Les moissonneuses-batteuses récoltent le blé d'été dans un champ à l'extérieur du village d'Intikul, dans la région de Krasnoïarsk en Russie, le 15 septembre 2020.

Les moissonneuses-batteuses récoltent le blé d'été dans un champ à l'extérieur du village d'Intikul, dans la région de Krasnoïarsk en Russie, le 15 septembre 2020.

Ilya Naymushin Sputnik via AFP

C'est un "avant-après" particulièrement parlant. A l'été 2019, une délégation d'agriculteurs français, invités par une entreprise de conseil, débarque à Moscou pour un voyage à la découverte de l'agriculture russe. "On est venus voir à quelle sauce on va être mangés", ironise l'un d'entre eux peu avant son départ pour le sud de la Russie, grenier à blé du pays. A son retour quelques jours plus tard, son ton a changé : "Il va falloir se réinventer, lâche-t-il, livide. On ne pourra pas leur faire concurrence." Entre-temps, il a fait la connaissance de la nouvelle agriculture russe, métamorphosée à tel point ces dernières années que le pays, importateur net depuis des décennies, est devenu le premier exportateur mondial de céréales, dépassant en 2017 le voisin et rival ukrainien. Blé, maïs, orge, sarrasin, mais aussi viande porcine, volaille et produits laitiers : l'agroalimentaire russe connaît un véritable âge d'or.

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Comment ce pays, dont l'agriculture a subi au XXe siècle une démolition en règle, de la collectivisation forcée des années 1930 puis l'impéritie soviétique au chaos des années 1990, a-t-elle réussi ce tour de force ? Le tournant se situe en 2014. En réponse aux sanctions financières et politiques adoptées par l'Union européenne et les Etats-Unis après l'annexion de la Crimée, Vladimir Poutine met en place un embargo strict sur tous les produits alimentaires venus d'Europe. Fruits, légumes, produits laitiers, viande, céréales... disparaissent du jour au lendemain des magasins russes. La mesure n'est pas seulement conçue pour mettre à mal les agriculteurs européens, privés d'un important marché : elle donne aussi une impulsion décisive aux producteurs locaux.

"Dès le départ, ces contre-sanctions ont été conçues comme un outil de lutte géopolitique et comme une chance pour les producteurs russes, affirme Mikhaïl Makarov, représentant commercial de la Russie en France. Ils devaient prendre la place qui se libérait sur le marché, et c'est ce qui s'est produit". Un an après l'embargo, la Russie est déjà à 87 % autosuffisante en viande. La production de viande porcine russe a augmenté de 30 % en cinq ans.

Des agro-holdings qui se tournent vers les nouvelles technologies

En plus d'écarter d'un seul coup la quasi-totalité de la concurrence étrangère, le gouvernement russe investit également des moyens titanesques dans le développement et la modernisation de l'agriculture nationale. Rien que pour l'année 2021, la Russie prévoit d'investir plus de 77 milliards de roubles (857 millions d'euros) dans son programme d'Etat de développement de l'agriculture, sous forme de prêts préférentiels, de crédits d'impôt et de subventions. Elle soutient aussi l'exportation, avec des subventions tournées spécifiquement vers la logistique.

L'effet de ces aides est démultiplié par la structure du marché agricole russe, organisé autour d'agro-holdings, de gigantesques entreprises exploitant des centaines de milliers d'hectares. "Plus de 50 % des terres agricoles russes sont exploitées par ces holdings, précise Olga Golovkina, spécialiste du marché de l'agriculture russe et directrice commerciale de la Maison des entrepreneurs français, une société spécialisée dans l'implantation en Russie des entreprises tricolores. Chacune d'entre elles exploite entre 100 000 et 600 000 hectares. Celles spécialisées dans la production laitière ont des troupeaux pouvant aller jusqu'à 50 000 têtes ! C'est une structure fondamentalement différente de la nôtre, constituée d'une multitude de toutes petites exploitations réunies en coopératives."

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Après avoir dépensé beaucoup d'argent dans le renouvellement de leur parc mécanique et dans des semences de qualité, ces agro-holdings se tournent maintenant vers les nouvelles technologies, avec un appétit monstre et des moyens à l'avenant. Moissonneuses autonomes (la Russie a célébré, à l'automne dernier, sa première "moisson-robot"), monitoring des champs et des troupeaux par drones et par satellite, recours croissant aux capteurs connectés..., l'agriculture russe se tourne massivement vers l'agritech pour poursuivre sa montée en puissance. Et, là aussi, l'Etat joue un rôle moteur. En 2019, un programme intitulé "Agriculture numérique" a soutenu la modernisation du secteur et financé jusqu'à 50 % du coût de ces technologies.

Les entreprises françaises commencent à s'y implanter

Cependant, "à 90 %, il s'agit de technologies étrangères, européennes ou américaines", nuance Olga Golovkina. Encore balbutiantes en Russie, les innovations de ce type ne sont en effet pas concernées par l'embargo sur les produits agricoles étrangers. Pas plus, d'ailleurs, que les produits agroalimentaires étrangers produits directement en Russie ! Ce sont sur ces deux créneaux que se positionnent désormais les acteurs français. C'est le cas de Bonduelle, qui produit fruits et légumes dans les terres fertiles du Kouban, de Danone et Lactalis, dont les produits laitiers désormais made in Russia sont de retour dans les supermarchés russes, ou bien d'entreprises spécialisées comme Geosys, qui propose des solutions de suivi des cultures par satellite et prospère dans le pays.

"L'expérience des professionnels agricoles européens demeure toujours bienvenue en Russie, assure Irina Parisot, présidente du club d'affaires franco-russe Nouveaux Horizons. A travers l'installation d'unités de production sur place, des transferts de technologie et la formation d'experts russes, certaines entreprises françaises peuvent tirer profit de ce marché en très forte croissance." Mais d'autres ont maintenant affaire à un redoutable concurrent, dont la montée en puissance ne fait probablement que commencer.

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