Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

Coiffure afro : en finir avec « l’apartheid capillaire »

Malgré une forte demande et un marché du cheveu bouclé-frisé-crépu en pleine expansion, les formations académiques peinent à se moderniser.

Par 

Publié le 18 octobre 2020 à 09h00, modifié le 19 octobre 2020 à 05h35

Temps de Lecture 7 min.

Pour ne rien manquer de l’actualité africaine, inscrivez-vous à la newsletter du « Monde Afrique » depuis ce lien. Chaque samedi à 6 heures, retrouvez une semaine d’actualité et de débats traitée par la rédaction du « Monde Afrique ».

Dans le salon Boucles d’Ebène d’Aline Tacite, à Bagneux, en région parisienne, en octobre 2017.

Alors qu’il existe en France presque trois fois plus de salons de coiffure que de boulangeries, le cheveu afro a encore du mal à trouver une adresse pour se faire chouchouter. En 2018, pas moins de 85 192 établissements quadrillaient le territoire, selon le recensement de l’Union nationale des entreprises de coiffure (UNEC) et le secteur, deuxième de l’artisanat, pèse 6 milliards d’euros de chiffres d’affaires par an.

Or si l’on voulait pouvoir couvrir les besoins capillaires des personnes noires et métisses de France, estimées à au moins un cinquième de la population d’après le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), il faudrait 17 000 enseignes capables de proposer des services pour cheveux bouclés-frisés-crépus (BFC). L’Ile-de-France, qui compte à elle seule 15 000 salons minimum, devrait donc pouvoir proposer une expertise « BFC » dans 3 000 d’entre eux. Mais on en est encore très loin.

« En région parisienne, où les besoins sont les plus importants car la diversité y est plus forte qu’ailleurs, on n’en dénombre pas 150, même en comptant les boutiques des quartiers de Château-Rouge et Château-d’Eau, explique Aude Livoreil-Djampou, qui a créé le Studio Ana’e à Paris en 2015, un salon « multitexture » qui accueille toutes les diversités de cheveux, du plus raide au plus crépu. Et, à Paris, c’est bien pire : les enseignes qui privilégient la qualité se comptent sur les doigts des deux mains ! »

Alors qu’est-ce qui coince ? La formation. « Aujourd’hui encore, du CAP au brevet professionnel, on n’apprend toujours pas aux futurs professionnels à prendre en charge ces textures, ou alors de manière très marginale », tranche Alexis Rosso. Ce coiffeur studio haut en couleur d’origine guadeloupéenne, parmi les meilleurs artisans de France, a dû se former aux Etats-Unis et à Londres pour développer son expertise du cheveu afro alors qu’il coiffait depuis l’âge de 15 ans en salon. Son parcours, emblématique, l’a convaincu de devenir formateur certifié pour inverser la tendance et accompagner les futurs coiffeurs.

« Coiffure noire ghettoïsée »

Car non seulement le CAP ne forme pas les jeunes à cette problématique, mais le seul bagage qu’on leur enseigne encore, c’est le défrisage. De quoi faire dresser les cheveux sur la tête des militantes de la cause Nappy (contraction de natural et happy) qui œuvrent depuis vingt ans pour libérer le cheveu naturel, le sublimer, et en finir avec le diktat du cheveu lisse. D’autant que les produits défrisants, très agressifs, brûlent le cuir chevelu, abîment la fibre capillaire et peut aboutir en quelques années à de conséquentes pertes de cheveux.

« Pendant longtemps, on a considéré le cheveu afro comme indomptable, explique Diane Châtelier, créatrice en 2012 de Nappy Boucles, un site de vente en ligne de produits capillaires. Ce point de vue a enfin changé. Les femmes ont découvert qu’il n’est pas si compliqué d’avoir une routine de soins adaptés et que les possibilités de coiffage sont grandes. Et le confinement a accéléré encore cette libération. Mais la formation, elle, est encore loin d’être à la page. »

« L’apprentissage des classiques de la coiffure est évidemment essentiel mais, à l’arrivée, conclut Alexis Rosso, on ne retrouve pas dans les salons la diversité de la société française et la coiffure noire est toujours ghettoïsée dans des lieux spécifiques, souvent de moindre qualité ou alors très chers. » Aude Livoreil-Djampou renchérit en dénonçant « un apartheid capillaire », qui va même au-delà de la question du cheveu crépu puisque le cheveu bouclé et frisé souffre aussi d’une culture dominante du lisse qui prévaut encore dans les apprentissages académiques. Mais « raide, bouclé, frisé ou crépu, c’est toujours du cheveu !, lance celle qui rêve de voir un jour toutes les beautés valorisées. Il n’y a rien de compliqué dans tout cela. Avec la bonne pratique, on arrive à tout. C’est aussi est une question d’égalité ! »

« Former… les formateurs »

Cette docteure en chimie qui a travaillé dix-sept ans chez L’Oréal ne se destinait pas au métier de la coiffure. Mais l’arrivée dans sa vie d’un compagnon d’origine camerounaise et de trois enfants métisses qu’aucun salon de quartier n’acceptait de coiffer a achevé de la convaincre de s’engager pour faire bouger les choses. Devenue coiffeuse et formatrice agréée, elle ouvre son studio dont le nom Ana’e signifie « tous » en tahitien, elle ne patiente pas bien longtemps avant de s’attaquer à la citadelle institutionnelle.

En 2017, elle propose son expertise à l’Education nationale et à la Fédération nationale de la coiffure responsable des programmes de formation des futurs professionnels du secteur. Durant plus d’un an, elle plonge les mains dans le bac pour élaborer une réforme du CAP et du brevet professionnel, tout en développement une offre de formation au sein de sa propre entreprise. Mais trois ans plus tard, malgré des échanges prometteurs, on n’a pas avancé d’un cheveu. « Ça a été un premier pas, mais cela prendra des années avant d’aboutir, car c’est tout le référentiel de la coiffure et toute la documentation pédagogique qu’il faut revoir », analyse-t-elle avec le recul.

« Le boulot est énorme, précise de son côté Alexis Rosso, car il faut aussi former les formateurs ! » Une analyse confirmée par l’UNEC, qui promet que « des choses sont en cours d’élaboration » par la voix de son service de communication, mais n’a pas souhaité répondre aux questions du Monde.

Révolution du métier

Après la libération du cheveu crépu qui s’affiche désormais avec fierté, cette autre révolution, celle du métier, repose donc sur les initiatives individuelles. Dans les Centres de formation des apprentis (CFA), où certains professeurs sont convaincus par la nécessité de faire bouger les choses. A la demande des apprentis eux-mêmes, comme en témoigne Aurélie Lallemand, responsable de la filière au CFA de Saint-Maur-des-Fossés qui « en a fait son cheval de bataille ». Interviewée dans le magazine professionnel Biblond de septembre, elle n’hésite pas, comme d’autres, à « sortir du programme » avec des « sessions dédiées ».

Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences
Découvrir

Comme dans les quelques salons spécialisés aussi, qui n’attendent plus que le changement vienne d’en haut et proposent de véritables cursus d’apprentissage de qualité, à l’instar d’Aline Tacite. Cette pionnière a créé au début des années 2000 le premier concours de coiffure, Be Natural, des défilés et le salon événement Boucles d’ébène à Paris qui se tient tous les deux ans. En 2010, elle ouvre un studio du même nom à Bagneux : « Les coiffeurs sont de plus en plus sensibles à la question parce que de plus en plus de jeunes femmes aux cheveux crépus poussent la porte de leur salon et ils se trouvent démunis, témoigne la trentenaire. Le marché est désormais visible, car cette clientèle, éduquée, a aussi de plus en plus de moyens. »

Selon plusieurs études marketing, les femmes noires et métisses dépenseraient entre quatre et huit fois plus que les femmes « caucasiennes » pour leur beauté, maquillage et coiffure compris. La demande des coiffeurs est telle qu’Aline Tacite prévoit bientôt d’ouvrir à Paris un deuxième lieu qui coiffe et qui forme.

Enfin dans les centres de formation privés. Pionnier en la matière, Francis Olilor a ouvert son « école de beauté multiethnique » au tout début des années 2000, suivi récemment par Body Academy Paris, « école d’esthétique afro-européenne » ou Real Campus, ouvert par L’Oréal en janvier 2020 avec un cursus augmenté pour tenir compte du cheveu « BFC ».

Et les jeunes coiffeurs aussi l’ont bien compris. Qu’ils soient issus de la diaspora africaine, des Dom-Tom ou pas du tout, ils sont particulièrement sensibilisés à l’enjeu d’ouvrir des salons pour tous, à des prix abordables et qui permettent à de futurs pro d’acquérir une véritable expertise sans attendre une validation académique. A l’instar de Morgane Brisson, jolie blonde qui a créé le Baraboucle juste avant le confinement. Son carnet de rendez-vous est quasiment complet jusqu’à la fin de l’année. Et sa créatrice a déjà programmé l’ouverture d’un autre studio à Lyon tout début 2021 puis à Aix et à Marseille.

« Internet nous a sauvées ! »

En attendant de pouvoir pousser les portes de n’importe quelle boutique de coiffure, les femmes noires ou métisses se sont tournées vers les applis Macoiffeuseafro et Nappyme pour se faire coiffer à la maison. Les deux jeunes entrepreneurs Rebecca Cathline et Ange Bouable, qui ont eu l’idée géniale de mettre en relation les clientes en mal de salon et les coiffeuses en mal de reconnaissance professionnelle, affichent une forte progression de leur chiffre d’affaires cinq ans après leur lancement en 2016.

Un secteur de la coiffure à domicile qui s’est « considérablement développé » ces dernières années selon le site de l’UNEC, avec un nombre d’activités multiplié par quatre entre 2000 et 2018. « L’appli a tout simplement changé ma vie. Cela faisait des années que j’avais renoncé à aller chez le coiffeur, témoignage Aminata, la trentaine radieuse sous son élégant carré de tresses. Heureusement qu’on n’a pas attendu la réforme du CAP. Ce sont les réseaux sociaux et Internet qui nous ont sauvées ! »

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Contribuer

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.