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01/07/2022

Retour vers le futur ? L’OTAN après Madrid

Retour vers le futur ? L’OTAN après Madrid
 Bruno Tertrais
Auteur
Expert Associé - Géopolitique, Relations Internationales et Démographie

Cette fois, l'électrochoc a été sévère. En 2014, l'annexion de la Crimée n'avait pas suffi à redynamiser une Alliance encore très engagée en Afghanistan. Six ans plus tard, la violence de l'agression russe, dans un contexte où les "atlantistes" sont de retour à la Maison blanche et au Département d'État, ont conduit l'OTAN à renouer avec force avec sa mission première, celle de la défense collective contre une attaque militaire. Et la réduction de la présence américaine en Europe, interrompue sous Obama et déjà inversée sous Trump, a laissé la place au renforcement. 

Sans surprise, les Chefs d'État et de gouvernement, à l'occasion de ce deuxième sommet en quelques mois, tenu dans la capitale espagnole les 29 et 30 juin, ont fait assaut de démonstration d'unité et de cohérence. Même les plus rétifs d’entre eux - les présidents hongrois et turc, peu enclins à se brouiller avec Moscou - se sont montrés raisonnables. Heureusement, car l’on sait à quel point la Russie sait exploiter au mieux toute faille dans le consensus transatlantique. 

On a enterré, à Madrid, "l'Acte fondateur OTAN-Russie" quelques jours après son vingt-cinquième anniversaire. L'OTAN a pris son temps : cela faisait déjà plusieurs années que ses dispositions, qui visaient à ouvrir une ère de coopération avec Moscou et à rassurer le Kremlin sur les intentions occidentales, n'étaient plus d’actualité. La Russie n’est plus ce "partenaire stratégique" qu’elle était encore en 2010. Elle est maintenant "la menace la plus importante et la plus directe pour la sécurité des Alliés et pour la paix et la stabilité dans la zone euro-atlantique".

Militairement et politiquement c'est, dans les faits, le retour de ce que l'on appelait autrefois la "défense de l'avant" : pas question de céder un pouce de terrain à l’adversaire en cas d'attaque. Depuis 2014, l’organisation se bornait à déployer des éléments de "présence avancée renforcée" au nord-est. De quoi manifester de manière tangible la solidarité entre alliés et servir de "fil déclencheur" en cas d’agression, mais pas assez pour résister à un Blitzkrieg russe. La Première ministre estonienne avait beau jeu, à la mi-juin, de rappeler qu'aux termes des plans existants, son pays serait rayé de la carte… 

Militairement et politiquement c'est, dans les faits, le retour de ce que l'on appelait autrefois la "défense de l'avant" : pas question de céder un pouce de terrain à l’adversaire en cas d'attaque. 

Ce dispositif - conçu, rappelons-le, autant pour rassurer… Moscou que Tallinn ou Varsovie - avait été renforcé au sud-est, avec le déploiement en février, avant l'invasion de l'Ukraine, d'un nouvel élément en Roumanie. Et des éléments de la "Force de réaction rapide" de l'OTAN activés pour la première fois, dès le 25 février. L'Estonie accueillera-t-elle la division alliée qu’elle exige ? La présence dans les pays baltes sera en tout cas rapidement augmentée, et le nouveau modèle de défense de l'OTAN prévoit que l’organisation puisse générer une force de 100 000 personnes en 10 jours, et au moins 300 000 en six mois au maximum. 

Un besoin qui justifie la confirmation de l’objectif symbolique d’une dépense nationale défense représentant au moins 2 % du Produit intérieur brut, un seuil que les principaux alliés ont désormais atteint ou sont en passe d’atteindre.

Sans surprise également, l'agitation nucléaire russe des derniers mois - même si elle relevait davantage du rappel des capacités russes que d’une réelle menace de frappe - a conduit à confirmer aux yeux des alliés la pertinence des mécanismes de la dissuasion élargie en Europe : le stationnement permanent d’armes américaines, la possibilité pour certains alliés d’emporter ces armes, et la procédure SNOWCAT permettant aux autres alliés de participer à un raid nucléaire. Avec, en ligne de mire, la mise à disposition des forces de l’OTAN de la nouvelle bombe guidée B61-12, qui emportée par le chasseur-bombardier F-35 donnera une crédibilité nouvelle à cette capacité "made in USA". 

On a le droit d’en vouloir à l'Allemagne d’acheter des F-35, qui ancre pour le long terme l’armée de l'air du pays dans le dispositif de défense américain. Mais tout responsable français normalement constitué doit se réjouir de la raison profonde pour laquelle Berlin a fait ce choix. C’est en effet la clé de la pérennisation de la participation allemande au partage nucléaire et ainsi du maintien d’une culture de dissuasion nucléaire dans le pays.

Au-delà des quatre pays dont les forces aériennes sont entraînées à exercer si nécessaire la mission nucléaire dans des délais relativement brefs - Allemagne, Belgique, Italie, Pays-Bas - d'autres pourraient souhaiter être associés de nouveau à cette mission dès lors que leur aviation serait compatible avec l’emport des B61-12.

Tout responsable français normalement constitué doit se réjouir de la raison profonde pour laquelle Berlin a fait ce choix. 

La Pologne pourrait par ailleurs exiger que des armes américaines soient présentes sur son territoire - surtout si la Russie devait en stationner en Biélorussie… Et on a appris par ailleurs que le Pentagone avait demandé pour 2023 le financement de la modernisation des anciens sites de stockage d’armes au Royaume-Uni… Pour l'heure, deux textes ont été adoptés. D'une part, la rituelle "Déclaration des Chefs d'État et de Gouvernement réunis" qui vise, au-delà des messages politiques adressés, notamment à Moscou, à l’adaptation immédiate de la posture de l'OTAN. D'autre part, le"Concept stratégique", document destiné à avoir une durée de vie de plusieurs années et qui forme la base de la stratégie de l’Alliance. On peut se demander s'il fallait le faire en pleine guerre… Mais il y avait tout de même urgence : le dernier datait de 2010. (Il est vrai que personne n’osait y toucher pendant la présidence Trump.) 

Pour autant, l'Alliance atlantique est-elle en train de renouer avec ses habitudes de la Guerre froide ? Il y a tout de même des changements majeurs.

  • Géographiquement d'abord, l'empreinte de l’OTAN en Europe aura doublé (avec le nombre de membres) de taille en trente ans. "L'élargissement', il faut le rappeler, est une charge : le petit Monténégro, par exemple, n’apporte guère à la capacité de défense des alliés… Mais peut aussi être un atout : l'entrée de la Finlande et de la Suède dans l'Alliance, une fois effective, transformera totalement la problématique de la défense du nord-est de l'Europe et de la région Baltique. Si la Russie ne s'en est officiellement pas offusquée - considérant que ces pays n'entrent pas dans ce qu’elle considère être sa zone d’influence légitime et qu'ils étaient, de toute manière, déjà dans l’orbite de la défense américaine - il n'en reste pas moins que provoquer un tel élargissement revient, pour un pays qui s’en plaint régulièrement, à se tirer une sérieuse balle dans le pied. Un État de l'OTAN aura désormais plus de 1 300 kilomètres de frontière terrestre avec la Russie d’un seul tenant…
     
  • Fonctionnellement ensuite, si le cœur de l'OTAN reste l'Article 5 du Traité de Washington, celui-ci fait désormais l'objet d’une large interprétation, d'ailleurs conforme à celle qui est permise par le droit de la notion "d'attaque armée". Les États membres ont publiquement annoncé, au cours des dernières années, qu’ils pourraient, dans certaines circonstances, considérer qu’une attaque cyber, ou une attaque dans l'espace, relève de l'agression militaire.
     
  • Stratégiquement enfin, car pour l'Alliance se profile désormais un défi chinois. Bien sûr, la Chine ne relève pas du champ géographique du Traité de Washington, et un éventuel conflit en Asie ne concernerait pas directement et immédiatement l'OTAN. Mais sur l’insistance américaine - et sous l'œil bienveillant de la France, qui voit des avantages à ce que ses alliés européens soient sensibilisés aux questions stratégiques globales - l'Alliance atlantique reconnaît désormais que les investissements de Pékin dans le domaine des infrastructures et des communications en Europe, sa puissance dans le domaine cyber, et ses efforts de désinformation posent problème. Sans compter la possibilité de voir Pékin menacer le territoire d’un pays de l'OTAN en cas de conflit avec l'Amérique… La Chine pose donc des "défis systémiques". Et la présence de l'Australie, du Japon et de la Corée du sud à Madrid n'a échappé à personne.

M. Erdogan a pu obtenir d'Helsinki et de Stockholm un revirement de leurs politiques vis-à-vis des Kurdes, et notamment du PKK qu'il considère comme un groupe terroriste. Ces deux pays sont déjà couverts par des garanties de sécurité bilatérales données par plusieurs pays, dont la France, pour prévenir toute action de Moscou dans la période qui les sépare de leur entrée officielle dans l'OTAN. 

Si une opération de déblocage des voies maritimes en Mer noire devait un jour avoir lieu, ce serait à n’en pas douter une coalition ad hoc qui la tenterait - non "l'OTAN".

L'unité transatlantique n'existe que parce que l'Alliance n'est nullement engagée en tant que telle dans la guerre en Ukraine : ce sont les États membres - et encore, pas tous - qui le sont. Les moyens collectifs de l’organisation se bornent à surveiller l’environnement des combats. Si une opération de déblocage des voies maritimes en Mer noire devait un jour avoir lieu, ce serait à n’en pas douter une coalition ad hoc qui la tenterait - non "l'OTAN". Rappelons aussi que cette unité pourrait être mise à mal en cas d’escalade du conflit, ou de désaccord sévère sur la stratégie à suivre en cas de percée ukrainienne qui verrait Kyiv légitimement tentée de descendre jusqu'à la Crimée…

Il reste, enfin, la possibilité d'une nouvelle crise causée par un caprice de M. Erdogan dans la perspective des élections de 2023 ou, surtout, par le retour à la Maison Blanche d'un président capricieux ou pusillanime. On sait maintenant que M. Trump avait été à deux doigts de briser l'organisation transatlantique et qu’il envisageait de le faire s'il avait été réélu. L'OTAN a gagné du temps, mais sa pérennité n’est pas assurée pour autant. D'autres tensions sont à prévoir si l'Amérique souhaitait brusquement renforcer sa présence en Asie alors que la Russie serait toujours menaçante…

Et la France ? Fidèle à ses habitudes, elle s’est voulue être un allié fidèle et exigeant. C'est sur sa proposition qu’un élément de présence avancée a été créé en Roumanie en février. Elle s'est félicité de l’insistance nouvelle donnée au rôle de la dissuasion, elle qui a toujours insisté pour que l'OTAN se définisse comme une "alliance nucléaire". Elle a insisté pour que la Russie et la Chine, qui ne sont pas alliées au sens militaire du terme, ne soient pas présentées comme relevant d’une menace commune. Enfin, si elle a obtenu, avec la bénédiction américaine, une plus grande reconnaissance de la complémentarité entre OTAN et défense européenne, on peut douter qu’elle sera en mesure de pousser cet agenda très loin dans les circonstances présentes. Aux yeux de certains de ses alliés, en effet, la notion "d'autonomie stratégique" dans le domaine de la défense semblera moins pertinente dans un contexte de resserrement des liens transatlantiques, l’entrée de la Finlande et la Suède rend moins urgent le renforcement des capacités de défense propre de l'UE (tout en donnant plus de crédibilité à la notion de "pilier européen de l'Alliance"). Et les positions de Paris vis-à-vis de la Russie ont émoussé la relation de confiance entre la France et ses alliés d’Europe centrale… 
 

 

 

Copyright : PIERRE-PHILIPPE MARCOU / AFP

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