Par un beau matin de printemps, dans un coin reculé de l'Oregon, mon partenaire, Biff, et moi nous sommes portés volontaires pour défricher un sentier. Il est à quelques pas devant moi, et soudain, je sais que le moment est venu de poser la question qui grandit entre nous depuis des mois.
"Qu'est-ce que tu dirais d'avoir un bébé?"
Silence. Il se retourne, et je le vois rigoler. "C'est l'idée la plus débile que tu aies jamais eue. Non, je ne veux pas de bébé."
Pour sa défense, nous étions déjà assez occupés. En fait, nous étions déjà parents. Un an après le début de notre relation, comme sa sœur ne pouvait plus s'occuper de ses enfants, nous les avons hébergés quelque temps. En fin de compte, nous les avons adoptés. Hailey et Riley avaient cinq et sept ans. Ce jour-là, nous commencions donc à peine à goûter à la liberté qui vient quand vos enfants deviennent grands.
Il avait une autre raison de refuser: il savait que, en lui proposant d'avoir un bébé, je lui demandais en fait si je pouvais tomber enceint et donner naissance à un enfant. Je ne vous parle pas d'une prouesse scientifique, c'est juste que je suis transgenre. Dans mon cas, ça signifie que je suis né de sexe féminin, et que j'ai été élevé comme une fille. Quand j'étais ado, le meilleur moyen pour moi d'expliquer mon problème était de plaisanter sur le fait que j'étais un homo enfermé dans un corps de femme. En grandissant, ce sentiment d'être littéralement emprisonné dans le mauvais corps est devenu de plus en plus envahissant et douloureux, au point de devenir insupportable. Je n'étais pas sûr de pouvoir continuer.
Jusqu'au jour où j'ai rencontré une personne transgenre, et pris conscience que ce n'était pas du tout une blague, j'étais effectivement un homo enfermé dans un corps de femme. C'était une super nouvelle. Ça voulait dire qu'il existait une solution à ce problème, un nom pour le désigner, et une communauté de personnes vers qui me tourner. Mais surtout, ça voulait dire que je pouvais rester en vie, faire ma transition, et être heureux. Et c'est ce que j'ai fait.
J'ai commencé à prendre de la testostérone, ce qui m'a donné l'apparence que j'ai maintenant, celle de n'importe quel homo à Portland. Il s'est avéré que je suis le type de personne transgenre qui peut se contenter d'hormones. Je n'ai pas eu d'opération ou quoi que ce soit d'autre, ce qui signifie que j'ai un utérus parfaitement fonctionnel et des ovules sains. Biff, lui, n'est pas trans, c'est juste un homo normal. Enfin, il n'est pas normal, il est spécial, mais vous voyez ce que je veux dire. Donc, à nous deux, bien qu'on soit deux hommes, on avait tout ce qu'il fallait pour faire un bébé à nous.
En plus, on connaissait des dizaines d'autres hommes transgenres comme moi, avec barbe et tout le reste, qui ont donné naissance à de beaux bébés très heureux. On savait que c'était possible. Mais ça avait été difficile pour à peu près tout le monde, et Biff s'inquiétait vraiment pour ma sécurité, en tant qu'homme enceint face au monde. Moi, je vis dans un univers de licornes et d'arcs-en-ciel, et j'espérais simplement que tout irait bien. En plus, je n'admets pas facilement qu'on me dise non.
Donc, quand il a fini par dire oui, je suis allé chez le médecin, et tout était en parfait état de marche. J'ai arrêté les hormones, et nous avons essayé. Au bout de quelques mois, comme il ne s'était rien passé, j'ai commencé à me dire que nous n'y arriverions peut-être pas. Juste au moment où je me faisais à cette idée, je me suis réveillé un matin avec une sensation vraiment dégoûtante.
J'avais lu tous les livres sur la grossesse, je savais tout ce qu'il y avait à savoir, j'avais suivi tous mes cycles sur une application... Sauf que ce n'était pas le bon moment. Donc j'ai refusé de faire un test de grossesse. Jusqu'à ce que Biff m'y oblige. Et là, il y avait deux traits: j'étais enceint.
On allait avoir un bébé. J'étais super excité, mais aussi terrifié, parce qu'il y a plein de choses à faire, comme choisir un nom, acheter des couches et apprendre à s'occuper d'un bébé. Hailey et Riley, eux, étaient déjà en âge de marcher quand on les a accueillis, donc je ne savais pas quoi faire d'un nouveau-né.
Et puis mon corps s'est mis à changer très rapidement. Tous les marqueurs de féminité se sont mis à grossir, partout. Je m'y attendais, et je pensais que ce serait le pire aspect de ma grossesse. Mais, en fin de compte, ça allait. À mon avis, ça s'explique parce que, assez tôt dans ma transition, j'ai dû accepter le fait que mon corps serait différent. Je ne peux pas revenir en arrière et naître avec un corps qui ressemble plus à celui de Biff ou à celui de mon père. Alors, je pouvais passer le restant de mes jours à me lamenter sur tout ce que mon corps ne peut pas faire... ou bien me réjouir de ce qu'il peut faire, contrairement au leur, c'est-à-dire donner la vie. Et c'est ce que j'ai fait. Je me suis concentré là-dessus, et j'ai lâché prise sur le reste.
C'est justement vers cette période que nous avons eu l'occasion de rendre notre histoire publique. Je ne sais pas vous, mais moi, quasiment tous les récits que j'avais entendus sur les personnes transgenres parlaient de choses terribles qui nous étaient arrivées. C'est sans doute pour ça que j'avais eu si peur de faire mon coming-out, étant donné que, d'après les médias, nos vies sont pleines de malheurs. Alors, je me suis dit que nous pourrions peut-être raconter une histoire différente. Parce que, oui, être transgenre est synonyme d'épreuves, surtout pour les personnes trans qui ne sont pas comme moi, les femmes ou les personnes de couleur, par exemple. Mais pour nous tou-te-s, c'est aussi synonyme de joie, d'amour, de résilience et de famille. Voilà l'histoire que je voulais raconter, et j'espérais que le monde était prêt à l'entendre.
Pour nous, il n'y avait rien de si spécial à être un homme enceint, mais le reste du monde voyait la chose différemment. Je ne sais pas si on dit encore "faire le buzz", mais c'est ce qui nous est arrivé. En gros, du jour au lendemain, "l'homme enceint" est apparu partout. Sur Yahoo News, CNN, dans le Washington Post, le magazine People. Je me suis dit que c'était sans doute une bonne chose, que les gens étaient prêts pour cette nouvelle évolution de la transidentité. Je vis à Portland. La ville était prête!
À Portland, si vous croisez un type enceint au Starbucks, ce n'est pas forcément ce que vous verrez de plus bizarre ce jour-là. Les gens ont adoré. Des enfants trans m'abordaient avec leurs parents au supermarché pour me remercier de leur montrer qu'il existe plusieurs manières d'être un homme, et plusieurs manières d'être trans. Un jour, une dame m'a confié qu'elle avait adopté sa nièce, et qu'elle trouvait merveilleux que, grâce à mon corps, j'aie la vie que je mérite, tout en donnant moi-même la vie.
Mais en dehors de cette bulle, hors de Portland, tout le monde n'était pas prêt à entendre cette histoire. Je suis devenu un ami intime de l'emoji qui vomit, à force d'en recevoir des centaines par message sur Facebook. On me disait que je n'étais pas un homme, juste une femme moche et poilue, et que j'allais accoucher d'un monstre. Et puis, un jour, une femme m'a envoyé un message disant: "Je suis chrétienne et j'espère que vous donnerez naissance à un bébé mort, parce que ça vaudrait mieux pour lui que d'être l'enfant de quelqu'un comme vous." J'étais enceint de six mois à ce moment-là.
Ça fait longtemps que je suis trans. Quinze ans. En fait, à 35 ans, j'ai déjà dépassé l'espérance de vie moyenne d'une personne trans aux États-Unis. Je me crois résilient, fort, solide. Pourtant, j'ai commencé à perdre espoir pour notre pays, pour les trans, à perdre espoir que l'on nous aime un jour comme nous le méritons. Toutes ces histoires ont commencé à s'insinuer en moi.
Une nuit, j'ai fait un cauchemar horrible où, au lieu d'un bébé, j'accouchais d'un monstre avec deux têtes, une langue fourchue et une queue. Je me suis réveillé en pleurs, tout tremblant. Biff m'a demandé ce qui n'allait pas, mais je n'ai pas pu lui expliquer. Tout ce que j'ai pu dire, c'était: "Ils nous détestent." Je ne le savais pas vraiment que les gens nous détestaient autant. Et cette peur de donner naissance à un monstre m'a suivi à chaque consultation médicale. Chaque fois, je regardais l'échographie, et je demandais au technicien: "Sur une échelle de un à dix, quels sont les risques que j'accouche d'un monstre?" J'ai porté cette peur en moi jusqu'au jour où j'ai dû appeler l'hôpital pour les prévenir que je venais accoucher.
J'ai parlé à l'infirmière en chef au téléphone, et je lui ai dit: "Écoutez, je suis un homme, je vais venir accoucher dans votre hôpital, et je m'attends à ce que vous vous assuriez que je sois traité avec intégrité par toutes les personnes qui viendront dans ma chambre, les médecins, les infirmiers et infirmières, les sages-femmes, la personne chargée de vider ma poubelle. Je veux que tout le monde comprenne la situation, parce que je ne vais pas pouvoir gérer ça en plus de tout le reste." Elle m'a répondu: "Je m'en occupe", et elle l'a fait. Chaque personne avec qui j'ai travaillé à l'hôpital s'est montrée géniale. Biff était là, mon père est venu du Canada pour être présent, et ma belle-mère aussi.
Le travail a pris deux jours. Ce n'est pas pour rien qu'on appelle ça comme ça, c'est du boulot. Et puis, soudain, on m'a mis les étriers et on m'a dit, comme si de rien n'était, que ça allait bientôt être le moment de pousser. Et là, je me suis rendu compte que j'avais tout appris sur la grossesse, mais rien sur la naissance elle-même.
Une image m'est revenue, celle d'un bouquin posé, fermé, sur ma table de nuit. Il s'intitule Préparez-vous à pousser. Je ne l'avais pas lu. Je n'étais pas préparé à pousser. J'ai commencé à faire de l'hyperventilation, à paniquer. Je me suis tourné vers Biff et je lui ai dit: "Je suis vraiment désolé, je ne suis pas prêt, je ne peux pas faire ça, je ne suis pas assez fort." Puis je me suis tourné vers la sage-femme et j'ai ajouté: "Je vais mourir." Imperturbable – elle avait déjà dû entendre ça–, elle s'est penchée à deux centimètres de mon visage et elle m'a dit: "Vous vous débrouillez super bien. Personne ne se débrouille mieux que vous en ce moment."
Ça m'a fait l'effet d'une formule magique. Je me suis rendu compte que j'en étais capable, alors j'ai pris la main de Biff, et celle de mon père, et j'ai poussé. J'ai poussé aussi fort que j'ai pu. À un moment, j'ai baissé les yeux et j'ai vu que j'avais la chair de poule sur les bras, les jambes. Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, mais je me suis mis à vomir sur tout le monde. Comme je suis canadien, je m'excusais, alors que j'étais en train d'accoucher! Mais ils ont fini par me crier de ralentir et d'arrêter de pousser, d'y aller en douceur. Tout le monde hurlait, il y avait un vacarme incroyable, puis tout s'est arrêté, et j'ai entendu un grand 'floc'.
Ça y est, il était là. Je l'ai tenu dans la lumière, et il brillait comme dans les films. Il a ouvert la bouche pour laisser échapper son premier cri. Sa voix a résonné en moi, et là, tout cet espoir que je croyais avoir perdu est revenu d'un coup. Parce qu'un bébé est synonyme d'espoir. Un bébé, ça veut dire que l'on croit à l'avenir, que l'on juge le monde assez bien pour son enfant. Posé contre ma poitrine, on aurait dit un oisillon. Avant que Hailey et Riley n'entrent pour rencontrer leur petit frère, j'ai baissé les yeux vers lui, et j'ai vu ses dix doigts, ses dix orteils, sa tête couverte de cheveux noirs et bouclés comme les miens. À ce moment là, je me suis rendu compte qu'il aurait pu être un monstre. Il aurait pu avoir deux têtes, une langue fourchue et une queue, et je l'aurais aimé quand même. Pour moi, il aurait été parfait.
Ce blog est une adaptation du discours de Trystan Angel Reese, en partenariat avec The Moth, à l'église St. Ann & The Holy Trinity de New York, le 8 février 2018.
Ce blog, publié sur le HuffPost britannique, a été traduit par Charlotte Marti pour Fast ForWord.
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