Quand les enfants découvriront-ils qu'un écureuil ne va pas à l'école ?

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Quand les enfants découvriront-ils qu'un écureuil ne va pas à l'école ?

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Illustration issue de l'album "Le Lion qui avait perdu sa crinière" (éditions Cipango)
Illustration issue de l'album "Le Lion qui avait perdu sa crinière" (éditions Cipango)
- Malika Halbaoui et Bénédicte Nemo

En robe à fleurs ou au fond de la classe, la moitié des albums pour enfants prêtent encore aux animaux des caractéristiques humaines. Depuis un siècle, des tentatives émergent pour écorner l'anthropomorphisme de la littérature jeunesse. Depuis peu, le poids de l'écologie y contribue plus que jamais.

Chez Audrey Poussier, à L’Ecole des loisirs, un lapin rose boudait son pull qui gratte jusqu’à ce que d’autres animaux essayent de le lui piquer. Depuis 1975, le Petit ours brun de Danièle Bour (Bayard Jeunesse), lui, “veut aller à l’école” ou “prend son bain”. Et Gaspard et son frère Simon, qui repeignent la clôture en rouge, échangent des petites voitures truffées de crottes de nez ou partent à la piscine sous le crayon de Stephanie Blake sont si familiers qu’on en oublie qu’il s’agit de lapins. Finalement, il aura fallu une remarque de mon fils, sur le coup de trois ans et demi, pour sursauter : non, les zèbres ne se tiennent pas sur leurs deux pattes dans la vraie vie… pas plus qu’ils ne demandent “Pardon”, d’ailleurs. Sauf quand il s’agit de Zou (lui aussi à l’Ecole des loisirs).

Illustration issue de "Mon Pull"
Illustration issue de "Mon Pull"
- Audrey Poussier (L'Ecole des loisirs)

Tous ces albums pour enfants ont un succès impressionnant et certains ont été sélectionnés par l'Education nationale pour intégrer les étagères des écoles maternelles. Tous n'ont pas vocation au réalisme, ainsi du lapin rose de Mon pull, qui détourne tellement la représentation du lapin (hormis les oreilles, somme toute) que l'identité lapine du héros n'est finalement pas l'enjeu.

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D'autres livres se font plus explicites. Les animaux sont omniprésents dans la littérature jeunesse, en particulier si l’on fouille au rayon des albums illustrés. Dès l’apparition des contes, l’animal a occupé une place centrale dans notre imaginaire de fiction. Mais c’est au XVIIe, et plus encore au XVIIIe siècle qu’émerge un véritable bestiaire dans le domaine de la littérature jeunesse, ou ce qui en tenait lieu. Dans l’histoire de ce bestiaire, Buffon marque une étape importante. L’académicien en effet n’a pas seulement engendré son Histoire naturelle restée célèbre, mais aussi une série de nombreuses déclinaisons destinées soit à la famille, soit aux enfants, rappelle Florence Gaiotti, maître de conférence en littérature française, spécialisée dans l’histoire des albums pour enfant. 

L'animal, l'autre petit d'homme

Mais alors que la visée de Buffon était pour l’essentiel scientifique, avec une volonté de dissémination de la connaissance et des planches illustrées très didactiques, le recours à l’animal dans les livres jeunesse dépasse la vertu pédagogique. On note même plutôt une tendance dominante à le représenter non pas en tant qu’animal mais en tant qu’homme et même, plus particulièrement, en tant que “petit d’homme”, pour reprendre le terme utilisé par l’universitaire Isabelle Nières.

L'ours polaire.
L'ours polaire.
- Buffon

Cette tendance à humaniser l’animal s’installe à partir de la fin du XIXe siècle. En Angleterre, avec Peter the Rabbit, “Pierre lapin”, de Beatrix Potter, en 1902. Puis en France, avec Babar, de Jean de Brunhoff, rappelle Florence Gaiotti. Les deux héros auront une longévité hors du commun puisqu’ils restent des personnages centraux dans l’univers jeunesse, et une notoriété sans pareille. Ils ont aussi en commun d’incarner parfaitement la manière dont, des deux côtés de la Manche et à la même époque, on a créé des personnages emblématiques en les défaisant de la plupart de leurs caractéristiques animales pour en faire des incarnations abstraites. 

Florence Gaiotti raconte que Peter the Rabbit se fait très rapidement habiller avec des vêtements, et doter d’un caractère qui a vite fait de ce lapin l’incarnation de l’image animalisée de l’enfant terrible telle qu’elle pouvait exister au XIXe siècle. Babar, lui, ne tient pas tout de suite sur ses pattes arrière, mais il se relève assez rapidement et part arpenter le monde civilisé. Il est intéressant de voir que, selon les albums, ces personnages perdent plus ou moins complètement leur animalité, ou pas. C’est variable : au fil des histoires, Peter the Rabbit peut apparaître aussi bien en lapin qu’avec tous les attributs du petit garçon qui fait des bêtises.

Illustration issue de "Le Roi Babar" ( 1933)
Illustration issue de "Le Roi Babar" ( 1933)
- Jean de Brunhoff

Un siècle plus tard, en ce début de XXIe siècle, bon nombre de héros célèbres dans les albums pour enfants ont perdu en partie leur animalité. Souvent, pour mieux endosser des traits de caractère humains. On continue de plébisciter des animaux, mais sans en faire vraiment des animaux. Cet anthropomorphisme durable a plusieurs explications. 

Faire perdurer des schémas machistes

Du côté des maisons d’édition, on continue de privilégier des histoires dont les personnages principaux ne sont pas des humains. En effet, le passage par un animal est réputé octroyer au récit un supplément d’universalité : on dépasse le cadre social ou géographique, on accède à une forme d’intemporalité. Une universalité qui n’est pas neutre, pourtant, comme le souligne Florence Gaiotti :

Le problème c’est qu’en contrepartie, en décrochant l’histoire de son ancrage pour l’insérer dans un cadre plus familial, on a souvent maintenu très longtemps des représentations hyper-traditionnelles, en particulier sur le genre : la présence massive des animaux distingués en fonction du critère mâle ou femelle et des attributs supposés des uns ou des autres a eu pour effet de maintenir les stéréotypes.

En faisant un pas de côté grâce à un héros animal qui n’en est plus vraiment un, l’auteur décroche aussi son récit de la réalité tangible dans laquelle baigne le lecteur. Ce qui lui permet d’aborder des thèmes plus sombres sans générer la même violence. Ainsi, si la cible est un enfant de cinq ans, mieux vaut que la fameuse tempête de Claude Ponti souffle le toit d’une petite souris prénommée Clarisse plutôt qu’elle ne détruise la maison de Basile qui serait un petit garçon congénère du lecteur. Beaucoup moins mortifiant pour ce dernier. 

Edulcorer la violence ou la mort

Souvent, les animaux permettent aux auteurs d’aborder par exemple la mort de manière moins frontale qu’ils ne l’auraient fait en représentant une famille de cinq humains éplorés. Le mécanisme ne date pas d'hier : c'est évidemment ce qui se jouait en 1942 chez Disney avec le choix d'un faon pour raconter l'histoire de Bambi qui perd sa mère, tuée par un chasseur. 

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Vous pouvez retrouver Claude Ponti raconter comment il est devenu auteur pour enfants le 29 novembre 2015, à l’occasion d’ une Nuit spéciale consacrée à l’Ecole des loisirs :

On a aussi longtemps fait le pari que passer par un personnage animal plutôt que par un petit enfant d’un âge proche du lecteur permettait de capter davantage l’attention de l’enfant. Les chercheurs ont appelé cela le “phénomène de distanciation” : de longue date, des travaux tendent à montrer qu’un enfant s’identifie plus spontanément à un animal anthropomorphe héros d’une histoire qu’à un de ses pairs dont on ferait le personnage principal de la même histoire. 

Aujourd’hui encore, certains bibliothécaires font ainsi le pari que les aventures animales dépayseront moins le jeune lecteur que des histoires insérées dans le monde des adultes. Un levier pour faire passer des messages, ou en tous cas ambitionner via une histoire pour enfants d’apprendre à grandir. La sociologue Marie-José Chombart de Lauwe voyait dans les animaux des récits pour enfants “des signifiants d’un langage mythique”. Les animaux signifiant alors, selon les cas, l’enfant lui-même ou l’univers et la vie :

L’enfant devant l’animal peut prendre conscience de la nature dont il fait partie, ou commencer à se détacher d’elle.

Pourquoi La Fontaine utilisait des animaux

On a globalement longtemps été convaincu, tant dans le monde de l’édition que du côté des enseignants, que la littérature jeunesse dite “à message” était plus efficace lorsqu’elle déployait des histoires d’animaux. La Fontaine évoquant ses fables, n’en faisait pas mystère puisqu’il affirmait explicitement :

Je me sers des animaux pour instruire les hommes.

Or de récentes recherches à l’université de Toronto commencent toutefois à relativiser cette approche : cent enfants canadiens de 4 à 6 ans ont été soumis à des tests à la lecture de trois histoires. La première histoire met en scène un raton laveur très anthropomorphe fagoté d'une robe jaune assez atroce et même doté d'un doudou raton laveur.

Couverture de "Little racoon learns to share" (Scholastic)
Couverture de "Little racoon learns to share" (Scholastic)
- Mary Packard et Lisa McCue

La seconde histoire déroule la même intrigue mais remet des êtres humains à la place des personnages animaux. Et la troisième histoire, plus pédagogique, explique la plantation et la germination. Nicolas Gary, professeur de lettres et fondateur du site de décryptage des métiers du livre ActuaLitté a analysé les résultats de cette étude et résume :

Évidemment, l’histoire choisie, Little Raccoon Learns to Share de Mary Pacard, traite du problème de l'échange et combien partager avec les autres permet de se sentir mieux. Le fait est que les enfants sont devenus plus généreux avec le protagoniste anonyme, après la lecture de l’histoire dans sa version avec des êtres humains…

Les chercheurs s’étonnent : ce n’est pas tant le motif de l’histoire qui inciterait alors les cobayes à partager leurs autocollants, mais plutôt la reproduction d’un geste, par identification. Un principe de mimétisme pourtant connu dans le processus d’apprentissage. "Les enfants sont plus enclins à associer un comportement humain avec des êtres humains qu’à des animaux réalistes et anthropomorphiques", notent les chercheurs. Au contraire, même, la lecture de l'histoire avec le raton laveur aurait rendu les enfants plus égoïstes. 

Le transfert d’informations et de comportement serait plus efficace pour de jeunes esprits avec des modèles humains. À l'inverse, les histoires impliquant des animaux, et avec une dimension fantastique, seraient traitées comme d’autres types d’informations — sans impact direct. Les enfants perçoivent les éléments réalistes d’un monde fantastique, mais seraient alors moins enclins à s’en inspirer ou le prendre pour modèle. 

50 % des héros sont des animaux

Une brèche en puissance dans l’omniprésente tradition anthropomorphiste de notre littérature jeunesse ? La tradition d’anthropomorphisme est bien installée puisqu’une étude de 2002 avait passé mille albums jeunesse au crible et montré que plus de la moitié mettaient en scène des animaux… mais seulement à peine 2% les créditaient de comportements réalistes. Peu de progrès, donc, cinquante ans après que le pédagogue Alfred Brauner se soit indigné, en 1951, dans Nos livres d’enfants ont menti :

Rares sont les livres où l’aventure pleine de fantaisie reste néanmoins fidèle aux habitudes authentiques de l’animal. On peut redouter qu’un jour les petits citadins ne soient étonnés de voir les animaux des bois dépourvus de vêtements.

Le parti-pris réaliste a encore beaucoup de mal à s’installer, alors que depuis un siècle, plusieurs tentatives ont pourtant germé pour tenter de tordre le cou à l’anthropomorphisme.

Croc-Blanc et le naturalisme qui sort du bois

On peut ainsi citer l’influence des récits américains, dans la veine de Croc-Blanc, de Jack London, qui paraît en 1903, et invite le lecteur à s’intéresser au loup dans son animalité. Florence Gaiotti inscrit un certain nombre de romans de Kessel, pour un public plus âgé, dans cette veine. Sans atteindre ce degré de naturalisme, des albums illustrés dédiés aux plus jeunes ont aussi cherché à restituer l’animalité de personnages animaux. Peu après avoir créé la collection du Père Castor, en 1931, Paul Faucher éditera une série de livres pour enfants où l’on présente des animaux dans une veine plus réaliste, rappelle l’universitaire. 

Las, cette veine ne dépasse alors guère le stade de l’illustration : le texte, lui, demeure largement anthropomorphique. Mais au fil des années, la célèbre maison d’édition tâtonnera et en parcourant son catalogue, on constate par exemple que ses bestiaires ont beau attribuer des traits de caractère humains à la plupart des animaux, les bêtes se trouvent au moins classées par catégorie réalistes. Ainsi, l’ours est bel et bien classé parmi les bêtes sauvages dans les premiers imagiers pour jeunes enfants où il retrouve son habitat naturel, sans porter duffle-coat ou cache-nez…. Il n’est plus seulement ce personnage gourmand ou paresseux sur qui l'on plaque pas moins de quatre de sept péchés capitaux - un record, comme le rappelait Michel Pastoureau au micro de France Culture en juillet 2015 :

Le 17 mars 2015, La Fabrique de l’histoire consacrait une émission à la maison d’édition Père Castor, que vous pouvez redécouvrir ici :

Depuis une petite dizaine d’années, cependant, Florence Gaiotti observe un début de renversement, et la publication d’un certain nombre d’albums où l’animal est non seulement restauré en tant qu’animal, mais où l’histoire endosse de surcroît un parti-pris proprement animal. Le point de vue devient celui d’une bête, et parfois d’une bête sauvage, sans ambiguïté. Pour la chercheuse, le poids de l’écologie et un intérêt croissant pour l’éthologie permettent à cette nouvelle tendance de s’installer, par exemple en racontant une histoire d’élevage de poules en batterie, aux éditions Gulf Stream en 2013 avec Un mur sur une poule (versus "Une poule sur un mur qui picotait du pain dur", si ça vous dit bien quelque chose...)  de Thierry Dedieu et Gilles Baum.

Illustration issue de "Un mur sur une poule" aux éditions Gulf Stream
Illustration issue de "Un mur sur une poule" aux éditions Gulf Stream
- Thierry Dedieu et Baum

Cette nouvelle tendance qui point n’a cependant rien d’un raz-de-marée à même de balayer l’anthropomorphisme dominant. Mais elle écorne un systématisme au bénéfice de points de vue plus variés, si ce n’est toujours complètement réalistes. Dans ces albums nouvelle génération, le lecteur s'attache à l'animal pour ce qu'il est, rappelle Florence Gaiotti qui cite par exemple A pas de louve de Jo Hoestlandt et Marc Daniau, paru chez Milan en 2001.

Un lion bleu comme une orange

Dans le bel album Le Lion qui avait perdu sa crinière de Malika Halbaoui et Bénédicte Nemo aux éditions Cipango, c’est le lion qui, croyant avoir perdu ses oripeaux, part en quête de son attribut prestigieux, pour retrouver de sa superbe. Et pas Arsène ou Soraya qui arpentent le parc municipal pour retrouver une casquette ou une paire de couettes. Ce lion est certes doté de la parole et certaines planches parient sur son sentiment de tristesse. Mais il vit dans la savane, sous un cagnard suffoquant, et se met en quête d’un plan d’eau. L'enfant de quatre ans qui le découvre n'achève pas l'album convaincu qu'un lion est susceptible de se disputer pour des billes dans une cour de l'école.

Malika Halbaoui, l'auteur du Lion qui avait perdu sa crinière, revendique quant à elle "une lecture symbolique, polysémique" qui dépasse une vision strictement littérale de son animalité :

Le lion est un animal mais pas que... Il est aussi un "nom", un  chant de signifiants modulables, un champ de représentations. La poésie est cette dimension qui fait sortir les mots de leur nature conditionnée... et peut faire que la terre soit bleue comme une orange. Les enfants qui mangent des oranges apprécieront le jeu symphonique du  langage et peut-être prendront-ils goût à la liberté, à interroger les paradigmes bétonnés servis par le soi-disant réalisme du monde...  Notre patrimoine archétypal ne se décrypterait-il pas à travers la force  du langage symbolique?

A lire aussi, sur le même sujet : le numéro 34 de la revue "Les Cahiers Robinson" : "Présences animales dans les mondes de l'enfance" (2013).