French President Emmanuel Macron next to Niger President Mahamadou Issoufou and Chad's President Idriss Deby during a news conference as part of the G5 Sahel summit on the situation in the Sahel region in Pau, France, on 13 January 2020. REUTERS / Guillaume Horcajuelo
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Réordonner les stratégies de stabilisation du Sahel

Depuis l’envoi de ses forces au Mali en 2013, la France a soutenu les efforts de lutte contre les insurgés islamistes au Sahel. La menace jihadiste s’est pourtant accrue. Paris et ses partenaires devraient réorienter leur approche militaire afin d’améliorer la gouvernance dans la région.

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Que se passe-t-il ? Déçus par les résultats d’une approche privilégiant l’option militaire, les principaux soutiens des efforts de stabilisation menés par la France au Sahel, y compris certains responsables français, explorent d’autres options. La Covid-19 a entravé les efforts internationaux destinés à accélérer et étendre les opérations de stabilisation au Sahel.

En quoi est-ce significatif ? L’approche actuelle n’a pas jugulé la crise sécuritaire, qui continue de s’étendre dans de nouvelles zones. Parallèlement, la frustration des populations vis-à-vis des gouvernements sahéliens s’accentue, comme l’illustrent les troubles qui ont conduit au coup d’Etat d’août dernier au Mali.

Comment agir ? La France et ses alliés devraient d’abord apporter des réponses à la crise de gouvernance en encourageant les Etats sahéliens à dialoguer avec les populations rurales, et peut-être aussi avec les insurgés, fournir des services sociaux et adopter des réformes fiscales. Bien qu’elles demeurent importantes, les opérations militaires devront se mettre au service de cette approche.

Synthèse

Soutenues principalement par la France, les stratégies de stabilisation du Sahel s’enlisent dans un contexte marqué par les violences communautaires, les insurrections jihadistes et la perte de confiance des populations dans leurs gouvernements. Ces stratégies reposent sur de vastes investissements dans la sécurité, le développement et la gouvernance mais s’articulent prioritairement autour des opérations françaises visant à défaire militairement les jihadistes. La Covid-19 a aggravé cette tendance à l’enlisement, en freinant les opérations des Casques bleus au Mali, la formation des forces de sécurité sahéliennes et les activités de développement. Des alliés de la France s’en inquiètent, surtout après le coup d’Etat d’août 2020 au Mali. Paris et ses partenaires devraient réordonner leurs priorités en privilégiant la gouvernance : renforcer la capacité des gouvernements à fournir des services de base aux citoyens, privilégier l’apaisement des tensions par le dialogue avec et entre les communautés et inciter à la réforme de la gouvernance, notamment par un meilleur contrôle des finances publiques.

Sept ans après l’arrivée des forces françaises déployées pour lutter contre les jihadistes au Mali, la région traverse une crise profonde. Les premières opérations françaises, menées en 2013, ont eu un impact significatif : elles ont bloqué l’avancée des jihadistes vers le centre du pays alors qu’ils avaient déjà conquis une grande partie du nord du Mali, et chassé les combattants des villes septentrionales. Toutefois, depuis lors, les insurgés ont repris leur expansion, notamment au centre du pays, et ont traversé les frontières, s’installant au sud-ouest du Niger comme au nord et à l’est du Burkina Faso. Le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), affilié à al-Qaeda, et la branche locale de l’Etat islamique ont exploité des tensions au sein et entre les communautés rurales de ces zones et recruté des habitants mécontents afin de renforcer leurs opérations.

Depuis 2016, les attaques jihadistes ont quintuplé et les violences interethniques sont montées en flèche. Malgré un effort considérable de la France, de ses partenaires et des Etats sahéliens pour ne pas céder plus de terrain et regagner les territoires perdus, les insurgés continuent de s’implanter dans plusieurs zones rurales sensibles pour s’étendre vers le sud de l’espace sahélo-saharien.

La pandémie de Covid-19 et le coup d’Etat au Mali ont eu d’autres conséquences. Malgré la pandémie, les campagnes militaires contre les jihadistes menées par l’opération française Barkhane se sont poursuivies à un rythme soutenu, mais la mission de l’ONU au Mali a dû réduire ses activités, et les missions européennes de formation des forces de sécurité au Mali et au Niger ont été temporairement suspendues. La pandémie a également eu une incidence sur les budgets consacrés au développement ; une partie de ceux-ci ont été réorientés pour faire face à la Covid-19 en 2020-2021. En conséquence, les efforts internationaux se sont un peu plus articulés autour des opérations militaires. Parallèlement, le coup d’Etat au Mali est une illustration criante de la crise de confiance entre les populations et leurs gouvernements. Les manifestations massives qui ont débouché sur le coup d’Etat sont d’abord nées de l’indignation de la population face aux manipulations électorales, mais ont surtout été alimentées par l’exaspération qui couvait dans les rues de Bamako en raison de la corruption et de l’incapacité de l’Etat à lutter contre l’insécurité généralisée. Ces mécontentements sont également palpables à d’autres niveaux au Burkina Faso et au Niger.

Jusqu’à présent, ces évènements n’ont pas suscité d’inflexion stratégique majeure à l’échelle internationale. Les opérations militaires de Barkhane, souvent menées en collaboration avec les forces de sécurité sahéliennes et dans certains cas passés avec des milices locales, ont eu pour but de tenir les jihadistes à distance, de reprendre et de garder le contrôle des zones dont ils s’étaient emparés. En principe, ces campagnes devraient permettre le retour des autorités étatiques et de leurs représentants dans les zones rurales. La mission de stabilisation de l’ONU soutient également le retour de l’Etat et vise notamment à protéger les civils. Les missions et opérations de l’UE renforcent les capacités des forces de sécurité du Sahel afin qu’elles puissent, à terme, prendre la relève. Les projets de développement ont pour objectif d’aider les gouvernements à regagner la confiance des habitants des zones touchées par l’insurrection. En janvier 2020, lors du sommet de Pau, la France et les Etats du Sahel ont largement validé l’approche en vigueur et ont depuis renforcé à nouveau leurs opérations militaires.

Toutefois, la spirale de violence qui touche les zones rurales et la colère croissante vis-à-vis des gouvernements de la région interrogent sur le bien-fondé de ces stratégies. Les opérations militaires ont certes leur part d’utilité. Elles ont récemment permis des gains tactiques, notamment en éliminant des chefs jihadistes. Toutefois, les forces de sécurité sahéliennes et les milices locales continuent à commettre des abus à l’encontre des civils, ce qui contribue à gonfler les rangs des jihadistes.

Des opérations militaires de plus grande intensité, en particulier celles qui s’appuient sur les milices locales, risquent également d’alimenter la violence communautaire, dont tirent parti les insurgés. Le renforcement des autorités étatiques s’est principalement fait à travers une hausse des capacités et des projets d’infrastructure. Cependant, ces stratégies gagneraient à mettre en œuvre d’autres initiatives qui pourraient s’avérer plus efficaces pour apaiser les litiges locaux et convaincre les populations rurales de la bonne volonté de l’Etat central. Les projets de développement censés avoir un « impact rapide » sont généralement inefficaces dans les zones où règne l’insécurité et où les citoyens ne font pas confiance aux autorités. L’approche actuelle suscite un doute croissant parmi les responsables de Bruxelles et d’autres partenaires européens.

Pour changer de tactique, une réponse appropriée à l’impasse actuelle sévissant au Sahel consisterait à réordonner les priorités des stratégies actuellement en place, de sorte que ces dernières répondent d’abord à une crise de gouvernance plutôt qu’à une crise d’insécurité. La crise de gouvernance qui est à l’origine des problèmes du Sahel génère une hostilité grandissante à l’égard des gouvernements. Elle prend aussi bien la forme d’une insurrection rurale que de manifestations urbaines. Envisager une approche alternative fondée sur ce nouveau paradigme n’implique pas l’abandon de la stratégie multidimensionnelle actuelle, mais plutôt un réagencement de ses priorités.

Cette nouvelle approche privilégierait, en premier lieu, les dialogues locaux, afin de permettre le déploiement de l’Etat central dans les zones rurales et préparerait, ensuite, une réforme plus large de la gouvernance. Les partenaires internationaux devraient encourager les Etats à redoubler d’efforts pour négocier des trêves entre les factions locales en guerre et apaiser les différends entre et au sein des communautés ainsi qu’entre celles-ci et les acteurs étatiques. Ils devraient également accorder bien plus d’importance à l’accès aux services publics, notamment en matière de santé et d’éducation, y compris dans les zones où les forces de sécurité ne sont pas encore déployées. Ils devraient encourager les Etats du Sahel à améliorer la gestion des finances publiques, éventuellement en conditionnant plus fermement certains financements à des réformes.

Les opérations militaires demeurent essentielles, mais elles devraient être subordonnées à cette stratégie. Dans certaines zones, les Etats du Sahel et leurs partenaires pourraient utiliser la pression militaire pour affronter les jihadistes ou les empêcher d’occuper de nouveaux territoires. Ailleurs, ils pourraient suspendre momentanément cette pression pour permettre aux autorités civiles d’initier des efforts de paix à l’échelle locale, voire avec des chefs d’insurrection locaux. Quant aux Etats sahéliens, ils doivent impérativement prendre les mesures nécessaires afin que les forces de sécurité et leurs alliés limitent leurs abus. Ils pourraient également mener plus d’activités en faveur des populations locales, notamment en conduisant des opérations de récupération du bétail volé. Ces mesures appuieraient les efforts visant à regagner la confiance des populations des zones rurales touchées par l’insurrection, qui ont souvent l’impression que l’Etat est plus enclin à mener une répression et à aider les Occidentaux contre la menace jihadiste qu’à leur fournir des services de base.

Dakar/Bruxelles, 1er février 2021

I. Introduction

Depuis l’envoi des troupes françaises en 2013 pour bloquer l’avancée des jihadistes vers Bamako, capitale du Mali, et les déloger du nord du pays, les puissances occidentales poursuivent leurs efforts de stabilisation du Sahel. Bien que multidimensionnelles, les stratégies à l’œuvre, pilotées par les partenaires internationaux et notamment par Paris, reposent prioritairement sur des opérations militaires. Pour mener à bien cette mission, la France bénéficie de l’aide de l’Allemagne et d’autres pays européens ainsi que celle des Etats-Unis, des Nations unies, de l’Union européenne (UE) et des Etats du Sahel eux-mêmes.

Cependant, sept ans plus tard, il demeure difficile d’affirmer que la situation au Sahel s’est améliorée. Au contraire, les conflits continuent à gagner en intensité et les théâtres d’affrontements violents se multiplient à travers la région. En plus de nombreux partenaires extérieurs, certains responsables français émettent de plus en plus de doutes quant à l’efficacité de stratégies de stabilisation coûteuses qui peinent à générer des résultats tangibles. La pandémie de coronavirus pourrait obliger les Etats occidentaux à revoir leurs priorités budgétaires, et est ainsi susceptible d’avoir un impact négatif sur le financement des programmes de stabilisation du Sahel.

S’appuyant sur le rapport de Crisis Group de 2017 intitulé Force du G5 Sahel : trouver sa place dans l’embouteillage sécuritaire et sur des articles récents relatifs à l’origine du conflit au Mali, au Niger et au Burkina Faso, ce texte analyse les stratégies de stabilisation soutenues par la France au Sahel et souligne ce que la Covid-19 implique pour cette dernière.[fn]Rapports Afrique de Crisis Group N°s 293, Enrayer la communautarisation de la violence au centre du Mali, 5 novembre 2020 ; 289, Court-circuiter l’Etat islamique dans la région de Tillabéri au Niger, 3 juin 2020 ; 287, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, 24 février 2020 ; et 258, Force du G5 Sahel : trouver sa place dans l’embouteillage sécuritaire, 12 décembre 2017.Hide Footnote Ce rapport se fonde sur des entretiens menés avec des dizaines de représentants africains, français, européens, ainsi qu’avec des membres des forces armées américaines et d’autres décideurs impliqués dans des initiatives de sécurité et de développement dans la région. Il met en avant les faiblesses des stratégies de stabilisation actuellement à l’œuvre au Sahel et propose des pistes afin que la France et ses partenaires revoient leur approche

II. Les stratégies de stabilisation sous pression

A. Définir l’approche

La rébellion de populations arabo-touareg et le coup d’Etat de 2012 ont conduit à un effondrement temporaire de l’Etat malien, permettant à des groupes liés à al-Qaeda de s’emparer du nord du pays. L’évènement a eu l’effet d’un choc retentissant pour les responsables européens, dont beaucoup jusque-là considéraient ce pays comme un exemple de démocratie et de stabilité en Afrique.[fn]« Mali’s Precarious Democracy and the Causes of Conflict », U.S. Institute of Peace, mai 2013.Hide Footnote Répondant à la demande du gouvernement malien et afin d’éviter un effet de contagion après la chute de Mouammar Kadhafi en Libye, la France a réagi par le déploiement de près de 4 000 soldats dans le cadre de l’opération Serval.

Celle-ci visait à combattre les jihadistes qui avaient alors repoussé les rebelles et semblaient approcher de Mopti, la capitale du Mali central, par Sévaré.[fn]Suite à l’intervention de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord de 2011 en Libye et à la chute de Mouammar Kadhafi, de nombreuses armes ont circulé en dehors du pays, dans le reste du Sahel, y compris dans le nord du Mali. Bien que l’effondrement de l’Etat libyen ait accéléré l’instabilité régionale, des gouvernements avaient déjà été renversés dans le Sahel ; en Mauritanie (2005 et 2008), une tendance qui s’est poursuivie avec le coup d’Etat au Mali (2012) et la révolte qui a évincé le président Blaise Compaoré au Burkina Faso (2014).Hide Footnote Largement soutenue par les Maliens, l’intervention a mis fin à l’offensive et a permis de faire reculer les jihadistes sans toutefois les anéantir. Déterminée à tenir les jihadistes à distance, la France a remplacé l’opération Serval par l’opération Barkhane, sous l’impulsion de son ministre de la Défense de l’époque, Jean-Yves Le Drian, aujourd’hui ministre des Affaires étrangères. Le Drian cherchait, à travers cette opération, à renforcer les forces de sécurité du Sahel et, selon ses propres termes, à éviter la propagation des « groupes jihadistes entre la Libye et l’Atlantique ».[fn]En août 2014, l’opération Barkhane a succédé à l’opération Serval avec quelque 4 500 soldats déployés dans le cadre d’un mandat antiterroriste dans une zone qui englobe le Mali, le Burkina Faso, le Niger, la Mauritanie et le Tchad. L’opération Barkhane s’est étendue du nord du Mali à la zone des « trois frontières », dite du Liptako-Gourma, au cours des cinq années qui ont suivi. « French military to extend Mali ‘counter-terrorism’ operations into Sahel », France 24, 13 juillet 2014. Au cours de la période 2018-2020, le coût annuel de Barkhane était estimé à environ 1 milliard de dollars. Voir « Projet de loi de finances pour 2020 – Défense : Préparation et emploi des forces », Sénat français, 10 novembre 2020 ; et « Commission de la Défense : Projet de loi de finances pour 2021, audition du général François Lecointre, chef d’état-major des armées », vidéo, Assemblée nationale, 15 octobre 2020.Hide Footnote

 

In August 2014, Operation Barkhane succeeded Operation Serval, with some 4,500 soldiers deployed with a counter-terrorism mandate over an area spanning Mali, Burkina Faso, Niger, Chad and Mauritania. Barkhane’s focus would spread from northern Mali to the Liptako-Gourma tri-border area over the next five years. “French military to extend Mali ‘counter-terrorism’ operations into Sahel”, France 24, 13 July 2014. Over the period 2018-2020, Barkhane’s annual cost was estimated at roughly $1 billion. See “Projet de loi de finances pour 2020 : Défense : Préparation et emploi des forces”, French Senate, 10 November 2020; and “Commission de la Défense : Projet de loi de finances pour 2021, audition du Général François Lecointre, Chef d’état-major des Armées”, video, French National Assembly, 15 October 2020.Hide Footnote

L’intervention de la France a par ailleurs joué un rôle crucial dans la mise sur pied d’une coalition internationale appuyant les efforts de stabilisation du Mali.

L’intervention de la France a par ailleurs joué un rôle crucial dans la mise sur pied d’une coalition internationale appuyant les efforts de stabilisation du Mali.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates français et européens, août 2020.Hide Footnote En avril 2013, Paris a insisté pour que le Conseil de sécurité des Nations unies mandate une mission pour la stabilisation au Mali (Minusma), chargée de protéger les principaux centres urbains, de servir de force tampon face au retour des groupes armés, de rétablir la présence de l’Etat, surtout dans le nord, et d’aider à la reconstitution des forces de sécurité maliennes.[fn]Voir la résolution 2100 du Conseil de sécurité de l’ONU, S/RES/2100 (2013), 25 avril 2013.Hide Footnote Le déploiement de l’ONU et le recul des jihadistes ont permis en 2015 un effort de médiation internationale sous conduite algérienne, soutenu entre autres par l’ONU et la France. Celui-ci s’est conclu par la signature d’un accord de paix entre le gouvernement et plusieurs groupes armés du nord. Les groupes jihadistes qui s’étaient emparés du nord ne figuraient pas parmi les signataires, bien que nombre de leurs soldats et certains commandants de niveau intermédiaire se soient ralliés à plusieurs milices signataires de l’accord au gré des évolutions politiques. Cet « accord d’Alger » s’est révélé fragile : s’il propose une feuille de route pour le redéploiement de responsables et d’institutions étatiques dans le nord du Mali, la paix qu’il a instaurée demeure plus que précaire.[fn]Cinq ans après l’accord d’Alger, les parties doivent encore concrétiser les réformes politiques et institutionnelles présentées dans son point deux. Les mesures qui ont été prises n’ont eu que peu d’impact sur le terrain. Voir Jean-Hervé Jezequel, « Mali’s peace deal represents a welcome development, but will it work this time? », The Guardian, 1er juillet 2015 ; et Matthieu Pellerin, « L’accord d’Alger cinq ans après : un calme précaire dont il ne faut pas se satisfaire », commentaire de Crisis Group, 24 juin 2020.Hide Footnote

Pour Paris, la stratégie au Sahel est multidimensionnelle. La présence militaire, dont Barkhane est une composante essentielle grâce à l’appui logistique clé de la Minusma, vise à dissuader les jihadistes de reprendre des villes et d’occuper des territoires. Enrayer l’avancée jihadiste permet de déployer des efforts pour améliorer la sécurité, le développement et la gouvernance, ainsi que de restaurer l’autorité de l’Etat dans les zones rurales.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates français et européens, août 2020. Pour en savoir plus, voir Michael Shurkin, « France’s War in the Sahel and the Evolution of Counter-Insurgency Doctrine » Texas National Security Review, vol. 4, no. 1 (hiver 2020/2021).Hide Footnote Si les Casques bleus peuvent apporter leur soutien dans les zones où ils se trouvent, les opérations françaises de lutte contre le terrorisme jouent un rôle indispensable contre des insurgés mobiles et bien organisés. Les partenaires étrangers peuvent ensuite fournir des financements et des formations pour appuyer les institutions sécuritaires nationales et régionales, afin que celles-ci contribuent à sécuriser les zones précédemment négligées ou laissées en proie aux jihadistes et aux autres groupes armés. Parallèlement, pour renforcer l’autorité de l’Etat dans les zones contestées, les bailleurs peuvent intensifier leurs efforts en matière de développement afin d’y rétablir les services fournis par l’Etat.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates français, fonctionnaires de la défense, représentants du développement, août et octobre 2020.Hide Footnote

Paris a pris d’autres mesures visant à renforcer les capacités régionales de surveillance des frontières et des territoires. La France a notamment utilisé son influence au sein de l’UE afin que soient déployées des missions de formation axées sur le maintien de l’ordre au Niger et au Mali (EUCAP Sahel Niger et EUCAP Sahel Mali), ainsi qu’une autre mission dédiée à la formation de l’armée nationale malienne (EUTM).[fn]Depuis 2011, l’UE a déployé, dans le cadre de la politique de sécurité et de défense commune (PSDC), diverses missions dont l’objectif principal était de fournir une réforme à long terme du secteur de la sécurité ; une mission de renforcement des capacités civiles au Niger en 2012 (EUCAP Sahel Niger), l’opération de formation militaire au Mali en 2013 (EUTM Sahel Mali) et une mission de renforcement des capacités civiles au Mali en 2014 (EUCAP Sahel Mali). Les missions EUTM et EUCAP Sahel ont un mandat non exécutif et un rôle de non-combat, ce qui signifie qu’elles n’ont qu’un rôle consultatif, visant à renforcer les capacités des forces armées et à offrir une formation du personnel et des conseils sur la réforme du secteur de la sécurité.Hide Footnote Elle a également été le principal acteur extérieur à plaider en faveur de l’aide et du soutien logistique au G5 Sahel, un groupement de cinq pays du Sahel créé en 2014, et à la Force conjointe du G5 Sahel, l’alliance militaire de ce groupement qui devrait à terme assurer la sécurité de la région et de ses espaces transfrontaliers comme l’espère Paris.[fn]La Force conjointe du G5 Sahel a été lancée en 2017 pour lutter contre le terrorisme, le crime organisé transfrontalier et le trafic d’êtres humains dans les pays du G5 Sahel. Voir « Un “G5 du Sahel” pour le développement et la sécurité », Le Monde, 16 février 2014.Hide Footnote En juin 2020, des armées européennes se sont engagées à créer une nouvelle force européenne, Takouba, afin d’atténuer la pression qui pèse sur les soldats français et de soutenir l’armée malienne dans sa lutte contre les jihadistes.[fn]La force Takouba devrait mener les opérations antiterroristes contre l’Etat islamique depuis trois bases de l’armée malienne à Gao, Ansongo et Ménaka, ce qui permettra à Barkhane de se concentrer sur d’autres endroits du Liptako-Gourma. La force vise également à amener des formateurs plus près du terrain, ce que l’EUTM ne peut pas faire, par exemple en menant des opérations mobiles, ciblées, qui pourraient compléter des missions conventionnelles de l’armée. Voir également Laurent Lagneau, « Vers une réduction du format de la force Barkhane à partir de février 2021 ? », Opex 360, 6 novembre 2020.Hide Footnote

En outre, la France a convaincu une série de partenaires extérieurs de s’engager à financer le développement de la région. En 2017, la France, l’Allemagne et l’UE ont lancé l’Alliance Sahel, en collaboration avec le Programme des Nations unies pour le développement, la Banque africaine de développement et la Banque mondiale, pour coordonner et améliorer l’aide au développement fournie aux pays du G5.[fn]L’Alliance comprend désormais également le Danemark, l’Espagne, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas et le Royaume-Uni. L’UE et ses Etats membres ont mobilisé quelque 8 milliards de dollars depuis 2014 pour aider à stabiliser le Sahel. « L’UE renforce son soutien aux pays du Sahel central, en Afrique », communiqué de presse, Commission européenne, 20 octobre 2020. En 2014, le G5 Sahel a élaboré un programme d’investissements prioritaires pour coordonner les projets de développement. L’initiative inclut 40 projets de développement dans la région, ayant un coût total de 2,4 milliards d’euros. Voir « La force conjointe G5 Sahel et l’Alliance Sahel », France Diplomatie, mai 2020.Hide Footnote L’alliance est dotée de plus de 11 milliards d’euros et vise à soutenir les investissements dans l’éducation et l’emploi, le développement rural et la sécurité alimentaire, la décentralisation et la fourniture de services de base et la sécurité intérieure.[fn]Voir « Qu’est-ce que le Programme de développement d’urgence ? », Alliance Sahel, janvier 2020.Hide Footnote En 2019, la France et l’Allemagne ont annoncé un Partenariat pour la sécurité et la stabilité au Sahel (P3S), qui s’est engagé à mobiliser des soutiens internationaux afin de renforcer les systèmes judiciaires et d’améliorer la sécurité intérieure grâce à des programmes de renforcement des capacités et de formation destinés aux forces locales.[fn]Voir « Sommet du G7 de Biarritz : renforcement des engagements au Sahel », communiqué de presse, Alliance Sahel, 10 septembre 2019.Hide Footnote

See “Biarritz G7 Summit: Strengthening Commitments in the Sahel”, press release, Sahel Alliance, 10 September 2019.Hide Footnote

B. Un défi en pleine évolution

L’aggravation de la crise sahélienne et son extension géographique ont rendu la tâche de la France et de ses partenaires de plus en plus difficile. D’abord essentiellement cantonnée au nord du Mali, la violence s’est propagée vers les étendues rurales du centre de pays, ainsi que vers le sud-ouest du Niger et le nord du Burkina Faso. En plus d’avoir étendu leur recrutement au sein d’une jeunesse mécontente et frustrée, la branche locale de l’Etat islamique (EI) et des groupes agissant sous l’étendard du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), organisation liée à al-Qaeda, ont renforcé leur assise territoriale et augmenté la cadence de leurs attaques contre les forces de sécurité.

Depuis quelques années, les insurrections se multiplient dans les zones rurales du Burkina Faso, du Mali et du Niger.

Depuis quelques années, les insurrections se multiplient dans les zones rurales du Burkina Faso, du Mali et du Niger.[fn]La montée des tensions entre les communautés et entre celles-ci et l’Etat s’explique par les troubles récents, mais aussi par les conflits de longue date qui rongent ces pays. Dans ces trois Etats du Sahel central, les habitants des zones rurales sont confrontés à la montée de la compétition autour des ressources naturelles, y compris l’accès à la terre et à l’eau, ainsi qu’à une crise du pastoralisme. Voir le briefing Afrique de Crisis Group N° 154, Le Sahel central, théâtre des nouvelles guerres climatiques?, 24 avril 2020. Ce contexte a favorisé la propagation de la violence, à une période où un plus grand nombre d’armes ont été envoyées dans la région et où davantage de jeunes hommes ont pris les armes. Voir également le rapport Afrique de Crisis Group N° 261, Frontière Niger-Mali : mettre l’outil militaire au service d’une approche politique, 12 juin 2018.Hide Footnote Le GSIM, comme l’Etat islamique, exploite les frustrations des populations vivant dans ces régions et recrute particulièrement au sein de groupes ethniques où prédomine un fort sentiment d’injustice, comme chez les pasteurs peul. Les insurgés font bénéficier ces populations de leur protection et de leur influence lorsque celles-ci font face à des litiges locaux ; ils leur proposent également leur aide lorsqu’il s’agit de mener des arbitrages et de réglementer l’accès aux ressources.

Au centre du Mali, la violence ethnique entre Peul et Dogon a poussé des habitants en colère à rejoindre les rangs des insurgés ou des groupes d’autodéfense.[fn]Voir le rapport de Crisis Group, Enrayer la communautarisation de la violence au centre du Mali, op. cit. ; ainsi que les rapports de Crisis Group N° 254, Nord du Burkina Faso : ce que cache le jihad, 12 octobre 2017 ; et 238, Mali central : la fabrique d’une insurrection, 6 juillet 2016.Hide Footnote De même, dans les provinces du Soum et la région du Centre-Nord du Burkina Faso, les jihadistes ont exploité les tensions intercommunautaires entre Peul et Mossi.[fn]Rapports de Crisis Group, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences ; et Nord du Burkina Faso : ce que cache le jihad, tous op. cit.Hide Footnote Dans la région de Tillabéri, au sud-ouest du Niger, où des insurgés ont récemment tué plus de 100 personnes dans des attaques menées contre deux villages, et de l’autre côté de la frontière, dans la région malienne de Ménaka, la branche locale de l’Etat islamique a profité de la vive compétition autour des ressources naturelles et des luttes locales de pouvoir entre (et parmi) les Peul, les Djerma, les Touareg et les Daosahak pour s’implanter en tant que force insurgée.[fn]Rapport de Crisis Group, Court-circuiter l’Etat islamique dans la région de Tillabéri au Niger, op. cit.Hide Footnote

L’intensification des opérations militaires menées par les Etats sahéliens contre les jihadistes dans ces zones rurales a aggravé la situation, contribuant à déclencher un cycle de violences meurtrier contre les civils. Les forces de sécurité étatiques s’allient fréquemment à des milices locales, qui n’hésitent souvent pas à utiliser la lutte contre le terrorisme comme prétexte pour servir leurs ambitions à l’échelle locale.[fn]Au nord du Niger, dans la région de Tillabéri, les opérations antiterroristes auxquelles ont participé des alliances entre les forces de sécurité françaises et nigériennes et des milices ethniques touareg et daosahak des deux côtés de la frontière ont abouti à des campagnes de violence communautaire contre les civils – à nouveau, principalement peul – en 2018. L’Etat nigérien a suspendu ces opérations, mais un redéploiement tardif des forces de sécurité à la frontière avec le Mali a causé la mort de centaines de civils peul, touareg et daosahak, sous les armes des jihadistes, des milices et des forces de sécurité. Au Burkina Faso, dans la province du Soum et la région du Centre-Nord, des groupes d’autodéfense ont alimenté les violences à base communautaire, tandis que des civils, principalement peul, ont été victimes d’exactions menées par les forces de sécurité dans le cadre d’opérations de lutte contre le terrorisme. Rapports de Crisis Group, Court-circuiter l’Etat islamique dans la région de Tillabéri au Niger ; Enrayer la communautarisation de la violence au centre du Mali ; et Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, tous op. cit.Hide Footnote Il est notamment arrivé que des forces de sécurité, réputées pour le peu de cas qu’elles font de la différence entre civils et insurgés, ciblent délibérément des communautés, en particulier les Peul. Les insurgés ont quant à eux attaqué des individus, des familles et même des villages entiers qu’ils soupçonnaient d’avoir collaboré avec les autorités étatiques. Ces abus en ont entrainé d’autres et ont favorisé l’émergence de davantage de milices d’autodéfense cherchant souvent à assouvir une vengeance aveugle.[fn]Jean-Hervé Jezequel, « Centre du Mali : enrayer le nettoyage ethnique », commentaire de Crisis Group, 25 mars 2019.Hide Footnote Tant que cette violence sévira dans le Sahel rural, les jihadistes continueront de prospérer.

Tant que cette violence sévira dans le Sahel rural, les jihadistes continueront de prospérer.

Bien que le type de violences ait changé, l’opération Barkhane continue de se focaliser sur la lutte contre les jihadistes. Pour les responsables français, la violence dans les zones rurales résulte soit d’une tactique de diversion des jihadistes, soit d’une expression de la « violence ethnique », qui ne fait pas partie du mandat de Barkhane.[fn]Entretien de Crisis Group, responsable français des renseignements militaires, juin 2019.Hide Footnote En 2019 et 2020, Barkhane a par exemple intensifié ses opérations dans la zone des trois frontières du Liptako-Gourma – en particulier autour de Gossi, dans la partie méridionale de la région malienne de Tombouctou, qui est un bastion jihadiste – alors qu’à 200 kilomètres au sud, dans la région de Mopti, le nombre de meurtres intercommunautaires a grimpé en flèche, faisant davantage de morts violentes qu’ailleurs dans le pays.

Le commandement de Barkhane déclare n’être pas intervenu parce que les autorités maliennes n’ont pas demandé d’aide et parce que la force française est mandatée pour la lutte contre le terrorisme et non pour le règlement des violences intercommunautaires.[fn]Entretien de Crisis Group, membre de l’opération Barkhane, Dakar, novembre 2019.Hide Footnote La position française est compréhensible, étant donnée l’orientation antiterroriste. Cependant, beaucoup de locaux s’interrogent sur le fait que des forces étrangères soient présentes pour lutter contre une catégorie d’acteurs violents, en laissant les autres libres de fomenter des attaques contre les civils à proximité.

La primauté qu’accorde Barkhane à la lutte antiterroriste pose d’autres problèmes. Il implique que les avancées réalisées sont généralement de courte durée : bien souvent, les insurgés reviennent ou, simplement, se déplacent. Cela a parfois compliqué les tentatives de la Minusma visant à adapter ses opérations à un environnement en constante évolution.[fn]La Minusma, forte d’environ 15 000 personnes, s’est avérée être la mission onusienne qui a enregistré le plus grand nombre de morts, avec 209 de ses soldats de la paix, principalement africains, tués au cours des sept dernières années. Son mandat originel était d’appuyer le redéploiement de l’Etat dans le nord du pays, mais elle a dû elle-même rester en retrait pendant des années, car elle était constamment dans la ligne de mire des jihadistes et d’autres acteurs armés. En réponse, le Conseil de sécurité de l’ONU a mandaté la Minusma pour l’appui des autorités maliennes dans les efforts de protection des civils et de réduction de la violence dans le nord.Hide Footnote Par le passé, des diplomates français se sont opposés aux efforts visant à redéployer des Casques bleus supplémentaires afin de protéger les civils dans le Mali central, et le commandement de Barkhane craignait que l’envoi de nouveaux soldats de la paix dans le centre du pays n’affaiblisse la capacité de la Minusma présente dans le nord à fournir un appui logistique aux opérations antiterroristes de la France.[fn]Entretien de Crisis Group, membre de l’opération Barkhane, février 2019.Hide Footnote

Crisis Group interview, Barkhane member, February 2019.Hide Footnote

C. La colère monte au sein de la population

L’insécurité croissante a coïncidé avec une érosion progressive de la confiance de la population dans les gouvernements du Sahel. Le coup d’Etat survenu en août 2020 au Mali en est un exemple édifiant. Le président Ibrahim Boubacar Keïta a été renversé par des militaires après des semaines de manifestations. Celles-ci étaient nourries par la colère des Maliens face à la détérioration de la situation sécuritaire et à un gouvernement perçu comme corrompu et inefficace.[fn]En avril 2020, une faible participation, des violences et des allégations de fraudes électorales ont marqué les premières élections législatives en sept ans, ce qui a déclenché une vague massive de manifestations. Les partis d’opposition ont créé le Mouvement du 5 mars et ont manifesté aux côtés du très populaire imam Mahmoud Dicko, en opposition au président Keïta. De nombreux manifestants ont exprimé leur mécontentement vis-à-vis de la faible gouvernance et de l’incapacité de l’Etat à endiguer la crise sécuritaire. Les forces de sécurité ont tué au moins quatorze personnes au cours des trois jours de manifestations qui se sont déroulées dans la capitale en juillet. L’usage excessif de la force a contribué à préparer le terrain pour le coup d’Etat mené par des officiers de l’armée le 18 août, et la dissolution du parlement. L’insécurité avait également obligé le Premier ministre et son cabinet à démissionner en 2019, lorsque la milice dogon Dana Ambassagou, liée au gouvernement, a été suspectée d’avoir tué 160 civils à Ogossagou.Hide Footnote Comme lors du coup d’Etat de 2012, qui a déclenché la crise actuelle, l’éviction du président Keïta a montré que les défaillances en matière de gouvernance pouvaient brusquement miner les efforts de stabilisation, surtout si celles-ci sont de nature à pousser la population à descendre dans la rue et l’armée à se rebeller.[fn]En mars 2012, mécontents de la gestion par l’Etat de la rébellion des Touareg dans le nord, des militaires ont organisé une mutinerie et ont pris le pouvoir.Hide Footnote Cette situation a également interrogé les partenaires étrangers qui investissaient des centaines de millions de dollars dans les forces de sécurité maliennes.[fn]Entretien de Crisis Group, responsable de l’UE au Sahel central, août 2020. Le budget du cinquième mandat de l’EUTM pour 2020-2024 est de 133,7 millions d’euros, et il a été augmenté par rapport aux schémas de financement de 2013-2019. Voir « EUTM Mali Fact Sheet », 7 mai 2020.Hide Footnote Le ministre allemand de la Défense a souligné que certains dirigeants de la junte militaire avaient été formés en Allemagne et en France.[fn]« EU freezes Mali training missions after military coup, denies responsibility », Reuters, 27 août 2020.Hide Footnote Après le coup d’Etat, l’UE a provisoirement suspendu ses missions de formation civiles et militaires au Mali.

L’érosion de la confiance populaire dans les autorités s’est mêlée à un ressentiment généralisé à l’égard de l’intervention occidentale au Sahel.[fn]En effet, avant le coup d’Etat, les analystes avaient averti des risques que comportait le soutien par la France de gouvernements autoritaires qui pourraient se retourner contre leurs citoyens. Voir Nathaniel Powell, « The flawed logic behind French military interventions in Africa », The Conversation, 12 mai 2020. « Les efforts français et internationaux en cours visant à soutenir les Etats du Sahel contre les jihadistes et autres groupes armés risquent précisément de renforcer les responsables, les élites du régime et les forces de sécurité qui ont contribué à engendrer les crises que la France tente de résoudre » (traduction de Crisis Group).Hide Footnote Au-delà de leur mécontentement vis-à-vis du gouvernement Keïta, les manifestants qui défilaient dans les rues avant le coup d’Etat au Mali faisaient également part de leur opposition aux opérations françaises. Plusieurs personnalités culturelles, religieuses et politiques maliennes ont critiqué le gouvernement en le dépeignant comme une marionnette de la France néocoloniale.[fn]Ces personnalités incluent notamment Salif Keïta, un des chanteurs maliens les plus connus, qui a accusé le président Keïta de laisser volontairement la France occuper le pays, dans une vidéo qui a fait plus d’un million de vues depuis sa publication. Salif Keïta, « C’est la France qui assassine les Maliens », vidéo, YouTube, 16 novembre 2019.Hide Footnote Cette hostilité a provoqué un sentiment de frustration compréhensible chez les responsables français, au vu des ressources considérables engagées par Paris dans la région.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates et responsables militaires, août et octobre 2020.Hide Footnote

Crisis Group interviews, French diplomats and military officials, August and October 2020.Hide Footnote

L’érosion de la confiance populaire dans les autorités s’est mêlée à un ressentiment généralisé à l’égard de l’intervention occidentale au Sahel.

Une animosité similaire s’est exprimée au Niger, où des manifestations ont visé le gouvernement ainsi que ses alliés internationaux. En mars 2020, suivant la publication d’un audit du secteur de la défense ayant révélé que 137 millions de dollars avaient été perdus pour cause de malversations financières pendant les deux mandats du président Mahamadou Issoufou, les manifestants sont descendus dans la rue pour s’indigner contre la corruption gouvernementale.[fn]Au moins trois manifestants ont été tués. Les autorités sont parvenues à mettre un terme aux manifestations antigouvernementales en emprisonnant les responsables sous prétexte d’endiguer la propagation de la Covid-19. Le Niger a consacré 229,6 millions de dollars aux dépenses militaires en 2018, alors que ses dépenses moyennes étaient de moins de 50 millions de dollars au cours de la période 1975-2018 et que le budget consacré à l’éducation a diminué en 2016 et 2017. Voir les données de la Banque mondiale, « Niger Military Expenditure 1975-2019 » et « Government Expenditure on Education – Niger, 1971-2018 ». Dans la région de Tillabéri, des manifestants ont également protesté contre la gestion du gouvernement des restrictions économiques et de mouvement, à la suite des épisodes de violence qui ont marqué cette région en octobre 2019.Hide Footnote La répression qui s’ensuivit contre les manifestants (trois d’entre eux furent tués et cinq cadres appartenant à divers mouvements de protestation présents furent arrêtés), ainsi que l’absence de poursuites immédiates engagées à l’égard des coupables de la fraude, ont terni la réputation du régime du président Issoufou, dont plusieurs alliés proches étaient impliqués, ainsi que celle du parti au pouvoir à l’approche des élections présidentielles.[fn]« How a Notorious Arms Dealer Hijacked Niger’s Budget and Bought Weapons from Russia », Organised Crime and Corruption Reporting Project, 6 août 2020.Hide Footnote

Au début de l’année 2020, les autorités ont interdit les manifestations anti-françaises prévues après que des jihadistes ont attaqué des avant-postes militaires nigériens dans la région de Tillabéri. Cette interdiction a donné lieu à des manifestations émaillées de violences entre les forces de sécurité et les militants de la société civile, qui dénonçaient les lourdes pertes essuyées par les forces de sécurité nigériennes et exigeaient le départ des forces françaises et américaines.

Au Burkina Faso, les manifestations populaires ont augmenté depuis 2018, avec des motifs de contestation allant des conditions de vie aux déplacements massifs liés à l’insécurité. Des citoyens critiquent en effet un gouvernement qui a également de plus en plus recours à la répression et aux groupes d’autodéfense.[fn]Selon les données de l’Armed Conflict Location & Event Data project (ACLED), il y a eu 85 manifestations au Burkina Faso en 2018, au lieu de 68 en 2017. Ce chiffre est passé à 136 en 2019 et, depuis le 1er janvier 2020, 75 manifestations ont été enregistrées dans le pays. Les rangs des groupes d’autodéfense Koglweogo se sont étoffés depuis 2015. Le pays compte désormais 4 500 milices d’autodéfense qui comptent entre 20 000 et 45 000 membres. Voir Rémi Carayol, « Les milices prolifèrent au Burkina Faso », Le Monde diplomatique, mai 2020.Hide Footnote Le risque de manifestations anti-françaises (comme lors de la visite du président Emmanuel Macron à Ouagadougou en 2017) pourrait resurgir, en particulier si les Burkinabè venaient à associer l’intervention militaire française dans leur pays à un facteur d’instabilité. Un tel scénario s’avère probable, étant donné que les opérations de Barkhane concernent de plus en plus le Burkina Faso et que le gouvernement burkinabè cherche désormais à faire appel à des volontaires civils armés pour participer aux opérations antiterroristes, une initiative risquant d’envenimer les conflits intercommunautaires.[fn]Les milices rurales d’autodéfense ont déjà commis des exactions, y compris des tueries de masse qui ont choqué la population burkinabè en 2019 et en 2020. La première a eu lieu près de la ville de Yirgou (Centre-Nord), où un groupe d’autodéfense a tué 49 Peul le 1er janvier 2019 en représailles d’une attaque jihadiste qui avait eu lieu la veille dans un village voisin. La seconde a eu lieu le 8 mars 2020 dans les villes de Barga et Dinguila (Nord-Ouest), quand une milice a ouvert le feu sur des habitants et brûlé leurs maisons, tuant au moins 43 civils. Carayol, « Les milices prolifèrent au Burkina Faso », op. cit. Voir également le rapport de Crisis Group, Burkina Faso : sortir de la spirale des violences, op. cit.Hide Footnote

Rural self-defence militias have already committed abuses, including two mass killings that shocked the Burkinabé public in 2019 and 2020. The first took place near the town of Yirgou (Centre North), where self-defence groups murdered 49 Peul on 1 January 2019 in retaliation for a jihadist attack occurring the night before in a neighbouring village. The second happened on 8 March 2020 in the towns of Barga and Dinguila (north west), when a militia opened fire on local inhabitants and burned down their houses, killing at least 43. Carayol, “Les milices prolifèrent au Burkina Faso”, op. cit. See also Crisis Group Report, Burkina Faso: sortir de la spirale des violences, op. cit.Hide Footnote

D. La Covid-19

Les stratégies de stabilisation du Sahel ont été davantage mises à mal par la crise sanitaire liée à la Covid-19. L’arrivée de la pandémie a compliqué les interventions extérieures au Sahel. Celles-ci ont été contraintes de s’adapter, d’être mises en attente ou même gelées alors que certaines d’entre elles venaient tout juste d’être mises sur pied.[fn]L’EI a publié une déclaration sur la Covid-19, « The Crusaders’ worst nightmare », Al-Naba, 19 mars 2020, décrivant le virus comme une occasion pour les insurgés de faire progresser leurs ambitions, tandis que les pays occidentaux affrontaient une pandémie qui allait affaiblir leurs visées militaires à l’étranger. Le groupe affilié à al-Qaeda dans le Sahel, le GSIM, a déclaré que la pandémie « avait frappé [l’alliance satanique] sur son territoire, détruisant son économie et la plongeant dans l’anxiété » et s’est moqué de « la faiblesse et de la paralysie de la France coloniale face à un germe microscopique ». Voir « New statement from Jamaat Nusrat al-Islam wal-Muslimin: “About the Bamba raid in north Mali” », Jihadology, 11 avril 2020. Les analystes et les organisations multilatérales ont pris au sérieux le risque d’une augmentation de la violence jihadiste. Voir « Rapport du Secrétaire général sur la Force conjointe du Groupe de cinq pays du Sahel », Conseil de sécurité de l’ONU, S/2020/373, 8 mai 2020.Hide Footnote Si les commandants de Barkhane ont assuré que la Covid-19 n’entraverait pas leurs opérations, il demeure difficile de croire à une telle affirmation. En revanche, le virus a perturbé la mission des Nations unies, les missions de l’UE et la force Takouba. La pandémie a ralenti les initiatives de développement, que ce soit à travers les nouvelles restrictions relatives aux réunions et aux déplacements, le travail à distance, ou encore la réorientation de missions et de fonds vers l’aide pour lutter contre le virus.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsable de l’UE et responsable de la Banque mondiale, novembre 2020.Hide Footnote Les bailleurs ont mis certains projets en attente pour l’instant.[fn]Entretien de Crisis Group, professionnel du développement travaillant au Sahel, novembre 2020.Hide Footnote

Crisis Group interview, development professional working in the Sahel, November 2020.Hide Footnote

L’arrivée de la pandémie a compliqué les interventions extérieures au Sahel. Celles-ci ont été contraintes de s’adapter, d’être mises en attente ou même gelées alors que certaines d’entre elles venaient tout juste d’être mises sur pied.

Jusqu’à présent, les opérations de Barkhane ne semblent pas affectées par la pandémie, mais cela pourrait bien évoluer. Le général de division Pascal Facon a indiqué que le virus n’était qu’une « contrainte opérationnelle supplémentaire » qui n’aurait « pas d’impact » sur les opérations contre l’Etat islamique dans la région des trois frontières.[fn]« Le Covid-19 n’a pas d’impact sur les opérations de Barkhane », AFP, 5 mai 2020.Hide Footnote Cependant, le poids que la Covid-19 fait peser sur les finances publiques de la France implique que le budget militaire pourrait être revu à la baisse. Selon les prévisions, le PIB français devrait chuter de 11 à 14 pour cent en 2020. En avril dernier, le parlement interrogeait déjà le ministre de la Défense et le chef d’état-major concernant les dépenses militaires, laissant entrevoir la possibilité d’une réduction comme cela a été le cas pour le budget du développement et de l’aide humanitaire.[fn]Entretien de Crisis Group, haut gradé de l’armée française, septembre 2020. Jean-Dominique Merchet, « Défense : le budget des armées survivra-t-il au coronavirus ? », L’Opinion, 27 avril 2020. La chute du PIB pourrait se traduire par une diminution significative du financement des forces armées françaises. Leila Aboud et David Pilling, « France to reallocate Africa aid money to fight against coronavirus », Financial Times, 9 avril 2020.Hide Footnote Florence Parly, la ministre des Armées, a néanmoins déclaré que la loi de finances amendée pour 2021 ne modifiait pas le budget de son ministère. Mais l’armée française craint que son budget ne fasse l’objet de coupes, même si le coût de l’engagement au Sahel a augmenté de 10 pour cent en 2020, par rapport à 2019.[fn]« Au Sahel, Paris sur le point de réduire sa présence militaire », TV5 Monde, 6 novembre 2020. La Loi de programmation militaire 2019-2025 prévoyait un budget s’élevant à 2 pour cent du PIB ; celle loi contient cependant une clause de révision selon laquelle le parlement peut réévaluer sa pertinence en 2021. Le gouvernement pourrait profiter de cette occasion pour réduire les dépenses de défense. Voir Merchet, « Mali : contre qui se bat l’armée française ? », op. cit. Certains députés au sein de la majorité parlementaire indiquent déjà que les futurs budgets devraient allouer plus de ressources à des domaines stratégiques, comme la guerre cybernétique ou les missiles hypersoniques, et moins aux interventions étrangères interminables. Nicolas Barotte, « Après le coronavirus, les armées s’inquiètent de payer le prix de la crise », Le Figaro, 24 avril 2020.Hide Footnote

La Minusma a déjà souffert des conséquences de la pandémie.[fn]Entretien de Crisis Group, haut responsable de la Minusma, mai 2020.Hide Footnote En mars, alors que le virus se propageait dans ses campements, la mission a adopté des mesures préventives afin d’assurer la sécurité de son personnel et d’éviter que les campements ne deviennent des vecteurs d’infection pour les Maliens. Elle a suspendu les vols réguliers de l’ONU depuis et vers les bases régionales ainsi que les déplacements de son personnel au sein du pays. Enfin, elle a également imposé le travail à distance à de nombreux employés.[fn]Depuis qu’il a pu être démontré qu’une épidémie de choléra en 2010 qui a tué près de 10 000 personnes en Haïti avait démarré dans un camp des soldats de la paix, des pressions sont exercées sur l’ONU pour qu’elle ne soit plus une source de contamination dans d’autres pays. Entretien de Crisis Group, responsable de l’ONU, mai 2020. Néanmoins, des photos des camps des Casques bleus au Mali ont révélé qu’ils ne respectaient pas tous les réglementations relatives à la Covid-19. Voir Clair Macdougall, « In Mali, the first death of a UN peacekeeper from Covid-19 keeps his family guessing », PassBlue, 27 juillet 2020.Hide Footnote Les campements dans lesquels des cas ont été confirmés, y compris ceux de Mopti et Gao, ont fait l’objet d’un confinement total pour limiter la propagation du virus.[fn]Voir « UN: 70 COVID-19 cases within peacekeeping force in Mali », Anadolu Agency, 29 mai 2020.Hide Footnote Malgré ces mesures, 70 cas de Covid-19 ont été confirmés au sein de la force onusienne en juin dernier, et au moins deux décès sont à déplorer.[fn]Macdougall, « In Mali, the first death of a UN peacekeeper from Covid-19 keeps his family guessing », op. cit.Hide Footnote Dans certains cas, les programmes de l’ONU ont réorienté les ressources destinées à la réduction des violences communautaires pour les affecter à l’amélioration de l’hygiène dans des zones rurales.[fn]« From fighting with guns to fighting the pandemic », UN News, 30 mai 2020. Dans d’autres cas, la Minusma a mené des initiatives avec la société civile, telles que Mobilisation Citoyenne pour Zéro Coronavirus au Mali, pour sensibiliser aux questions de prévention et de traitement de la maladie.Hide Footnote

La pandémie a aussi entravé les opérations européennes. Le virus a forcé l’EUTM Mali à se replier et à suspendre ses activités alors même qu’elle cherchait à les étendre au centre du Mali. Le 3 avril 2020, l’EUTM Mali et les deux missions EUCAP Sahel sont entrées en « hibernation ». La plupart des activités de formation ont été suspendues, le personnel déployé a été réduit de moitié et a dû s’adapter aux nouvelles restrictions liées au virus.[fn]Voir « An expected redeployment », EUTM Newspaper, juin-août 2020.Hide Footnote La Covid-19 a, par ailleurs, entravé la mise en œuvre de la force Takouba. En novembre 2019, les responsables prévoyaient que la force atteindrait sa pleine capacité à l’automne 2020, mais à présent, la réalisation de cet objectif a été repoussée à début 2021, voire plus tard.[fn]Voir « La force militaire Takouba, dernière invention française pour le Mali », L’Opinion, 18 novembre 2019. La ministre française des Armées, Florence Parly, avait déclaré que la force serait « opérationnelle le 15 juillet ». Mais seules la France et l’Estonie étaient effectivement prêtes à déployer leurs troupes à cette date. Les difficultés liées au déploiement de militaires issus de pays différents, disposant tous de leurs procédures et attentes particulières, auxquelles s’est ajouté le coronavirus, ont ralenti le déploiement de l’ensemble de la force, maintenant prévu pour l’été 2021. En août, l’Italie a annoncé qu’elle déploierait 200 soldats au sein de la force Takouba, autorisée à opérer au Mali, au Niger et au Burkina Faso. Voir « Autorizzazione e proroga missioni internazionali 2020 », Sénat italien, 10 juin 2020. Suite à l’approbation de leurs parlements respectifs, la Suède et la République tchèque ont également commencé à dépêcher des soldats au Sahel depuis décembre 2020.Hide Footnote

 

“Team Europe Response to COVID 19-Mali”, update n°8, 22 June 2020.Hide Footnote

Pour l’heure, il semble que le virus continuera de faire pencher les stratégies de stabilisation du Sahel vers les opérations militaires de Barkhane, étant donné son impact significatif sur leurs autres composantes.

Parallèlement, les projets de développement ont été confrontés aux mêmes types de restrictions et d’entraves. Les réglementations nationales interdisant les arrivées de l’étranger et les réunions, en vigueur entre avril et juillet, semblent avoir retardé les projets prévus.[fn]Entretien de Crisis Group, responsable de l’UE, novembre 2020.Hide Footnote Une partie du financement européen destiné au développement, en particulier celle allouée aux budgets de la santé et de l’éducation, a été réorganisée à juste titre pour englober des projets visant à arrêter la propagation de la Covid-19, tels que l’équipement d’avions avec des kits médicaux et la fourniture de respirateurs aux hôpitaux.[fn]Entretien de Crisis Group, responsable de l’UE, novembre 2020.Hide Footnote

L’UE a également accéléré le transfert de fonds au gouvernement malien afin que ce dernier puisse financer son plan d’action pour lutter contre la pandémie. Dans certains cas, peu nombreux, les bailleurs ont assigné des fonds de développement à la lutte contre le coronavirus. La France a par exemple réalloué 1,5 million d’euros initialement destinés à la reconstruction du système de santé de la région de Mopti au financement du plan d’action pour la Covid-19 du ministère malien de la Santé.[fn]Réponse de Team Europe au Covid-19-Mali, update n°8, 22 juin 2020.Hide Footnote

Pour l’heure, il semble que le virus continuera de faire pencher les stratégies de stabilisation du Sahel vers les opérations militaires de Barkhane, étant donné son impact significatif sur leurs autres composantes.

III. Les limites de l’approche actuelle

Les acteurs extérieurs, y compris la France et ses partenaires européens, affirment à juste titre que la stabilisation du Sahel nécessite une approche multidimensionnelle, incluant des opérations militaires, des efforts de sécurisation, des activités de développement et une amélioration de la gouvernance. Trouver le bon équilibre entre ces différentes composantes s’est pourtant avéré difficile.

A. Le lien entre sécurité et développement

L’idée que la sécurité et le développement se renforcent mutuellement constitue un élément central des stratégies de stabilisation soutenues par la France au Sahel.

Les opérations militaires ouvrent la voie aux efforts de développement et au redéploiement de l’Etat, ce qui permet ensuite de retrouver de la stabilité. Toutefois, dans les faits, ces efforts n’ont pas porté leurs fruits. Certaines offensives militaires menées contre les jihadistes dans des zones ciblées, tel que le Liptako-Gourma, ont permis de regagner du terrain. Cependant, l’étape suivante, qui consiste en la mise en place des projets de développement ainsi qu’au déploiement des services fournis par l’Etat, peine souvent à débuter avant que les jihadistes ne reviennent et ne causent de nouvelles violences. Contrairement aux offensives militaires, les projets de développement s’inscrivent dans un temps plus long et nécessitent un environnement stable pour aboutir. Or ces conditions se font extrêmement rares. En outre, du fait de la faible prise en compte des conflits opposant les communautés, les projets de développement peuvent même les envenimer.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate français, Paris, décembre 2019.Hide Footnote

La région de Ménaka, au Mali, figure parmi les exemples de cette tentative de mettre en place des efforts de développement à la suite d’opérations militaires. Après une campagne menée en 2018 par Barkhane en collaboration avec des milices locales ayant conduit à l’élimination de plus d’une centaine d’insurgés, l’Agence française de développement, d’autres partenaires et les autorités étatiques ont élaboré des plans de redéploiement des services dans la zone, en particulier du personnel administratif local (préfets et sous-préfets), des tribunaux et des écoles.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate français, Paris, août 2020. Voir également « Rapport d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur le continuum entre sécurité et développement”, Assemblée nationale, 19 février 2020. Selon les données de l’ACLED, les soldats de Barkhane, qui collaborent avec les groupes armés locaux, ont tué 108 insurgés dans la région de Ménaka entre le 1er janvier et le 31 décembre 2018.Hide Footnote

Cependant, les conditions de sécurité demeurant encore fragiles, le personnel ne pouvait pas travailler au-delà de la ville de Ménaka sans escorte militaire. Les insurgés sont ensuite revenus en plus grand nombre. L’incapacité des forces maliennes à patrouiller en dehors des grands camps alors que les milices, les bandits et les jihadistes proliféraient a généré un tel niveau d’insécurité qu’il était presque impossible pour le personnel d’aide au développement d’opérer en dehors de la ville de Ménaka.[fn]Citant l’exemple de la région de Ménaka concernant les initiatives menées pour mieux articuler les efforts de développement et de sécurité dans le Sahel central, un rapport de l’Assemblée nationale française sur le lien entre sécurité et développement constate que les principaux résultats étaient limités à la reconstruction du poste de police de Ménaka et à la réparation du système d’approvisionnement en eau. Bien que le rapport souligne les difficultés auxquelles les équipes d’aide au développement étaient confrontées pour circuler en dehors de la ville de Ménaka, il établit que les investissements restent « prometteurs ». « Rapport d’information de la commission de la défense nationale et des forces armées en conclusion des travaux d’une mission d’information sur le continuum entre sécurité et développement », op. cit.Hide Footnote Dans les zones comme Ménaka et ailleurs, la présence et la protection des soldats ne suffisent pas à faire fonctionner cette approche.[fn]En novembre 2019, les insurgés de l’EI ont tué 53 soldats dans une attaque contre le poste militaire d’Indelimane, dans la région de Ménaka. Voir la « Note sur les tendances des violations et abus de droits de l’homme », pour la période allant du 1er janvier au 31 mars 2020, Minusma, avril 2020.Hide Footnote

En outre, l’idée qu’il existe un lien entre sécurité et développement repose souvent sur le postulat erroné que la population d’une zone reprise par des opérations militaires accueillera favorablement le retour des institutions étatiques. Dans les faits, certaines communautés sont partagées quant au retour de ces institutions et d’autres, en particulier celles que les forces de sécurité de l’Etat décrivent comme alliées des jihadistes, considèrent les acteurs étatiques avec méfiance. Dans certaines parties du Sahel rural rongées par la compétition autour des ressources naturelles, les insurgés ont appris à gérer la contestation mieux que l’Etat.[fn]Briefing de Crisis Group, Le Sahel central, théâtre des nouvelles guerres climatiques?, op. cit.Hide Footnote Dans le Macina, au Mali, les éleveurs nomades font désormais appel à des jihadistes pour sécuriser leurs troupeaux et réglementer l’accès aux pâturages, et sont généralement satisfaits du rôle de médiateur que jouent les insurgés dans les litiges qui les opposent aux agriculteurs.[fn]Célian Macé, « Au Mali, les jihadistes se font parrains de la paix », Libération, 21 septembre 2020. Voir également les rapports de Crisis Group, Enrayer la communautarisation de la violence au centre du Mali, op. cit.Hide Footnote Ces éleveurs craignent en revanche l’intervention de l’Etat, qu’ils associent à d’anciennes politiques agricoles ayant plutôt favorisé les agriculteurs à leur détriment.[fn]Voir le briefing de Crisis Group, Le Sahel central, théâtre des nouvelles guerres climatiques ?, op. cit.Hide Footnote

 

See Crisis Group Briefing, The Central Sahel: Scene of New Climate Wars?, op. cit.Hide Footnote

B. Gouvernance : la réforme après le renforcement des capacités

Les responsables occidentaux éprouvent une frustration généralisée face aux manquements des gouvernements du Sahel, qui contribuent à l’instabilité, et craignent de ne jamais parvenir à apporter des changements.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates et militaires français, diplomates européens au Sahel, août et octobre 2020.Hide Footnote La capacité à réformer ces Etats dépendra, inévitablement, des élites sahéliennes elles-mêmes, mais aussi des exigences de la population et des négociations entre les citoyens et l’Etat. En 2014 déjà, un haut responsable de l’UE se plaignait de l’échec des tentatives européennes d’obtenir des Etats du Sahel que ceux-ci mènent de réelles réformes.[fn]Entretien de Crisis Group, responsable de l’UE au Sahel, juillet 2014.Hide Footnote Ce sentiment demeure à ce jour très répandu.

Le renforcement de la gouvernance est l’un des piliers des stratégies de stabilisation.

L’ordre des priorités constitue une des principales difficultés. Le renforcement de la gouvernance est l’un des piliers des stratégies de stabilisation. Pourtant, les bailleurs et les Etats du Sahel accordent plus d’importance aux objectifs de sécurité, à tel point que certains responsables européens affirment qu’en pratique, les efforts de réforme ne représentent parfois qu’un engagement purement formel.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate des Nations unies au Sahel, octobre 2020.Hide Footnote Pour les partenaires occidentaux, les réformes sont à juste titre un dossier difficile et complexe, impliquant un objectif à plus long terme que les déploiements sécuritaires. Ils craignent aussi qu’elles ravivent des tensions avec les gouvernements du Sahel qui ont d’autres ambitions.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates occidentaux et responsables de l’ONU, août et octobre 2020.Hide Footnote Si les partenaires occidentaux cherchent à tout prix à affaiblir le terrorisme et à endiguer le phénomène migratoire, les initiatives de stabilisation qu’ils financent permettent surtout aux élites sahéliennes de disposer de nouvelles ressources pour renforcer leur propre pouvoir. Si les responsables occidentaux sont bien conscients de cette réalité, certains préfèrent rester silencieux de peur que leurs partenaires ne deviennent moins coopératifs.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates occidentaux et responsables de l’ONU, août et octobre 2020.Hide Footnote

Les partenaires occidentaux ont également tendance à dépolitiser la question de la gouvernance.[fn]Pour plus d’informations sur la nature technocratique des interventions françaises et européennes au Sahel, voir Yvan Guichaoua, « The Bitter Harvest of French interventionism in the Sahel », International Affairs, vol. 96, no. 4 (2020) ; et Signe Marie Cold-Ravnkilde et Christine Nissen, « Schizophrenic Agendas in the EU’s External Actions in Mali », International Affairs, vol. 96, no. 4 (2020).Hide Footnote Par exemple, les bailleurs ont souvent tendance à ramener les difficultés politiques, telles que le retour de l’Etat dans les zones rurales et l’amélioration de ses relations avec les locaux, à de simples problèmes d’infrastructure ou de capacités. Cela les pousse à se focaliser essentiellement sur la formation des forces de sécurité étatiques ou sur l’établissement de postes de gendarmerie et de tribunaux dans les zones rurales, au détriment de politiques visant à rendre la présence de l’Etat plus utile aux populations locales.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates européens et responsables du développement, août et octobre 2020. Entretien de Crisis Group, ancien diplomate de l’UE au Sahel, septembre 2020.Hide Footnote Lorsque des efforts de renforcement des capacités institutionnelles sont déployés, l’attention envers certains facteurs politiques susceptibles de saper leur efficacité, comme les exactions récurrentes commises par les soldats contre des civils ou la partialité du système judiciaire en faveur des élites au pouvoir, est trop souvent négligée.

Beaucoup reconnaissent qu’il existe des défaillances, même parmi les décideurs politiques.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates occidentaux et responsables de l’ONU, août et octobre 2020.Hide Footnote Comme l’a indiqué un diplomate européen ayant plus de dix ans d’expérience au Sahel : « Les gens sont plus à l’aise avec une approche technique du retour de l’Etat et de l’organisation des élections. Mais le problème se situe au niveau politique, dans la relation entre les Etats et leurs citoyens. »[fn]Entretien de Crisis Group, responsable de l’UE au Sahel, novembre 2020.Hide Footnote

Certains programmes soutenus par les Occidentaux prennent les défis politiques à bras le corps, et sont particulièrement prometteurs lorsqu’il s’agit de résoudre la crise de gouvernance rurale. Ces programmes s’articulent généralement moins autour des capacités institutionnelles et davantage autour du dialogue à l’échelle locale. Ils proposent par exemple des forums dans lesquels les habitants et les forces de sécurité peuvent exposer leurs griefs et établir des liens de confiance, ou des discussions entre les communautés belligérantes qui peuvent mener à des cessez-le-feu locaux ou à des initiatives associant éleveurs et agriculteurs pour les aider à résoudre les litiges.[fn]La médiation agropastorale lancée par le Centre pour le dialogue humanitaire dans la zone des trois frontières et les mesures de soutien aux dialogues intercommunautaires qui ont permis de parvenir à un cessez-le-feu dans le nord de Tillabéri au Niger en sont deux exemples.Hide Footnote

Cependant, dans l’ensemble, les initiatives comme la Coalition pour le Sahel et le P3S présentent les mêmes failles que les approches antérieures, car elles ne cherchent pas réellement à améliorer la redevabilité ou l’efficacité des institutions des Etats du Sahel, ni à garantir qu’elles soient capables de fournir les services publics de base de manière relativement juste et inclusive.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables de l’ONU et de l’UE, août 2020 ; responsables européens, octobre 2020.Hide Footnote D’ici 2022, l’Alliance Sahel aura par exemple financé et coordonné 730 projets dans les pays du G5, mais beaucoup d’entre eux sont axés sur la construction d’infrastructures, et ne prennent pas suffisamment en compte les problématiques liées à leur utilisation et à l’accès donné aux populations censées en bénéficier.[fn]Andrew Lebovich, « Disorder from Chaos: Why Europeans Fail to Promote Stability in the Sahel », European Council on Foreign Relations, août 2020, p. 24. Sur les 730 projets, 464 sont prévus au Mali, au Niger et au Burkina Faso (appelés G3 de façon informelle). Au début du mois de novembre 2020, 64 pour cent de ces projets avaient été finalisés ou étaient en cours. Entretien téléphonique de Crisis Group, expert en développement, novembre 2020.Hide Footnote Peu de programmes s’attaquent au problème de fond : le manque d’efficacité du gouvernement.

 

C. Le sommet de Pau et ses retombées

Après la mort de treize soldats français dans un accident d’hélicoptère dans la région de Ménaka le 25 novembre 2019, le président Macron a convoqué une réunion d’urgence sur le Sahel.[fn]Dans le numéro du 28 novembre 2019 de sa publication hebdomadaire Al-Naba, l’EI a déclaré que deux hélicoptères étaient entrés en collision sous les tirs des combattants de son groupe affilié au Sahel. Iris Peron, « Mort de 13 militaires au Mali : qui est le groupe djihadiste qui revendique l’attaque ? », Le Parisien, 29 novembre 2019. L’armée française a rapidement démenti la revendication. « Soldats français tués au Mali : le général Lecointre dément la revendication l’EI », RFI, 29 novembre 2019.Hide Footnote Initialement prévu en décembre, alors que des manifestations anti-françaises se multipliaient dans les capitales des pays du Sahel, le sommet a été reporté à la suite d’une attaque dévastatrice de l’Etat islamique. Menée le 10 décembre sur un avant-poste militaire nigérien de la région de Tillabéri, celle-ci a plongé le Niger dans une période de deuil national.[fn]Hannah Armstrong, « Behind the Jihadist Attack in Niger’s Inates », commentaire de Crisis Group, 13 décembre 2019.Hide Footnote En janvier 2020, Macron a finalement accueilli les chefs d’Etat du G5 Sahel ainsi que des hauts représentants de l’UE, de l’Union africaine (UA) et de l’ONU. Le sommet s’est tenu dans la ville française de Pau, siège de la base d’affectation de sept des soldats décédés lors du crash du 25 novembre 2019. Macron espérait que ce sommet verrait un réengagement du Sahel afin d’endiguer la montée des insurrections dans l’ensemble de la région. Le président avait même laissé entendre qu’il était prêt à retirer les forces françaises s’il ne percevait pas un soutien suffisamment fort pour l’intervention militaire française parmi les élites gouvernementales sahéliennes.[fn]Ruth Maclean, « France summons African leaders, threatening troop pullout », The New York Times, 12 janvier 2020.Hide Footnote

L’approche présentée à l’issue du sommet de Pau ne s’est toutefois pas révélée fondamentalement différente de la stratégie existante.[fn]Emmanuel Macron a annoncé que la France renforcerait les efforts de lutte contre le terrorisme de Barkhane en déployant davantage de soldats (220 dans un premier temps, puis 600) au sein de la force constituée de 4 500 militaires. Il a également remercié publiquement les membres des Etats de l’UE qui ont accepté de participer à la force Takouba. Sommet de Pau sur le G5 Sahel, déclarations des chefs d’Etat, 13 janvier 2020.Hide Footnote La France a engagé des centaines de soldats supplémentaires et les signataires ont lancé ce qui est officiellement connu sous le nom de Coalition internationale pour le Sahel, laquelle s’appuie sur quatre piliers : le maintien des opérations antiterroristes, en particulier contre l’Etat islamique ; l’intensification du renforcement des capacités des forces armées du Sahel ; le soutien au retour de l’Etat ; et l’aide aux initiatives de développement.[fn]Voir « La Coalition pour le Sahel », communiqué de presse, France Diplomatie, 14 janvier 2020.Hide Footnote

Le président Macron lui-même a décrit le sommet comme un « tournant dans notre stratégie militaire ».[fn]« France, G5 Sahel leaders pledge to boost military cooperation at Pau summit », RFI, 14 janvier 2020.Hide Footnote Cependant, même certains responsables politiques français admettent que l’approche repose sur le même axe alliant sécurité et développement, suivant lequel le renforcement des capacités reste le moyen choisi pour améliorer la gouvernance. Un diplomate français a en effet déclaré que l’approche adoptée à l’issue du sommet de Pau reflétait la décision de la France de donner « une dernière chance » à une stratégie dans laquelle elle avait investi des ressources et de l’énergie pendant de nombreuses années.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate français, Paris, août 2020.Hide Footnote Crisis Group interview, French diplomat, Paris, August 2020.Hide Footnote

Depuis le sommet de Pau, le commandement de Barkhane a mis en avant la réussite de plusieurs opérations militaires conjointes avec les gouvernements sahéliens.

Depuis le sommet de Pau, le commandement de Barkhane a mis en avant la réussite de plusieurs opérations militaires conjointes avec les gouvernements sahéliens.[fn]Il s’agit des opérations Monclar (Barkhane) et Sama (force conjointe du G5 Sahel), coordonnées en mars depuis un poste de commandement conjoint mis en place à Niamey après le sommet de Pau. Ces opérations militaires ont duré trois semaines et mobilisé 3 000 soldats du Mali, du Niger et du Burkina Faso, aux côtés d’un contingent français. Voir « Barkhane : Monclar et Sama, deux opérations coordonnées entre la force Barkhane et la force conjointe du G5 Sahel », communiqué de presse, ministère des Armées, 2 avril 2020.Hide Footnote L’état-major français a présenté l’offensive menée avec les forces de sécurité du Mali, du Niger et du Burkina Faso, qui a tué des dizaines d’insurgés de l’Etat islamique dans le Liptako-Gourma, détruit des caches et saisi des armes, comme la preuve que la nouvelle stratégie fonctionnait.[fn]icolas Barotte, « En attendant “Takuba”, “Barkhane” poursuit ses opérations au Sahel », Le Figaro, 1er avril 2020.Hide Footnote En juin, l’élimination d’Abdelmalek Droukdel, l’émir régional d’al-Qaeda et l’un des plus hauts dirigeants du GSIM, a fait dire au président Macron que « la victoire est possible au Sahel [...] grâce aux efforts qui ont été consentis au cours des six derniers mois ».[fn]« Emmanuel Macron et le G5 Sahel “convaincus que la victoire est possible contre les jihadistes” », France 24, 30 juin 2020. En novembre 2020, les forces de Barkhane qui opéraient dans le nord-est du Mali ont également tué Bah ag Moussa, le bras droit du chef du GSIM, Iyad ag Ghali. Voir « France says it has killed senior Al Qaeda operative in Mali », France 24, 13 novembre 2020.Hide Footnote

Mais ces victoires pourraient être de courte durée. Les avancées réalisées ont été minées par une recrudescence des exactions commises par les forces de sécurité nationales.[fn]Selon les données de l’ACLED, du 1er janvier au 1er juin 2020, la campagne militaire dans la zone des trois frontières a tué au moins autant de civils que d’insurgés.Hide Footnote En effet, au cours de l’année 2020, le nombre de civils tués par les forces étatiques au Mali, au Niger et au Burkina Faso a augmenté.[fn]Voir « State Atrocities in the Sahel: The Impetus for Counterinsurgency Results is Fueling Government Attacks on Civilians », ACLED, mai 2020.Hide Footnote Le 9 avril, des soldats burkinabè auraient arrêté et exécuté sommairement 31 hommes à Djibo, après une opération antiterroriste dans la région.[fn]Burkina Faso : Les forces de sécurité auraient exécuté 31 détenus », Human Rights Watch, 20 avril 2020.Hide Footnote Un mois plus tard, les forces de sécurité burkinabè ont fait une descente dans un camp de réfugiés à Mentao, blessant des dizaines de personnes.[fn]« Burkina Faso : Le HCR condamne les violences à l’encontre de réfugiés maliens », Haut-Commissaire des Nations unies pour les réfugiés, 4 mai 2020.Hide Footnote A peu près au même moment, l’armée nigérienne aurait fait disparaitre ou exécuté 102 habitants de la zone frontalière entre Inatès et Ayorou.[fn]« Liste nominative des personnes arrêtées par l’armée nigérienne, recherchées par les communautés », mairie d’Inatès, 3 avril 2020.Hide Footnote Ils auraient également tué des dizaines de civils du côté malien de la frontière.[fn]« Note sur les tendances des violations et abus de droits de l’homme », op. cit.Hide Footnote Au Mali, la Minusma a documenté 101 exécutions sommaires à Mopti et Ségou, attribuant les meurtres aux forces de sécurité maliennes.[fn]Voir Matteo Maillard, « Les forces de sécurité maliennes accusées de 101 exécutions extrajudiciaires par l’ONU », Le Monde, 4 mai 2020.Hide Footnote Ces attaques ont fait naitre de nouveaux griefs à l’égard de l’Etat chez les habitants des zones rurales.

En outre, la réussite des opérations contre le GSIM et l’Etat islamique est en partie due au conflit ayant éclaté entre ces deux groupes après cinq ans de coexistence relativement pacifique. En plus d’avoir exposé les jihadistes des deux camps aux frappes aériennes françaises, les combats que se sont livrés le GSIM et l’Etat islamique se sont révélés coûteux en hommes comme en ressources pour les deux organisations.[fn]

Voir Héni Nsaibia et Caleb Weiss, « The End of the Sahelian Anomaly: How the Global Conflict between the Islamic State and al-Qa’ida Finally Came to West Africa », CTC Sentinel, vol. 13, no. 7 (juillet 2020).
 

Hide Footnote Les tensions relatives au contrôle territorial et la concurrence en matière de recrutement ont commencé à monter au cours de l’année précédente et ont atteint leur point culminant en 2020.[fn]Dans le centre du Mali, les combats entre groupes armés s’intensifient », RFI, 10 avril 2020 ; « Al-Naba 233 », Jihadology, 7 mai 2020. Dans un numéro d’Al-Naba publié en mai dernier, l’EI s’est plaint qu’alors que les forces françaises et la force conjointe du G5 Sahel attaquaient l’organisation depuis trois axes différents dans le Liptako-Gourma, les chefs du GSIM, Iyad ag Ghali et Hamadoun Koufa, n’étaient pas la cible des offensives menées par la France parce qu’ils avaient entamé des négociations avec le gouvernement malien.Hide Footnote

Près d’un an après le sommet de Pau, aucune des régions touchées par l’insurrection ne peut prétendre être débarrassée des jihadistes ou bénéficier du retour de l’autorité de l’Etat. Pour l’essentiel, la violence continue de faire payer un lourd tribut aux civils et le conflit semble de plus en plus insoluble.

IV. En quête d’une nouvelle approche

Un ensemble de partenaires, y compris les Etats du Sahel, les gouvernements européens et les Etats-Unis soutiennent officiellement les stratégies de stabilisation promues par la France au Sahel. En coulisses, en revanche, certains responsables occidentaux s’inquiètent des résultats obtenus, sans pour autant proposer de nouvelles solutions. Si l’Union africaine prévoit de lancer sa propre mission, il est peu probable que son déploiement, pour le moment incertain, permette d’inverser la situation au Sahel.

A. Les inquiétudes des Occidentaux

Bien que les partenaires européens soutiennent officiellement l’approche française, des désaccords commencent à faire surface, et certains diplomates suggèrent en privé que la stratégie dans son ensemble devrait subir quelques ajustements.

Les inquiétudes des Européens sont nombreuses. Certains responsables européens remettent en question l’extension du mandat de l’EUTM en dehors du Mali. « Si l’EUTM n’a pas fait ses preuves au Mali, pourquoi serait-elle plus efficace au Burkina Faso ? », demande un diplomate.[fn]Entretien de Crisis Group, mars 2020. L’Allemagne a cependant accepté d’augmenter le nombre de responsables de la Bundeswehr, l’armée nationale de la République fédérale d’Allemagne, déployés au sein de l’EUTM pour passer de 350 à 450. Elle a également approuvé l’expansion de son champ d’action pour l’étendre aux autres pays du Sahel. Entretien de Crisis Group, responsables de l’UE, mai 2020.Hide Footnote D’autres craignent de plus en plus que les troupes occidentales se retrouvent dans l’impasse au Sahel, et s’inquiètent de voir la crédibilité européenne baisser aux yeux des populations du Sahel dans un contexte où les conflits continuent de s’envenimer.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomate de l’UE au Sahel, octobre 2020 ; responsables de l’UE, juin 2020. Voir également Remi Carayol, « Mali : Le coup d’Etat marque la fin des illusions françaises », Orient XXI, 28 août 2020. « Les Etats membres de l’Union européenne dépendent en grande partie de son bon vouloir, et ils se calent plus ou moins sur les priorités fixées à Paris ». Les responsables de l’UE sont particulièrement inquiets au sujet des nouvelles interventions politiques et militaires de la Russie et de la Turquie au Sahel. Entretiens de Crisis Group, responsables de l’UE, septembre 2020.Hide Footnote Comme l’a indiqué un fonctionnaire de l’UE au lendemain du coup d’Etat du mois d’août : « Si l’UE veut changer la donne, la seule conclusion à tirer du Mali est que notre stratégie a échoué ».[fn]Entretien de Crisis Group, responsable de l’UE, août 2020. Le diplomate a également affirmé : « Après huit ans, tout ce qu’on a obtenu c’est que la Russie soit célébrée dans les rues ». Certains dirigeants du Sahel et certaines communautés, déçus par les échecs des interventions occidentales, ont demandé directement l’aide de la Russie. Des forces militaires russes privées auraient commencé à se déployer au Mali. Entretien de Crisis Group, source de sécurité occidentale, août 2020. Voir également « La Russie exerce-t-elle une influence au Mali ? », France Info Afrique, 21 novembre 2019.Hide Footnote Selon certains, pour qu’une nouvelle approche soit efficace, il faudra, de manière générale, qu’elle repose sur une meilleure appropriation par les Africains et qu’elle mette moins l’accent sur les opérations militaires.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate de l’UE, février 2020.Hide Footnote

Parallèlement, Bruxelles a entamé un examen de la stratégie de l’UE. Certains fonctionnaires estiment que la priorité donnée à la lutte contre le terrorisme et à la migration illégale a conduit à privilégier le renforcement de capacités de l’Etat, à consolider une approche essentiellement sécuritaire et à éviter de mettre les gouvernements du Sahel et leurs forces de sécurité face à leurs propres échecs.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate de l’UE, Dakar, octobre 2020. Voir le rapport Afrique de Crisis Group N° 285, Garder le trafic sous contrôle dans le nord du Niger, 6 janvier 2020. Pour plus d’informations sur l’approche de l’UE en matière de migration et de sécurité, voir Cold-Ravnkilde et Nissen, « Schizophrenic Agendas in the EU’s External Actions in Mali », op.cit. Le Conseil européen, au sujet du plan d’action de 2015, a indiqué que « les problèmes du Sahel ne touchent pas seulement les populations locales, ils affectent également de plus en plus directement les intérêts et la sécurité des citoyens européens ... par conséquent, le développement et la sécurisation du Sahel permet de renforcer la sécurité interne de l’UE ». Alors que les preuves s’accumulaient depuis des mois, Bruxelles n’a commencé à prendre au sérieux les exactions menées par les forces de sécurité contre les civils dans le Sahel central que lorsque le Niger a tenté de bloquer une réunion du G5 portant sur les violations des droits humains au Conseil de sécurité. Entretiens de Crisis Group, diplomate de l’UE, août 2020 ; haut responsable de l’UE au Sahel, juin 2020 ; responsable de l’UE à Bruxelles, octobre 2020.Hide Footnote Certains soulignent également que l’UE devrait adopter des politiques plus adaptées aux réalités actuelles, notamment en limitant les conflits locaux et en soutenant les réformes visant à lutter contre la corruption, la mauvaise gouvernance et l’impunité des forces de sécurité.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables de l’UE, août et septembre 2020.Hide Footnote

 

 

Crisis Group interviews, EU official, August and September 2020.Hide Footnote

Quant aux Etats-Unis, leur intérêt pour le soutien des opérations de paix et de sécurité au Sahel s’est considérablement réduit sous la présidence de Donald Trump.

Quant aux Etats-Unis, leur intérêt pour le soutien des opérations de paix et de sécurité au Sahel s’est considérablement réduit sous la présidence de Donald Trump. Les Etats-Unis jouaient un rôle essentiel dans les opérations de lutte contre le terrorisme au Sahel : en plus de fournir un appui en matière de renseignements, de surveillance et de reconnaissance, ils aidaient également au ravitaillement en vol et au transport militaire dans le cadre de l’opération Barkhane.[fn]L’aide américaine « leur en a donné pour leur argent » pendant cette période. Entretien de Crisis Group, haut responsable du commandement américain pour l’Afrique (Africom), avril 2020.Hide Footnote Cependant, en 2017, suite à une attaque de l’Etat islamique ayant coûté la vie à quatre militaires américains au Niger, les Américains ont commencé à reconsidérer leur engagement dans cette région.[fn]Voir « U.S. soldiers killed in Niger were outgunned, ‘left behind’ in hunt for ISIS leader », ABC News, 3 mai 2018.Hide Footnote Depuis lors, l’approche française convainc de moins en moins les diplomates et les responsables de la sécurité américains, qui considèrent qu’elle n’est pas parvenue à contenir l’insurrection jihadiste sur le terrain.[fn]De hauts responsables militaires américains affirment qu’à leurs yeux, c’est al-Qaeda, et non l’EI, qui représente la menace la plus inquiétante au Sahel. Selon eux, l’élimination des chefs n’a pas affaibli les groupes terroristes dans la région, mais elle a plutôt renforcé les positions et contribué à la mise en place d’une structure de commandement plus mobile, et donc plus difficile à combattre. Entretiens de Crisis Group, avril 2020.Hide Footnote

Les Etats-Unis avaient d’ailleurs refusé d’accéder aux demandes de la France d’accroitre les ressources de la Minusma et d’étendre son rôle au-delà des frontières maliennes afin de soutenir la force conjointe du G5 Sahel. Au lieu de renforcer son soutien à la Minusma, Washington a préconisé une réduction des forces et une stratégie de désengagement clairement définie. Les menaces prévoyant une réduction des dépenses de défense au Sahel ne se sont finalement pas concrétisées, et la nomination en 2020 du tout premier envoyé spécial des Etats-Unis au Sahel indique que le soutien américain pour les activités d’aide et de diplomatie dans la région acquiert une nouvelle visibilité politique.[fn]Comme l’a indiqué un diplomate du Conseil de sécurité : « La Minusma est désormais l’opération de maintien de la paix la plus coûteuse. Cela fait d’elle une cible. Les Américains n’aiment pas ça ». Entretien de Crisis Group, diplomate au Conseil de sécurité de l’ONU, New York, octobre 2020. La France a tenté de maximiser le soutien apporté par la Minusma aux projets français et régionaux de lutte contre le terrorisme. En 2017, la France a cherché à obtenir le soutien du Conseil de sécurité pour que la Minusma appuie les opérations de la force conjointe du G5 Sahel dans les pays voisins, mais elle n’y est pas parvenue, car les Etats-Unis s’y sont opposés compte tenu du coût plus élevé que cela impliquait. Entretiens de Crisis Group, diplomates de l’ONU, mai et juin 2020. Sur la façon dont l’administration Biden pourrait gérer les tensions avec la France au sujet de la Minusma, voir Richard Gowan, « Repairing the Damage to U.S. Diplomacy in the UN Security Council », commentaire de Crisis Group, 18 décembre 2020.Hide Footnote

En vue d’un alignement sur les dépenses militaires des principaux rivaux de Washington dont la Chine et la Russie, un réexamen de la posture militaire des Etats-Unis mené par le secrétaire d’Etat Mark Esper a cependant fait craindre aux Européens une baisse de l’engagement américain en Afrique.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables européens et américains, avril et juin 2020.Hide Footnote L’administration Trump n’a finalement pas réduit le budget américain consacré au Sahel. En réalité, elle semble même avoir accordé plus d’importance à la diplomatie sahélienne en nommant en mars 2020 J. Peter Pham, un universitaire spécialiste des questions africaines, au tout nouveau poste d’envoyé spécial des Etats-Unis pour la région du Sahel.[fn]Entretiens de Crisis Group, responsables américains, 11 janvier 2021. Il semblerait que les Etats-Unis continuent de percevoir le Sahel comme une zone de second ordre au sein du théâtre africain dans son ensemble. Les responsables d’Africom déclarent que le Sahel est leur dernière priorité en Afrique, après la Somalie et la Libye. Les Etats-Unis considèrent qu’il est impératif de se concentrer moins sur la résolution de la crise du Sahel, et davantage sur la nécessité d’éviter que cette crise ne se propage dans les Etats côtiers, où Washington a plus d’intérêts directs. Entretiens de Crisis Group, hauts responsables militaires et diplomates américains, avril et juin 2020.Hide Footnote

Le changement d’administration en cours offre l’opportunité d’un réexamen de la position américaine. Toutefois, l’importance que l’équipe du Président Biden accorde à la relation transatlantique avec plusieurs pays européens, dont la France, rend la perspective d’un désengagement de type militaire ou budgétaire au Sahel peu probable.

B. Une éventuelle force de l’AU

En 2020, l’Union africaine a déclaré qu’elle envisageait d’envoyer une force au Sahel. Le 27 février, le commissaire à la paix et à la sécurité de l’Union africaine, Smaïl Chergui, a annoncé l’intention de l’UA de déployer 3 000 soldats dans la région et appelé à une réévaluation stratégique qui permettrait aux acteurs africains de prendre davantage la main.[fn]Lors du sommet de l’UA de février 2020, juste avant la pandémie, l’Assemblée de l’UA, en consultation avec les ministres de la Défense des pays du G5 Sahel et la Cedeao, a approuvé le déploiement d’une force de 3 000 soldats au Sahel pour une durée de six mois. Cette annonce a pris de court certains acteurs de l’UA ainsi que des diplomates occidentaux. Ils ont trouvé que la décision était prématurée, car les responsables avaient alors à peine évoqué les questions de mandats et de financement. « Terrorisme au Sahel : Chergui déplore l’insuffisance de la mobilisation internationale », APS, 6 février 2020.Hide Footnote Le Conseil de paix et de sécurité a demandé à l’UA de mettre en place une commission de planification technique, et à la Communauté économique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao) et au secrétariat de l’UA de développer un concept d’opérations pour cette mission.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates de l’UA, juillet 2020. Voir « Communiqué de la 950e réunion du Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’Union africaine sur l’examen du projet de Note de cadrage stratégique révisée sur les orientations de planification pour le déploiement de 3000 soldats », Conseil de paix et de sécurité de l’UA, 4 novembre 2020. Une note de concept prévoyait initialement un déploiement en juillet 2020.Hide Footnote Parallèlement, Chergui a entamé des consultations avec le G5 Sahel et la Cedeao en vue d’obtenir un soutien politique plus large autour de son initiative.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates de l’UA, juillet 2020.Hide Footnote

Cependant, dans le contexte actuel, cette force a peu de chance de voir le jour. A Addis-Abeba, en effet, de nombreux responsables et diplomates de l’UA conviennent que l’incertitude plane quant aux pays qui pourraient envoyer des effectifs ainsi qu’aux sources de financement qui permettraient de les déployer.[fn]L’Algérie, le Burundi et le Sénégal se sont dits disposés à envoyer des troupes. Certains diplomates de l’UA ont affirmé que leur organisation se tournerait vers l’UE pour obtenir des financements. Entretiens de Crisis Group, diplomates de l’UA, juillet 2020.Hide Footnote

 

Algeria, Burundi and Senegal have expressed interest in sending troops. Some AU diplomats say the Union would look to the EU for funding. Crisis Group interviews, AU diplomats, July 2020.Hide Footnote

Certains décideurs politiques allemands et américains sont favorables à un plus grand transfert de responsabilité de la sécurité vers les Africains.

Certains décideurs politiques allemands et américains sont favorables à un plus grand transfert de responsabilité de la sécurité vers les Africains. Les responsables allemands soutiennent déjà un élargissement des compétences du G5.[fn]Berlin soutient déjà la force conjointe du G5 Sahel. L’Allemagne a engagé environ 50 millions d’euros en faveur de la force entre 2018 et 2020. Voir « Significantly more assistance for the Sahel region », Gouvernement fédéral allemand, 23 février 2018.Hide Footnote Certains diplomates américains vont même plus loin en suggérant qu’une force africaine pourrait un jour remplacer la Minusma. Cette dernière avait elle-même été créée à partir d’une mission militaire de la Cedeao déployée en 2013 (la Mission internationale de soutien au Mali sous conduite africaine, ou MISMA). D’autres sont moins enthousiastes, cependant, et affirment qu’il est peu probable de voir ce type de transition dans un avenir proche, tant que les questions de financement ne seront pas résolues.[fn]Entretiens de Crisis Group, diplomates américains, octobre 2020. Pour de plus amples informations sur les réserves des Etats-Unis, voir le rapport Afrique de Crisis Group N° 286, The Price of Peace : Securing UN Financing for AU Peace Operations, 31 janvier 2020.Hide Footnote

En outre, même si cette transition avait lieu, il semble peu probable qu’une mission de l’UA apporte des changements significatifs. Au lieu de cela, elle risquerait d’être réduite à une énième initiative peinant à porter ses fruits dans l’embouteillage sécuritaire sahélien.[fn]« Lettre ouverte au Conseil de sécurité des Nations unies sur le maintien de la paix au Mali », Crisis Group, 24 avril 2017.Hide Footnote Les responsables de l’UA éprouvent des difficultés à indiquer clairement de quelle manière une telle force pourrait trouver sa place dans une région où se bousculent déjà la Minusma, Barkhane et la force conjointe du G5 Sahel, bien qu’un nouveau concept d’opérations pourrait offrir des réponses utiles.[fn]Entretiens de Crisis Group, juillet 2020.Hide Footnote Il est également peu probable qu’une force de l’UA réussisse là où la France et d’autres ont échoué. Par ailleurs, les difficultés auxquelles continue d’être confrontée la Mission de l’Union africaine en Somalie devraient constituer une sérieuse mise en garde. Déployée depuis près de quinze ans, celle-ci repose sur des forces étatiques peu performantes et affronte des insurgés islamistes dans une guerre qui semble interminable.[fn]Entretien de Crisis Group, diplomate de l’UA, novembre 2020.Hide Footnote

 

Crisis Group interview, AU diplomat, November 2020.Hide Footnote

V. Remettre les stratégies de stabilisation du Sahel sur la bonne voie

La Covid-19 et le coup d’Etat au Mali ont porté de nouveaux coups aux stratégies de stabilisation du Sahel déjà ébranlées. Dans le contexte de la pandémie, les opérations militaires ont pris une place relativement prédominante au sein de ces stratégies, tandis que le coup d’Etat au Mali, ainsi que les manifestations organisées ailleurs, ont mis en exergue le mécontentement de nombreux citoyens vis-à-vis de l’Etat, et ce même loin des zones rurales déchirées par les insurrections. Aucune issue immédiate n’est en vue en ce qui concerne la violence dévastatrice qui secoue presque toute la région. Il est urgent de repenser ces stratégies. La révision de la stratégie au Sahel prévue par l’UE dans les mois à venir offre une opportunité de corriger l’approche actuelle, tout comme l’arrivée au pouvoir de la nouvelle administration américaine. Mais il incombe surtout à Paris d’envisager un changement d’approche.

La première étape consisterait à changer de discours dominant pour renforcer l’idée que la crise sécuritaire que traverse le Sahel est avant tout une crise de gouvernance.

La première étape consisterait à changer de discours dominant pour renforcer l’idée que la crise sécuritaire que traverse le Sahel est avant tout une crise de gouvernance. Si la montée en puissance de l’insurrection jihadiste au Sahel est liée à de nombreux facteurs, elle est en grande partie le résultat d’une crise de gouvernance généralisée qui a poussé de nombreux citoyens à perdre confiance dans des Etats incapables d’assumer pleinement leurs missions. Des décennies de mauvaise gestion des finances publiques et des ressources rurales ont alimenté les rancœurs envers l’Etat, contribuant aux insurrections rurales et aux manifestations urbaines.

Ce changement de discours permettrait de faire naitre une nouvelle approche, sans pour autant entrainer une refonte totale de la stratégie multidimensionnelle. Elle permettrait de réorganiser les priorités, en mettant en premier lieu l’accent sur le dialogue politique afin de poser les jalons d’un retour de l’Etat dans les zones rurales, et, par la suite, en favorisant une réforme plus globale de la gouvernance. Si elles demeurent essentielles, les opérations militaires devraient être subordonnées à cette nouvelle stratégie. Dans certains cas, le levier militaire pourra être actionné afin de lutter contre les jihadistes et d’empêcher leur extension vers de nouvelles zones, de rompre leurs chaines d’approvisionnement ou, éventuellement, de les pousser à rejoindre la table des négociations. Dans d’autres, certaines interventions pourraient être suspendues afin de laisser les autorités étatiques initier des efforts en faveur de la paix, en incluant éventuellement les chefs locaux de l’insurrection.

A. Dialogue et réforme

Les partenaires internationaux s’accordent en principe sur la nécessité de mener une réforme de la gouvernance au Sahel, mais bien souvent, ils ne savent de quelle manière soutenir ces efforts. Entreprendre une telle démarche s’avère plus complexe et implique une action à plus long terme que le déploiement de forces militaires. Tandis que les efforts internationaux de lutte contre le terrorisme passent parfois outre les prises de décision souveraines locales, les changements de gouvernance dépendent principalement de la volonté des dirigeants locaux d’entamer ces réformes, et de la capacité des acteurs extérieurs à les y inciter, parfois au moyen de pressions. Les partenaires internationaux peuvent néanmoins prendre certaines mesures.

Premièrement, ils devraient encourager de manière beaucoup plus forte les Etats sahéliens à mener des efforts de médiation et à entamer un dialogue visant à régler les différends au sein des différentes communautés locales et entre elles, ainsi qu’entre celles-ci et les acteurs étatiques. Ces efforts devraient être particulièrement encouragés dans la zone du Liptako-Gourma, où se sont récemment concentrées les initiatives internationales, ainsi que dans d’autres zones sensibles telles que le centre du Mali et l’est du Burkina Faso.

Il s’agit là de soutenir le retour de l’Etat dans les zones rurales. Les partenaires extérieurs devraient également encourager les gouvernements sahéliens à initier des dialogues afin de réguler la compétition autour de l’accès aux ressources naturelles de manière pacifique, en particulier entre agriculteurs et éleveurs. Ils pourraient à la fois pousser les autorités à réaliser ces efforts et apporter leur expertise. Si les autorités locales parviennent à la conclusion qu’il est nécessaire de parler avec les insurgés jihadistes pour mener à bien une telle approche, les partenaires internationaux devraient leur offrir la possibilité de le faire. A l’heure actuelle, les gouvernements qui se sont dits prêts à parler avec des insurgés – tels que le Mali – se sont heurtés à des réticences, en particulier de la France, qui est allée jusqu’à s’y opposer ouvertement.

Deuxièmement, les partenaires internationaux pourraient apporter un meilleur soutien aux autorités étatiques en ce qui concerne l’accès aux services de base, en particulier la santé et l’éducation, y compris dans des zones où les forces de sécurité ne sont pas encore déployées. En adoptant une démarche focalisée principalement sur la sécurité, les acteurs extérieurs encouragent implicitement les Etats sahéliens à faire de même. Actuellement, ces derniers consacrent jusqu’à 40 pour cent de leur budget à la sécurité. Bien que les ressources étatiques soient limitées, elles pourraient peut-être être en partie utilisées pour financer des mesures visant à restaurer la confiance, à travers l’amélioration des services de santé et d’éducation, et la mise en place de mécanismes plus équitables de gestion des ressources rurales. Ces mesures pourraient constituer une étape judicieuse vers l’acceptation d’un retour de l’Etat au sein des communautés.

Les gouvernements locaux eux-mêmes devraient envisager de renforcer ce type de services avant, par exemple, de construire de nouvelles casernes de gendarmerie ou de nouveaux tribunaux. De telles initiatives comportent certes des risques. Les insurgés pourraient saisir le matériel médical ou détruire les écoles avant même qu’elles puissent être utilisées. Mais ces risques pourraient être atténués si les biens publics de base étaient délivrés dans un contexte de dialogue et de manière à répondre aux besoins des populations, tel que cela a été décrit plus haut. Les jihadistes semblent moins prompts à perturber des activités qui jouissent du soutien de la population locale, essentiellement parce que de nombreux insurgés sont très liés aux communautés et partagent leurs griefs.

Troisièmement, les partenaires extérieurs pourraient encourager les Etats du Sahel à améliorer leur gestion des finances publiques. Les citoyens de tous ces pays demandent des réformes allant dans ce sens. Il n’est jamais simple d’aiguiller les gouvernements vers cette voie, mais l’une des possibilités consisterait à établir un lien plus étroit entre, d’un côté, les aides extérieures et, de l’autre, la transparence et la responsabilité fiscale de ces Etats. Au Mali, par exemple, les bailleurs pourraient demander aux autorités de transition d’élaborer un plan d’action qui les engagerait à employer les ressources étatiques de façon transparente, avant qu’ils ne débloquent l’assistance suspendue après le coup d’Etat. Au Niger, les partenaires pourraient inciter les autorités à traduire en justice ceux qui, comme l’a révélé l’audit publié en août 2020, ont détourné des fonds, et être prêts à suspendre la coopération en matière de sécurité, au moins tant que les procédures n’ont pas commencé. Enfin, au Burkina Faso, les bailleurs pourraient conditionner l’aide à la promesse du gouvernement de condamner les membres des forces de sécurité et des milices d’autodéfense qui commettent des exactions contre les civils. Cette approche ne passerait pas par la menace de mettre un terme au soutien militaire, elle viserait plutôt à associer certains programmes – et donc certaines ressources auxquelles les dirigeants du Sahel accordent de l’importance – à des réformes. La suspension de ces programmes n’aurait pas de répercussions majeures sur l’équilibre des pouvoirs entre les forces étatiques et les insurgés.

B. Efforts militaires au service d’une approche politique revue

Les efforts militaires restent une composante essentielle des stratégies multidimensionnelles, mais ils doivent répondre à des priorités plus larges. Les interventions dans les zones d’insurrection devraient s’articuler autour de stratégies adaptées à l’environnement politique local et viser à apaiser – plutôt qu’à exacerber, ce qui reste trop souvent le cas – les tensions qui déclenchent des violences. Dans la zone des trois frontières du Liptako-Gourma, par exemple, les interventions ayant pour objectif de surmonter la défiance entre les acteurs étatiques, d’une part, et les dirigeants locaux et les communautés d’autre part (ainsi qu’entre les communautés elles-mêmes) devraient commencer par apporter des solutions face aux rancœurs et à la crainte que suscite l’Etat. Des accords à l’échelle locale, qui nécessiteraient dans certains cas un dialogue avec les insurgés, pourraient précéder un retour des services étatiques, en particulier de la gendarmerie et de la garde nationale. Les projets de développement ne devraient être mis en œuvre qu’après la mise en place de tels accords. Lors de la négociation de ces accords, les armées occidentales devront s’abstenir de prendre parti en faveur des communautés ou des responsables politiques locaux qu’elles considèrent comme alliés.

Les efforts militaires restent une composante essentielle des stratégies multidimensionnelles, mais ils doivent répondre à des priorités plus larges.

Les forces de sécurité sahéliennes gagneraient, pour leur part, à protéger davantage les civils. Elles doivent, avant tout, prévenir toute exaction de la part des forces de sécurité elles-mêmes et de leurs alliés non étatiques. Elles devraient également diversifier leur rôle pour inclure des activités qui soutiennent les moyens de subsistance locaux, notamment des mesures de récupération du bétail volé en zone rurale, où le vol de bétail a catalysé les conflits. Elles pourraient également renforcer leurs efforts pour obtenir la confiance des populations rurales des zones touchées par l’insurrection, qui perçoivent trop souvent l’Etat comme un agent de répression à la solde des Occidentaux plutôt que comme un pourvoyeur de services de base.

VI. Conclusion

Les stratégies de stabilisation du Sahel soutenues par la France se trouvent à un tournant décisif. Dans le contexte de la pandémie de Covid-19, certaines de leurs composantes multilatérales ont dû être retardées, et l’opération Barkhane pourrait même faire l’objet de coupes budgétaires. Parallèlement, les difficultés du Sahel, qui se sont accentuées du fait de l’évolution de la nature du conflit et de son expansion géographique, nécessitent une approche plus nuancée. Les alliés de la France – tout comme certains responsables français – sont de plus en plus conscients de la nécessité de revoir ces stratégies.

La décennie précédente, durant laquelle plusieurs initiatives bien intentionnées se sont succédées pour un coût de plusieurs milliards de dollars, suggère que ni le maintien des efforts de stabilisation actuels, ni le renforcement des capacités militaires et des ressources financières mobilisées sur le terrain n’empêcheront la situation de se détériorer davantage. Il convient désormais de centrer les stratégies à l’œuvre sur des efforts de stabilisation articulés autour d’une gouvernance améliorée et d’un engagement politique au niveau des communautés, là où les conflits font rage. Les déploiements sécuritaires et les projets de développement viendront en soutien du rétablissement des liens entre les Etats et les habitants des zones rurales.

Dakar/Bruxelles, 1er février 2021

Annexe A : Incidents violents au Sahel (2005-2020)

ACLED (Armed Conflict Event Data Project), 2020. CRISIS GROUP / P-RC / CB-G.

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