émetteur sont le produit d’un contexte social et culturel qui diffère de celui du récepteur, et vice-versa. Aussi, le fait de se servir d’une langue commune nous fait croire, parfois, que les mêmes mots ont le même sens pour tout le monde, abstraction faite de la charge symbolique du langage.

D’autre part, le virtuel peut également contribuer à créer et à maintenir les sentiments d’appartenance, malgré (ou parfois peut-être en raison de) la distance. En regardant les mêmes films, les mêmes images, le début d’un vécu partagé surgit, ce qui peut susciter un sentiment d’appartenance qui transgresse (ou du moins dépasse) l’espace et le temps. Cela va de même pour les businessmen ou les entrepreneurs qui partagent quelques idées ou valeurs liées à leur vécu et leurs expériences professionnelles respectives, ainsi que pour les immigrés et les expatriés qui maintiennent des liens familiaux et communautaires avec leur pays d’origine grâce à Facebook, à WhatsApp ou autre.

Certains de ces liens transnationaux se basent sur l’imaginaire. L'appartenance nationale est ce qui illustre le mieux cet état de fait d’une façon exemplaire. Ainsi, nous savons que l’identité nationale peut être décrite comme une communauté imaginaire. C’est-à-dire que nous ressentons une appartenance avec des concitoyens qu’on n’a jamais rencontrés ou qu’on ne rencontrera probablement jamais, mais qu’on se les imagine être comme nous.

À l’époque de la construction de l’État-nation, l’imaginaire était facilitée/portée par la technologie de l’imprimerie. Aujourd’hui, l’imaginaire, construit autour d’un sentiment d’appartenance, est porté par les nouvelles technologies de communication qui en font un imaginaire transnational et en même temps font rétrécir le monde en redéfinissant la notion de l’espace et de la distance. On peut échanger des idées et des expériences avec un clic en s’imaginant que ceux qui sont au bout du clic sont comme nous. Néanmoins, même si ces liens sont imaginaires, ils peuvent être forts. L’histoire nous a déjà montré la force des communautés imaginaires nationales et que celles-ci peuvent être bénéfiques (étant, par exemple, à l’origine de l’État-providence) ou maléfiques (exacerber le sentiment nationaliste ou causer des guerres).

De retour à mon bureau COVID-19 à domicile, une dernière remarque me vient à l’esprit : le confinement est certes l’un des mots le plus partagés sur l’Internet depuis janvier dernier, mais il donne des associations d’idées très différentes selon le contexte géographique/national, et cela est également le cas pour mes collègues qui défilent sur l’écran de mon ordinateur. Vivre et travailler sous le confinement en France, en Espagne ou au Maroc est très différent du confinement qui se pratique à Copenhague. Donc, comme tout phénomène global, le confinement acquiert un sens qui est bien ancré dans le contexte local.

L’avenir nous dira ce que les nouvelles communautés transnationales généreront, mais c’est à nous, en tant qu’acteurs sociaux du 21e siècle, de faire bon usage de ces communautés d’appartenance.

Mette Zølner , 5 juin 2020