Cour de Karlsruhe contre BCE : un combat politique plus que monétaire

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Cour de Karlsruhe contre BCE : un combat politique plus que monétaire

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La cour constitutionnelle de Karlsruhe donne trois mois à la BCE pour démontrer que ses achats de dettes publiques ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets qu’ils ont sur les «actionnaires, locataires, propriétaires immobiliers, épargnants
La cour constitutionnelle de Karlsruhe donne trois mois à la BCE pour démontrer que ses achats de dettes publiques ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets qu’ils ont sur les «actionnaires, locataires, propriétaires immobiliers, épargnants
© AFP - Sebastian Gollnow

Bulle économique. La Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe a mis cette semaine une épée de Damoclès sur la BCE et l’euro. Au nom de la démocratie dans l'Union européenne (argument recevable), mais aussi d’une vision étriquée (et très allemande) de l’action monétaire. Explications.

Karlsruhe contre BCE : un combat politique plus que monétaire

6 min

La scène se passe en avril 2015. Mario Draghi, alors président de la BCE donne sa traditionnelle conférence de presse mensuelle. Tout à coup, une jeune fille surgit, et l’arrose de confettis argentés, en criant : "Fin de la dictature de la BCE, fin de la dictature de la BCE !"

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Un temps passée chez les Femen, la jeune Allemande dit avoir agi en activiste free lance parce qu’elle considère que la Banque Centrale Européenne est hors de contrôle démocratique. 

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Cinq ans plus tard, les juges de la Cour de Karlsruhe, la Cour constitutionnelle allemande, font aussi ce reproche à la BCE dans l’arrêt qu’ils ont rendu le 5 mai ( ici en anglais). 

Le style est moins spectaculaire, forcément, mais le coup porté à la BCE et l’Union européenne de plus grande portée, c’est un euphémisme. 

Le pavé que jettent les juges allemands dans la mare européenne est triple : politique, monétaire et juridique. Il n’est pas inédit, c’est sa force et le moment où il est porté qui sont exceptionnels. 

Les juges allemands précisent bien que leur décision ne concerne pas les mesures prises pour répondre à la crise du coronavirus, mais leur attaque porte sur un programme exactement semblable à celui qui permet à la Banque Centrale Européenne de porter en ce moment à bout de bras les Etats de la zone euro dans leurs dépenses contre la pandémie. 

Cela tombe on ne peut plus mal, mais cette guerre feutrée sur le terrain monétaire a commencé dans les années 90, au moment du traité de Maastricht qui a jeté les bases de la zone euro. Elle a repris en intensité depuis la crise de 2008. 

La Cour constitutionnelle allemande n’accepte pas que la BCE achète des titres de dettes européennes, et ce faisant finance indirectement leur déficit. 

Les juges allemands n’agissent pas de leur propre chef. Ils sont saisis par des citoyens. Ci-dessous, un reportage qui évoque une manifestation en 2012 à Karlsruhe pour soutenir la Cour contre la politique de la BCE. 

Des chercheurs ont étudié le profil de ces activistes judiciaires : cela va des plus ultraconservateurs à la gauche radicale, mais ni les Verts, ni la CDU n’y participent officiellement. 

Qui saisit la Cour de Karlsruhe sur les questions monétaires (copie d'écran, la liste se poursuit dans l'article)
Qui saisit la Cour de Karlsruhe sur les questions monétaires (copie d'écran, la liste se poursuit dans l'article)
- Clement Fontan et Antoine de Cabanes

Cet activisme judiciaire émane de groupes politiques très différents, il ne recouvre pas tout le champ partisan allemand : les écologistes (Die Grünen), les libéraux (Freie Demokratische Partei – FDP) ainsi que le centre droit (Christlich Demokratische Union Deutschlands – CDU) ne participent pas à la judiciarisation des politiques économiques et monétaires européennes.

Clément Fontan et Antoine de Cabanes

En 2014, la Cour de Karlsruhe juge que la BCE agit de façon incompatible avec la loi de l’Union. Elle saisit la Cour de justice de l’union européenne, qui fin 2018 lui donne tort en statuant le contraire ( ici plus de précision sur les différentes étapes de cette guérilla judiciaire). 

Habituellement, on en reste là. Les Cours de justice nationale ou leurs justiciables acceptent les décisions rendues par la Cour de Justice installée au Luxembourg. 

Une vieille guerre : Karlsruhe refuse de se rendre

Pas cette fois. La Cour constitutionnelle allemande, elle, n’accepte pas. La guerre n’est pas finie pour elle, elle refuse de se rendre. Voilà pourquoi son arrêt ne menace pas que la zone euro, mais aussi les fondements juridiques de l’Union Européenne. Si la cour allemande va jusque-là, d'autres juridictions nationales (on pense à la Pologne et la Hongrie) pourraient s'estimer légitimes à faire de même pour d'autres sujets que monétaires. 

La Cour de Justice de l'Union européenne a bien sûr réagi en ce sens, en rappelant qu'elle seule tranchait en dernier ressort. 

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C’est une vieille guerre, une "guerre du dernier mot" pour reprendre le titre d'un article écrit auparavant par le juriste Alain Supiot pour décrire ce combat obstiné contre la primauté absolue du droit européen sur les droits des Etats membres. 

Cette fois donc, la cour allemande veut avoir le dernier mot sur l’appréciation des avantages et inconvénients de la politique menée par la BCE. 

Elle trouve que l’examen qui a été fait par la Cour de Justice de l’Union européenne n’est pas, je cite, "compréhensible". Et qu’elle a totalement ignoré les effets indésirables de cette politique d’achat de titres de dettes (nommé PSPP, Public Sector Purchase Program). 

D’où sa conclusion : la Cour de Justice de l’Union européenne n’est pas compétente pour juger de la conformité de ce programme avec le mandat de la BCE.  

Si la Cour de Justice de l'Union européenne n’est pas compétente, il faut bien que quelqu’un le soit, ce qui conduit à l’ultimatum final : si la BCE ne démontre pas dans les trois mois que son programme a plus d’avantages que d’inconvénients, la Bundesbank, la Banque d’Allemagne, devra se retirer de ce programme, conclut la cour de Karlsruhe. 

À l'issue d'une période transitoire de trois mois au maximum permettant la coordination nécessaire avec l'Eurosystème, la Bundesbank ne peut ainsi plus participer à la mise en œuvre et à l'exécution des décisions de la BCE en cause, à moins que le conseil des gouverneurs de la BCE n'adopte une nouvelle décision démontrant d'une manière compréhensible et justifiée que les objectifs de politique monétaire poursuivis par le PSPP ne sont pas disproportionnés par rapport aux effets de politique économique et budgétaire résultant du programme.

Cour de Karslruhe

Immédiatement, l’euro a dévissé face au dollar.

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La BCE peut-elle élargir ses compétences de sa propre autorité ?  

Jamais on n’avait atteint ce niveau de menace, et le moment, encore une fois, est mal choisi ; mais il y a un argument recevable dans l’arrêt de la cour allemande : la BCE ne peut élargir ses compétences de sa propre autorité, ce que lui permet la décision de 2018, estime la Cour de Karlsruhe. 

Il permet plutôt à la BCE d'élargir progressivement ses compétences de sa propre autorité ; à tout le moins, elle exempte largement ou totalement une telle action de la BCE du contrôle juridictionnel. Pourtant, pour sauvegarder le principe de la démocratie et défendre les bases juridiques de l'Union européenne, il est impératif que la répartition des compétences soit respectée. Cour de Karlsruhe dans son arrêt du 5 mai 2020. 

Et c’est vrai que depuis la crise de 2008, la BCE a comme toutes les autres banques centrales innové dans ses instruments monétaires. Elle va de terrains inconnus en terrains inconnus. Encore plus en ce moment. 

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La Banque centrale américaine va bien plus loin qu’elle, mais le Congrès peut amender le cadre légal de ses activités. Le Parlement européen n’a que la possibilité d’auditionner les membres de la BCE. 

Il peut comme la Commission et le Conseil Européen, qui rassemble les chefs d’Etat, donner des orientations générales de politiques économiques, mais il ne peut pas refuser, amender, valider tel ou tel nouveau programme. Réputée indépendante, la BCE innove donc sans légitimité démocratique. 

C’est un vrai problème, mais ce n’est pas de sa faute. Son mandat lui a été fixé en 1992, et sa gouvernance n’a pas évolué depuis. 1992, c’était il y a 30 ans. Depuis, les marchés financiers ont beaucoup évolué, c’est un euphémisme, et la BCE est devenue le pompier de toutes les crises. 

Qu’elle crée de nouveaux outils pour répondre aux défis actuels, c’est une nécessité. Qu’elle le fasse sans aucune contrainte légale, ni politique, rend l’exercice de son pouvoir arbitraire. 

Ce serait aux chefs d’Etat de la zone euro de régler cette question, mais ils sont si divisés qu’ils n’ont rien à suggérer, et ce n’est jamais le moment de mettre une question aussi politique et source de conflit sur la table. 

La nature a horreur du vide, et dans ce vide institutionnel, s’engouffrent donc les juges allemands. 

Actionnaires, épargnants, propriétaires ... 

Leur préoccupation démocratique est recevable, ce qui l’est moins, c’est leur intention manifeste de s’ériger en gardiens de l’orthodoxie comme si c’était la seule conception possible de la politique monétaire. 

Ils ne parlent pas d’orthodoxie dans leur arrêt, mais quand ils évoquent les citoyens qui sont potentiellement affectés par les rachats de titres de dettes, ils citent dans l’ordre et uniquement : "les actionnaires, les locataires, les propriétaires immobiliers, les épargnants, ou titulaires de police d’assurance".

Les effets de politique économique du PSPP incluent son impact économique et social sur pratiquement tous les citoyens, qui sont au moins indirectement touchés, notamment en tant qu'actionnaires, locataires, propriétaires immobiliers, épargnants ou titulaires de polices d'assurance. Par exemple, il y a des pertes considérables pour l'épargne privée. De plus, le PSPP abaissant les taux d'intérêt généraux, il permet aux entreprises économiquement non viables de rester sur le marché. Cour de Karlsruhe dans son arrêt du 5 mai 2020

C’est une vision très limitée du corps social que la politique monétaire est censée servir. 

La balle est maintenant dans le camp de la BCE. Sa présidente Christine Lagarde a dit vouloir user de la voie diplomatique. Va-t-elle produire dans les trois mois le bilan des avantages et inconvénients de ce programme a plus de 2 200 milliards d’euros ? 

Des effets nocifs et des risques, il y en a, économistes et même analystes financiers s’en inquiètent depuis que ces achats de dette publique ont commencé en 2015. 

Mais est-ce aux seuls juges de la Cour constitutionnelle allemande d’en juger, selon des critères hérités de la Bundesbank ? 

Leur arrêt revient à cela. Preuve que l’avènement d’une zone euro plus démocratique est le cadet de leur souci. Mais il reste notre souci commun. 

Marie Viennot