Monde d'après

«Souverainisme» : à gauche, le grand retour d’un gros mot

La pandémie de Covid-19 en Francedossier
Le concept, malvenu pour des formations se réclamant de l’universalisme, revient en grâce à la faveur de la crise.
par Charlotte Belaïch
publié le 20 avril 2020 à 20h01

Le liseré rouge soulignant le mot «souverainisme» dans les logiciels de traitement de texte ressemble à un avertissement : la doctrine, qui postule que l’espace de référence dans lequel s’exerce la souveraineté est la nation, a autant d’interprétations que de croyants. Depuis que certains s’aventurent à penser le «monde d’après» le coronavirus, elle a refait surface dans le débat politique, notamment à gauche. Le mot est apparu en 1999, dans une tribune écrite par Paul-Marie Coûteaux. «Souverainisme, j’écris ton nom», titrait alors le haut fonctionnaire et essayiste, passé par à peu près toutes les couleurs politiques. Militant socialiste, il deviendra par la suite député européen sur une liste conduite par Charles Pasqua et Philippe de Villiers, avant de se rapprocher du Front national. Coûteaux a ainsi un mot sur un courant de pensée rassemblant ceux qui, depuis le début des années 90, s’opposent à l’abandon de la souveraineté nationale dans le cadre de la construction européenne. Pour eux, l’Etat-nation doit rester le cadre politique et économique ainsi que le vecteur de la démocratie.

Comme le parcours de son créateur, le souverainisme s'est frayé un chemin au sein des deux principaux pôles de la vie politique française. Mais il a surtout infusé à droite, la gauche ayant une histoire tumultueuse avec la nation. Intimement lié à la pensée révolutionnaire dans la France du XVIIIe siècle, le concept a peu à peu été récupéré par la droite, surtout que l'histoire a montré que la pente souverainiste pouvait s'avérer glissante, jusqu'au nationalisme. «La gauche est gênée aux entournures, d'autant qu'elle se réclame de valeurs universalistes», explique l'historien Alain Garrigou. Marx n'a-t-il pas enjoint aux prolétaires de tous les pays de s'unir ?

«Comme si on était archaïques»

«Jusque dans les années 1990-2000, tout ce qui était agitation du drapeau français était considéré comme nationaliste. A gauche, on avait un mal fou à se dire patriote», raconte l'eurodéputé LFI Emmanuel Maurel, venu des rangs socialistes. Certains rôdent tout de même autour de cet objet politique. Longtemps incarnée par Jean-Pierre Chevènement, candidat à la présidentielle en 2002, la promotion de la souveraineté nationale trouve des représentants dans le camp du «non» au référendum sur la constitution européenne en 2005. Parmi eux, Jean-Luc Mélenchon. Exfiltré du PS, le député va creuser ce sillon idéologique avec La France insoumise. Il évoque une sortie des traités européens, s'oppose aux «mondialistes» et plaide pour un «protectionnisme solidaire». Une remise en question démocratique et économique qui fait lever plus d'un sourcil à gauche. On peut critiquer l'Europe libérale, condamner le capitalisme mondialisé, déplorer les délocalisations, mais certains mots font tiquer. «Il y a encore quelques années, quand on parlait de relocalisation, les gens nous regardaient comme si on était archaïques, favorables à l'autarcie, raconte Emmanuel Maurel. Ce qui était le plus mal vu, c'est de parler de frontières, comme si c'était une notion dépassée.»

Aujourd'hui, l'épidémie qui bouleverse le monde joue en leur faveur. Dans un premier temps, l'Union européenne, s'est révélée impuissante face aux stratégies nationales décidées par ses Etats membres. Le secteur médical s'est retrouvé à nu sous le coup de l'affaiblissement des services publics et de la délocalisation des usines qui produisaient le matériel nécessaire - masques, blouses, tests, bouteilles d'oxygène, médicaments… «On s'aperçoit que tout ce qui est grand déménagement du monde devient gravissime quand arrive une crise et que c'est vers l'Etat qu'on se tourne», explique le député LFI Eric Coquerel. «Ces dernières années, on a trop souvent délaissé l'échelon national, or c'est encore le cadre privilégié de l'action publique», abonde encore Maurel. L'heure est à l'Etat-nation. L'ancien ministre Arnaud Montebourg, chantre de la «démondialisation», revient en grâce et des conversions s'opèrent. «Aujourd'hui, tout le monde fait du Montebourg, donc c'est normal que Montebourg fasse aussi du Montebourg», plaisante le député socialiste Christian Paul. Le philosophe et eurodéputé Raphaël Glucksmann, connu pour ses penchants europhiles, affirme désormais que «ce qui doit primer, ce n'est pas l'idéal européen, c'est la nécessité de redevenir souverain». Même Emmanuel Macron s'y met. «Nous devons repenser la mondialisation et repenser les termes de nos souverainetés», a-t-il déclaré la semaine dernière dans un entretien au Financial Times.

«Paresse intellectuelle»

Forcément, ceux qui exploraient hier les voies de la souveraineté revendiquent aujourd'hui leur victoire sur le champ de la bataille culturelle. «Nous sommes récompensés : ça paye de tenir bon sur les concepts essentiels», s'est félicité Jean-Luc Mélenchon. Mais le mot «souverainisme» gêne encore et toujours, et il faut le remplacer par des périphrases pour voir opiner les têtes. «Je ne suis pas souverainiste», avertit d'abord Eric Coquerel, comme s'il s'agissait d'une pratique un peu honteuse. Avant de se reprendre : «Mais si ça signifie qu'un peuple doit assurer un contrôle sur ses besoins fondamentaux, oui, ça ne me dérange pas d'utiliser ce terme.» «Par paresse intellectuelle, on a qualifié de souverainistes tous les gens qui ne pensaient pas de façon orthodoxe, donc on se retrouve dans le même sac qu'un fasciste. C'est une notion attrape-tout, un peu comme populisme, souvent utilisé pour discréditer, affirme Emmanuel Maurel. J'aime bien l'idée d'indépendance. En y réfléchissant, je me dis que c'est vraiment le mot qui convient.»

Certains se prennent à rêver : et si la gauche se retrouvait sur cette nation ? Pas si simple. «Je vois bien à gauche la tentation du bon vieux retour à l'Etat-nation, c'est une sorte de doudou auquel on est tentés de se raccrocher en période de crise, mais ça ne garantit pas une démocratie satisfaisante, évacue l'ancien patron d'Europe Ecologie-les Verts David Cormand. Le problème ce n'est pas l'échelle choisie, mais l'absence de contrôle. Il peut y avoir une souveraineté supranationale, l'Europe par exemple, et des souverainetés locales.» C'est la subsidiarité : on change d'échelle au gré des sujets. Et certains plaident pour resserrer la focale. «Il faut délocaliser le pouvoir, la souveraineté peut se faire localement, ça peut être un nouveau pacte girondin», imagine Raphaël Glucksmann. Au niveau économique aussi, une partie de la gauche appelle à distinguer l'échelle et le système. Ainsi, le souverainisme n'impose aucune modification des rapports de production et d'exploitation. «Les frontières ne nous prémunissent pas du capitalisme, juge l'ancien porte-parole du NPA Olivier Besancenot. Il suffit de regarder la politique de Trump pour s'en rendre compte.» Il y a donc le cadre, et ce qu'on met à l'intérieur. L'insoumis Eric Coquerel y consent : «La nation est le cadre premier de la démocratie mais ce n'est pas le soubassement principal de notre idéologie. La souveraineté ne permet pas de se définir politiquement.» Il faudra donc s'accorder sur le moule et sur la pâte.

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