Un billet de blog photo: Les dents de la mer selon Michael Muller
Sentir le succès potentiel
Les requins sentent les mouvements et les sons, les éditeurs flairent les buzz – et que dire des producteurs de cinéma? Jusqu’au quatrième film voulu par le patron d’Universal et mari de l’actrice Lorraine Gary (le personnage d’Ellen Brody, femme du chef de la police d’Amity campé par Roy Scheider), la saga des Dents de la mer a été structurée par des décideurs qui se sont comportés – nous métaphorisons – en prédateurs appâtés par la grasse chair des porte-monnaies des masses populaires en ces années de croissance soutenue. Doubleday, la maison d’édition, conçoit le roman comme un produit à potentiel. En plus stylisé, la couverture du livre préfigure l’affiche du premier film.
Une observation en 2015: Un requin colossal filmé au large du Mexique
Le cauchemar de Steven Spielberg
Dès février 1974, et pour des semaines, le roman domine les ventes. Par le sang alléchés, les producteurs David Brown et Richard D. Zanuck paient, cher, les droits. L’aventure cinématographique, et cauchemardesque, commence, elle a été maintes fois racontée. Le tandem de nababs choisit Steven Spielberg après bien d’autres options. Le cinéaste de 29 ans, qui s’accroche à son précédent Duel comme à une bouée (un monstre, camion ou requin, ses méfaits, la réaction), voudra jeter l’éponge, puis s’entêtera sur un tournage qui prend l’eau tous les jours, avec des requins mécaniques qui ne marchent pas ou des aléas de météo qui ralentissent toute prise de vues.
Une recherche en cours: Des requins pris en filature pour le bien des océans
Dans cette aventure artistico-commerciale, un point intéressant réside dans les différences finales entre le roman et le film de Spielberg. Au long du chemin, avec plusieurs scénaristes, deux éléments forts du roman sont éliminés: le fait que le maire d’Amity est piégé par des mafieux qui ont financé sa campagne, et l’aventure d’Ellen Brody avec Matt Hopper, le spécialiste des requins (Richard Dreyfuss). Cet élagage souhaité notamment par les producteurs («le héros, c’est le requin») illustre la machine à l’œuvre, vers son but, un film à l’idée simple et efficace – on ne parlait pas encore de «high concept movie», mais c’était bien cela.
En vidéo: comment «Les dents de la mer» a transformé le cinéma
A le revoir, on mesure à quel point Les Dents de la mer, le premier, reste un chef-d’œuvre intemporel, presque parfait. La discrétion techniquement imposée du requin à l’image, des acteurs brillants, une musique de pointe par John Williams, un montage idoine: tout a convergé pour une réussite.
Lors de la réédition du film: La haute définition consacre en beauté le premier blockbuster lancé en plein été
Que dire des trois suites?
S’agissant des suites, égrenées au long des années 1980, les débats restent vifs. La majorité des experts considèrent le 2 comme passable et conspuent les 3 et 4. C’est une grande injustice à l’égard du troisième volet, qui expérimente la 3D en 1983 tout en posant une mise en abyme au travers d’une histoire de parc d’attractions attaqué – comme Hollywood, alors, par la TV et les jeux vidéo.
Jusqu’à son troisième chapitre, la saga des Dents de la mer captive. Elle a ouvert une ère des profondeurs toujours vibrante, dans laquelle nous plongerons chaque mercredi de l’été.
Un peu de documentation
■ Il y a quelques mois est paru un ouvrage explorant le genre par de multiples pistes, et moult images: Bad Requins, d'Alexis Prevost, Claude Gaillard et Fred Pizzoferrato. Ed. Huginn & Muninn, 216 p.
■ Parmi tant d'autres, un site fait référence autour des films: The Daily Jaws.
■ On le trouve encore sur la Toile, Mad Movies a consacré en juillet 2016 un excellent hors-série aux quatre films.
■ Romain Christmann est l'unique collectionneur au monde – et l'expert autoproclamé, mais personne ne le conteste – de Jaws 3D. Respect à ce blogueur qui, contre tous les vents de Martha Vineyard, défend le troisième film.