La crise en Ukraine a franchi un nouveau pallier. Des tirs à balles réelles ont visé la foule, jeudi 20 février au matin, sur la place de l’indépendance, à Kiev. Plus de 60 manifestants ont perdu la vie, selon le responsable des services médicaux de l'opposition. Parmi les victimes, figure Bohdan Solchanyk, maître de conférence à l'université catholique d'Ukraine à Lviv. Le ministère de l'intérieur fait état de trois policiers tués.

Cette nouvelle flambée de violence est intervenue au moment même où trois ministres des affaires étrangères européens se trouvaient à Kiev : Laurent Fabius, Frank-Walter Steinmeier (Allemagne) et Radoslaw Sikorski (Pologne). Ils ont rencontré l’opposition puis le président Viktor Ianoukovitch. Une réunion cruciale alors que l’Union européenne s’acheminait vers l’adoption de sanctions.

Une réunion des ministres des affaires étrangères de l’Union européenne était ensuite prévue, le 20 février après-midi à Bruxelles, pour envisager un gel des avoirs ainsi que des interdictions de visa ciblées contre les responsables des violences. L’Union européenne étudie également un embargo sur les armes et sur le matériel mis au service de la répression.

Les nouvelles victimes donnent à penser que le régime a plutôt choisi l’épreuve de force. La flambée de violence, quelques heures à peine après que le président Ianoukovitch eut annoncé une trêve avec les responsables de l’opposition pour de nouvelles négociations, semblait amener l’Ukraine vers un point de non-retour.

Qui est responsable des tirs ?

La fusillade a éclaté hier matin lorsque les manifestants, sur la place de l’indépendance, ont reconquis le terrain perdu la veille. Des manifestants munis de bâtons ont mis en fuite des cordons de police qui coupaient la place en deux. Aussitôt après, des tirs à balles réelles ont eu lieu.

La police a indiqué avoir été la cible d’un tireur embusqué et affirmé avoir eu 20 blessés dans ses rangs. Le ministère de l'Intérieur a indiqué avoir "décidé conformément à la législation le recours aux armes pour la légitime défense."

De nombreuses images attestent de l’emploi de fusils automatique ou de fusils à lunettes par la police contre les manifestants. Jusqu’ici, ces policiers n’avaient employé que des balles en caoutchouc. Le ministre de l’intérieur a toutefois admis que des balles réelles leur avaient été distribuées.

Y a-t-il eu des provocations ?

Au sein du régime, il existe des « faucons » qui souhaitent en finir avec la manifestation permanente au centre de Kiev, entamée il y a trois mois. Ceux-ci agissent en totale symbiose avec la Russie voisine, qui invite ouvertement le président ukrainien à sévir. Le premier ministre russe, Dmitri Medvedev, a ainsi lancé, mercredi : « Il faut que nos partenaires aient du tonus, que le pouvoir en exercice en Ukraine soit légitime et efficace, qu’on ne s’essuie pas les pieds dessus comme sur un paillasson ». Il n’est pas sûr que le président ukrainien soit sur cette même ligne dure. Mais il a peut-être été débordé.

Depuis le début des manifestations, il y a trois mois, on relève l’existence de groupes qui agissent contre les manifestants en marge de toute légalité. Ils sont surnommés les « Titushkis », du nom de l’un d’entre eux, Vadim Titoushko, qui a pu être démasqué. Ils s’en prennent à des manifestants isolés, aux abords de la place, pour les frapper. Certains manifestants ont ainsi « disparu » sans laisser de traces. Certains d’entre eux pourraient avoir été utilisés pour conduire une provocation.

Il existe aussi des groupes radicaux au sein des manifestants, et qui ont été conduits à s’organiser sur un mode militaire pour protéger les barricades et s’emparer des bâtiments. Rien ne donne à penser, cependant, qu’ils auraient pu être les premiers responsables des tirs, ni même qu’ils possèdent des armes à feu.

Pourrait-il encore y avoir une solution politique ?

La chancelière allemande Angela Merkel a pressé hier Viktor Ianoukovitch d’accepter un soutien européen au dialogue avec l’opposition. Mais le ministre des affaires étrangères russe Sergeï Lavrov a dénoncé par avance, de son côté, les éventuelles sanctions de l’UE comme une « tentative d’intimidation ».

Différents scénarios pourraient permettre de faire redescendre la tension. Mais ils passent tous par un dialogue entre le président Ianoukovitch et les trois leaders des partis d’opposition, qui sont les porte-parole de la contestation : Arseni Iatseniouk, Vitali Klitschko et Oleg Tyagnibok. Ils impliquent aussi la tenue d’élections anticipées. Après avoir un temps ouvert la voie à cette perspective, le président ukrainien n’en parle plus.

Les trois ministres européens des affaires étrangères sont restés hier après-midi à la présidence ukrainienne. Le Kremlin a indiqué dans l'après-midi avoir dépêché son représentant, Vladimir Loukine, à la demande de la présidence ukrainienne, pour participer à une médiation avec l'opposition. Il n'apparaissait pas clairement dans l'immédiat si se dessinait la perspective d'une double médiation russe et européenne, telle celle qui avait mis fin en 2004 à la "Révolution orange", un mouvement pacifique qui portait déjà sur le choix proeuropéen ou prorusse de l'Ukraine.

Existe-t-il un risque que l’armée intervienne ?

Le président Ianoukovitch a brusquement limogé le chef d’état-major mercredi soir, plaçant un de ses fidèles à la tête de l’armée, jusqu’ici dirigée par un modéré. Pour autant, l’armée a publié un communiqué assurant qu’elle n’interviendrait pas. Mais des médias d’opposition font aussi état de mouvement de troupes dans le pays. Un convoi de parachutistes aurait ainsi été bloqué par la foule à Dniepropetrovsk, une ville de l’est du pays.

Les manifestants craignent aussi la présence de « conseillers » russes au sein de la police ukrainienne. Des opposants ayant pu échapper à leurs ravisseurs ont aussi raconté avoir été détenus par des personnes ayant un fort accent de Russie. Aucune preuve décisive n’est toutefois venue appuyer ces dires.

Le tour pris par les événements ukrainiens fait craindre un embrasement plus général, avec le risque d’une guerre civile. L’ouest du pays a déjà, de fait, échappé au contrôle des autorités puisque des unités de police ont rejoint les manifestants. À terme, c’est une partition du pays qui pourrait survenir. Mais ce scénario ne se ferait pas sans violences.