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TOUT COMPRENDRE – Jersey: pourquoi les tensions sur la pêche post-Brexit s’enveniment

Les pêcheurs français ont manifesté ce jeudi au large de Jersey pour protester contre les nouvelles conditions d'accès aux eaux de l'île anglo-normande depuis le Brexit. Le Royaume-Uni a déployé deux navires de la Navy tandis que la France a envoyé deux patrouilleurs pour éviter tout débordement.

Plus de quatre mois après la conclusion de l’accord sur le Brexit, le dossier sensible de la pêche continue d’animer les relations entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Ce jeudi, la tension est montée d’un cran alors que les pêcheurs bretons et normands ont crié leur colère à Jersey pour dénoncer les nouvelles conditions d’accès aux eaux de l’île anglo-britannique.

• Que s’est-il passé ?

Entre 50 et 70 bateaux français naviguaient dans le calme depuis ce jeudi matin devant le port de Saint-Hélier, capitale de Jersey, pour protester contre les conditions de pêche qui sont imposées aux marins européens depuis le Brexit. Le comité régional des pêches de Normandie a toutefois assuré qu’il n’était "pas question de passer à l’assaut" ni même de bloquer Saint-Hélier, mais seulement de "marquer le coup".

"On ne bloque pas vraiment. On est tous à l'extérieur du port", a précisé Ludovic Lazaro, pêcheur de Granville (Manche). "Mais le capitaine du port de Jersey ne veut pas laisser sortir le cargo s'il y a du monde dans le coin. Il veut que tout le monde soit parti."

A quelques miles de là, deux navires de la Royal Navy, le HMS Severn et le HMS Tamar, ont été déployés pour "surveiller la situation", selon un porte-parole du ministère de la Défense britannique, évoquant "une mesure strictement préventive en accord avec le gouvernement de Jersey". Ces "manoeuvres" britanniques "ne doivent pas nous impressionner", a déclaré de son côté le secrétaire d'État aux Affaires européennes, Clément Beaune. Deux patrouilleurs français, le Thémis et l’Athos, ont par ailleurs été envoyés non loin avec pour seule mission "la sauvegarde la vie humaine", a fait savoir la Préfecture maritime.

Les bateaux français ont finalement quitté les eaux de l’île anglo-normande en début d’après-midi. Les responsables de Jersey "restent sur leur position", a déploré Ludovic Lazaro, à l'issue d'une rencontre entre les pêcheurs français et le ministre des Affaires étrangères de Jersey, Ian Gorst. "Maintenant, c'est aux ministres de s'arranger. Nous, on va plus pouvoir faire grand-chose", a-t-il ajouté. "La démonstration de force est faite. C'est le politique qui doit prendre le relais", a abondé Dimitri Rogoff, président du comité régional des pêches de Normandie.

• Que prévoit l’accord sur le Brexit?

L’accès aux eaux britanniques est vital pour les pêcheurs français. C’est de ces eaux très poissonneuses que provient un quart de leurs prises en volume (20% en valeur). D’où l’intérêt de conserver leurs droits de s’y rendre pour exercer leur activité, même depuis le Brexit.

Il a fallu pour cela la conclusion d’un accord commercial entre l’Union européenne et le Royaume-Uni. Sur la question de la pêche, ce texte entré en vigueur au 1er janvier prévoit une période de transition jusqu’à l’été 2026, date à partir de laquelle les pêcheurs européens renonceront à 25% des captures dans les eaux britanniques, l’équivalent de 650 millions d’euros par an. L'accord prévoit ensuite une renégociation annuelle.

Un moindre mal pour les pêcheurs de l'UE qui conservent donc pendant cinq ans un accès garanti aux zones situées entre 6 et 12 milles marins au large des côtes britanniques, où ils se rendaient traditionnellement. C’est justement cette zone qui est réputée très poissonneuse et souvent plus calme pour naviguer.

• Pourquoi les pêcheurs français protestent?

Mais pour continuer à bénéficier de cet accès, l’accord sur le Brexit prévoit que les pêcheurs européens réclament de nouvelles licences. Or, les pêcheurs français et le gouvernement reprochent au Royaume-Uni de s’affranchir de l’accord en inventant de "nouvelles exigences" non prévues par le texte pour retarder la délivrance de ces permis.

"Si le Royaume-Uni veut introduire de nouvelles dispositions, il doit les notifier à la Commission européenne qui nous les notifie, ce qui nous permet d'engager un dialogue ensuite. A ce stade, on a découvert ces nouvelles mesures techniques qui ne sont pas applicables en l'état à nos pêcheurs", a réagi le ministère de la Mer.

Selon lui, la France a jusqu'ici reçu 88 licences, sur 163 demandées, pour les pêcheurs des Hauts-de-France, et 13 licences pour 40 demandées pour leurs collègues de Bretagne Nord. Pour pêcher à Jersey, 41 licences ont été accordées sur 344 demandes formulées. Et selon Paris, ces 41 licences s'accompagnent de nouvelles exigences "inadmissibles".

Le député de la Manche Bertrand Sorre (LREM) a cité l'exemple d'un pêcheur de Granville autorisé à se rendre dans les eaux de Jersey onze jours en 2021, et seulement pour pêcher de la coquille Saint-Jacques, alors qu'il s'y rendait auparavant "en moyenne 40 jours par an" pour prélever aussi des bulots.

• Quelle réponse des Britanniques?

Du côté des pêcheurs britanniques, la colère gronde aussi. Sur la chaîne de télévision ITV, Don Thompson, président de l'Association des pêcheurs de Jersey, a reproché jeudi aux pêcheurs français de vouloir "pêcher sans contrainte dans nos eaux, tandis que nos bateaux sont soumis à toutes sortes de conditions sur la quantité (de poisson) qu'ils peuvent pêcher, là où ils le peuvent." Pour lui, il serait "extrêmement injuste" que le gouvernement "capitule devant cela".

• Comment réagit la France?

Côté français, la ministre de la Mer, Annick Girardin a haussé le ton dès mardi en affirmant que la France était prête à recourir à des "mesures de rétorsion" si les autorités britanniques continuaient à restreindre l'accès des pêcheurs français aux eaux de Jersey. Devant l'Assemblée nationale, elle a fait allusion à des répercussions éventuelles sur le "transport d'électricité par câble sous-marin" qui alimente l'île depuis l’Hexagone. Une menace encouragée par les pêcheurs: "Maintenant, si on n'obtient pas gain de cause, il faut que la ministre coupe la lumière", a déclaré Dimitri Rogoff.

A noter qu’Annick Girardin a enfoncé le clou ce jeudi en disant vouloir "que les autorités britanniques reviennent sur leur décision" d'assortir de nouvelles restrictions d'accès les licences de pêches délivrées aux pêcheurs français.

Le porte-parole du gouvernement britannique a pour sa part jugé mercredi "inacceptables et disproportionnées" les menaces françaises, disant "faire confiance à la France pour utiliser les mécanismes" prévus par l’accord post-Brexit afin de "résoudre les problèmes".

"Ce n'est pas la première menace des Français envers Jersey ou le Royaume-Uni depuis que nous sommes dans ce nouvel accord", a également réagi le ministre des Affaires étrangères de l'île. "Il serait disproportionné de couper le courant juste parce qu'il faut fournir des détails supplémentaires afin que nous puissions affiner les licences" de pêche avant leur octroi, a-t-il ajouté, se disant néanmoins "optimiste" sur un règlement du problème.

https://twitter.com/paul_louis_ Paul Louis avec AFP Journaliste BFM Eco