Le dernier survivant des commandants de l’insurrection du ghetto de Varsovie, Marek Edelman, nous attend sur le pas de sa porte, au bout d’une ruelle encore enneigée, dans le centre de Lodz [une ville dont 34 % des 665 000 habitants étaient juifs avant la Shoah]. Je lui apporte une bouteille de Rémy Martin, cadeau de son camarade d’insurrection Simcha “Kazik” Rotem, aujourd’hui installé à Jérusalem. Nous entrons. Les murs sont recouverts de vitraux réalisés par son ami d’enfance [le surréaliste] Yosl Bregner, ainsi que de portraits de ses compagnons d’insurrection : Mordechai Anielewicz, Icchak “Antek” Cukierman et Zivia Lubetkin.
Il y a quelques semaines, à la fin du mois de janvier, la Pologne a célébré le souvenir de la Shoah et l’extermination des 3 millions de Juifs du pays. De nombreuses commémorations ont été organisées. Mais Marek Edelman a refusé d’y participer, car il ne déteste rien tant que les cérémonies et les symboles officiels. Lorsque je lui demande s’il ne craint pas que la mort du dernier témoin ne fasse tomber dans l’oubli l’insurrection du ghetto de Varsovie, il répond, sûr de lui : “Non. Cet événement a laissé trop de traces dans l’histoire, la musique, la littérature et l’art. C’est en Israël qu’on risque d’effacer notre souvenir.” “Pour vous, Israéliens, me dit-il, la guerre des Six-Jours [1967] a été l’événement le plus important de l’histoire juive contemporaine. Vous pouvez vous appuyer sur un Etat, des chars et un puissant allié américain. Nous, nous n’étions que 200 jeunes avec 6 revolvers pour tout armement, mais nous avions la supériorité morale.”
Tout dans les propos de Marek Edelman exprime sa relation d’amour-haine envers l’Etat d’Israël. Quand il ne s’inquiète pas de son avenir (“Israël ne pourra survivre dans une mer de 100 millions d’Arabes”), il campe sur son opposition implacable à l’éthique israélienne. Edelman, c’est avant tout un Juif qui a choisi de rester en Pologne après la Shoah – “parce qu’il faut bien garder les sépultures” –, un Juif qui vit à la fois sur deux terrains : la perpétuation d’un monde juif disparu et la lutte contre l’entité sioniste.
La biographie d’Edelman n’est qu’une succession de drames. Un an avant sa naissance à Varsovie, en janvier 1919, douze de ses oncles avaient été exécutés pour cause d’opposition socialiste à la dictature léniniste. Ses parents ont dû fuir la Russie soviétique pour la nouvelle Pologne indépendante. Alors qu’il avait 6 ans, son père mourut. Comme lui, sa mère était une militante du Bund [Union générale juive des travailleurs], le grand parti juif socialiste et non sioniste d’Europe orientale, un parti farouchement opposé à la renaissance hébraïque en Palestine. La guerre et le génocide ont rayé de la carte le cimetière où était enterrée sa mère.
Début 1942, les informations sur l’existence des chambres à gaz avaient fini par filtrer dans le ghetto. Les responsables des mouvements de jeunesse des différents partis juifs de Pologne avaient alors décidé de tomber les armes à la main. “Nous avions été marqués par les Juifs de Chelmno, qui s’étaient laissé déporter sans résister. Il n’était pas question que ça se reproduise à Varsovie”, rappelle Edelman dans son livre Mémoires du ghetto de Varsovie (Liana Levi, 2002). Mais les Juifs n’étaient pas parvenus à obtenir des armes de leurs camarades polonais. Ces derniers ne pouvaient pas croire que les Juifs allaient se soulever et n’avaient pas voulu gaspiller le peu d’armes dont ils disposaient. Fin juillet 1942, les dirigeants des mouvements de jeunesse juifs avaient mis sur pied l’Organisation juive de combat (OJC) et leurs premières actions avaient visé la police juive du ghetto, dont les membres avaient multiplié les exactions. “C’étaient des traîtres. Ils n’étaient pas obligés de collaborer avec les nazis, mais ils pensaient que c’était une bonne manière de gagner de l’argent et de sauver leur peau.” N’est-il pas logique que des Juifs fassent tout pour survivre ? “Ça, c’est votre philosophie d’Israélienne, m’assène-t-il, celle qui consiste à penser qu’on peut tuer vingt Arabes pourvu qu’un Juif reste en vie. Chez moi, il n’y a de place ni pour un peuple élu ni pour une Terre promise.”
Les Allemands avaient autorisé l’ouverture d’un dispensaire dans le ghetto pour traiter les cas urgents, mais il s’agissait en fait pour eux d’y pratiquer une sélection en amont et d’envoyer les malades dans les camps d’extermination. Marek Edelman a profité de l’occasion pour se faire engager comme infirmier afin de recruter ceux qu’il jugeait aptes à rejoindre la résistance. N’a-t-il pas l’impression d’avoir contribué à sa façon à envoyer 400 000 personnes à la mort ? “Je ne ressens aucune culpabilité, seulement un chagrin immense”, concède-t-il. Dans l’ombre de la mort, les gens s’efforçaient de vivre comme si de rien n’était et les rabbins célébraient des mariages pour que les couples envoyés au supplice meurent mariés. En octobre 1942, plus des trois quarts des 400 000 Juifs du ghetto de Varsovie avaient déjà été déportés et exterminés. Parmi les survivants, 30 000 personnes travaillaient comme esclaves dans les usines allemandes et 30 000 autres se cachaient dans les souterrains. Regroupant la plupart des organisations juives de gauche, l’OJC avait élu à sa tête Mordechai Anielewicz, un dirigeant de l’Hashomer Hatzaïr [Le Jeune Gardien, mouvement sioniste socialiste, dont le Meretz est l’héritier]. Son bras droit était Antek Cukierman, responsable du mouvement sioniste He’haloutz ; le chef des renseignements était Marek Edelman, responsable du Bund ; enfin, l’émissaire auprès de la partie “aryenne” [non juive] de Varsovie était Jurek “Arieh” Wilner. Le Betar [mouvement de jeunesse de la droite nationaliste juive] ne s’était quant à lui pas intégré à l’OJC et avait conservé sa propre organisation clandestine, l’Organisation militaire juive (OMJ).
Le chapitre final de la liquidation du ghetto de Varsovie s’ouvrit la veille du jour de Pâques, le 19 avril 1943. Quand les Allemands pénétrèrent dans le ghetto, ils se heurtèrent à une forte résistance de la part de combattants qui tiraient des appartements déserts. Les Allemands commencèrent alors à incendier les immeubles les uns après les autres et les abris dans lesquels s’étaient réfugiés de nombreux civils se transformèrent en pièges géants. Le 8 mai 1943, Anielewicz et plusieurs dizaines de combattants de l’OJC s’étaient repliés dans le QG du 18 rue Mila, assiégé par des unités spéciales composées d’Allemands et d’Ukrainiens. Après deux heures de combats acharnés, les Allemands comprirent qu’ils ne réussiraient jamais à s’emparer du bunker et ils y lancèrent des bonbonnes de gaz. La plupart des combattants préférèrent se suicider. Anielewicz abattit sa compagne, Mira, avant de se tirer une balle dans la tête. Lutek Rotblatt abattit sa mère et sa sœur. Une combattante se tira sept balles dans le cœur.
Aujourd’hui encore, Edelman ne cache pas son malaise face à ce suicide collectif. “Un chef n’a pas le droit de se suicider. Il doit se battre jusqu’au bout. D’autant qu’il était possible de fuir le ghetto, malgré les barrages. La preuve, c’est que nous sommes quinze à être parvenus à prendre la fuite. L’idée du suicide collectif n’est pas venue d’Anielewicz, mais de Jurek Wilner. Peu de temps auparavant, Jurek était revenu d’une mission dans un camp de concentration. Se faisant passer pour un Aryen, il y avait néanmoins vécu des choses atroces et avait failli perdre l’usage de ses jambes. Sans l’aide d’Henryk Grabowski, un socialiste polonais qui finançait la résistance juive, il serait mort en déportation. Jurek était diminué physiquement et moralement. Lorsque est arrivé le moment le plus difficile, il n’a pas vu d’autre issue que la mort.”
Il n’en reste pas moins que le suicide d’Anielewicz et de ses compagnons s’est rapidement intégré dans la mémoire collective du jeune Israël. Perçu comme un Massada du XXe siècle [les Juifs assiégés par les Romains dans la forteresse de Massada s’étaient suicidés collectivement], il a donné naissance à des slogans comme “Nous n’irons pas comme des agneaux à l’abattoir” ou “La liberté ou la mort”. Mais, pour Marek Edelman, le suicide collectif du 18 rue Mila n’est qu’un accès d’“hystérie collective”. Il n’a pas de mots assez durs contre ceux qu’il appelle les “professionnels de la mémoire” et qu’il accuse de glorifier une “éthique trop israélienne” à son goût. Ce n’est sans doute pas un hasard si le cinéaste Claude Lanzmann a choisi de ne pas l’évoquer et de ne pas lui donner la parole dans son film Shoah, en dépit du fait qu’Edelman a joué un rôle déterminant dans l’insurrection du ghetto et qu’il a été le premier à l’évoquer dans un livre bref et sec publié au sortir de la guerre. En même temps et toujours en s’opposant aux sionistes, Edelman considère que “ceux qui ne se sont pas soulevés sont tout autant des héros que ceux qui ont pris les armes. Celui qui a choisi de ne pas laisser sa mère monter seule dans les convois de la mort a fait preuve d’autant d’héroïsme que celui qui est mort les armes à la main.”
Quand on lui demande si l’insurrection, vouée à l’échec, n’était pas un suicide collectif, la réponse fuse. “En nous soulevant, nous avons rappelé notre appartenance au genre humain. En prenant les armes contre ceux qui voulaient nous anéantir, nous nous sommes raccrochés à la vie et nous sommes devenus des hommes libres. La meilleure preuve en est que beaucoup de combattants de l’OJC ont pu fuir le ghetto après la bataille. Ceux qui sont tombés par la suite, c’est en combattant avec les partisans polonais.”
Les quelques centaines d’insurgés n’ont-ils pas risqué la vie des 60 000 Juifs encore présents dans le ghetto ? “Non, le dilemme n’existait pas. Nous étions tous condamnés à mort, quoi qu’il advienne. Nous savions que tous ceux qui étaient envoyés à Auschwitz et à Treblinka étaient promis à la chambre à gaz.”
C’est sur le soutien reçu du monde extérieur que Marek Edelman se montre le plus amer. Pas seulement envers le gouvernement polonais en exil, mais surtout envers les Juifs de Palestine. “L’OJC avait informé Ignacy Szwarcbart [dirigeant sioniste et député polonais en exil] et le gouvernement polonais de Londres. Le Mossad savait aussi ce qui se passait ici. Ses agents se sont pourtant contentés d’évacuer les gens disposant d’argent, et encore, jamais pendant la guerre et uniquement vers la Palestine. Le fondement de l’idéologie de Ben Gourion et des siens, c’était la rupture avec la diaspora [juive]. Il en était arrivé à refuser de s’exprimer dans sa langue maternelle, le yiddish [langue germanique mêlée de slavismes et d’hébraïsmes], la langue des 11 millions de Juifs d’Europe et d’Amérique.” Ben Gourion avait en effet déclaré lors d’une réunion de responsables du Mapaï [le Parti ouvrier d’Israël, ancêtre du Parti travailliste], le 8 décembre 1942 : “Le désastre qu’affronte le judaïsme européen n’est pas mon affaire” [cité aussi par Tom Segev dans Le Septième Million – Les Israéliens et le génocide, Liana Levi, 1993]. Pour Marek Edelman, ces propos sont ceux d’un dirigeant qui était prêt à sacrifier des millions de Juifs du moment qu’allait naître un Etat juif. “Il n’aurait évidemment pas pu sauver des millions d’entre nous, mais certainement des milliers. Il n’a pas bougé. Ici, personne n’aimait Ben Gourion, pas même les plus fervents sionistes.”
Lorsqu’on lui demande si Ben Gourion et les sionistes ont commis une erreur en créant l’Etat des Juifs en Palestine, il n’hésite pas : “Il eût mieux valu créer un Etat juif en Bavière !” Exactement ce qu’a récemment proposé le président de l’Iran, Mahmoud Ahmadinejad… ! “Il a raison”, me répond-il en s’esclaffant, “le climat y est excellent !”
En 1943, Edelman a échappé aux flammes du ghetto en compagnie de Simcha Rotem en gagnant par les égouts le côté aryen de Varsovie. En août 1944, Antek Cukierman, Simcha Rotem et les derniers combattants de l’OJC ont rejoint la résistance polonaise. La guerre terminée, Edelman a achevé ses études de médecine en Pologne, un pays qu’il considère comme sa seule patrie. Ses propos deviennent encore plus crus. “Si Israël a été créé, c’est grâce à un accord passé entre la Grande-Bretagne, les Etats-Unis et l’URSS. Pas pour expier les 6 millions de Juifs assassinés en Europe, mais pour se partager des comptoirs au Moyen-Orient.”
Quant à l’identité juive de l’Etat d’Israël, Edelman en doute et estime que c’est une culture moyen-orientale qui y prédomine. “De quel peuple juif parle-t-on ? Aujourd’hui, Israël est un Etat culturellement arabe. Israël s’est coupé de Yitzkhok Leybush Peretz [écrivain et poète yiddish, 1852-1915], de Chagall, du yiddish. Israël s’est créé sur la destruction de cette immense culture juive multiséculaire qui s’était épanouie entre la Vistule et le Don. La culture israélienne, ce n’est pas la culture juive. Quand on a voulu vivre au milieu de millions d’Arabes, on doit se mêler à eux et laisser l’assimilation, le métissage, faire son œuvre.” Comment, dans ces conditions, Edelman explique-t-il que les rescapés juifs ne soient pas restés, comme lui, en Pologne ? “Ils ont eu peur. Ils ont voulu placer un océan entre la Russie et eux. Mais seule une minorité de Juifs ont émigré en Israël : l’écrasante majorité des Juifs se sont exilés au Canada et aux Etats-Unis.”
La vision du monde d’Edelman est un pur produit du bundisme. Avant la guerre, le Bund croyait en la possibilité d’édifier une société socialiste juive en Pologne. Partisan d’une autonomie culturelle juive, il s’opposait à l’émigration des Juifs d’Europe vers Israël ou vers le continent américain. Plus que l’indifférence des sionistes de Palestine, la conception bundiste, en militant contre l’émigration des Juifs vers la Palestine, n’a-t-elle pas livré ces derniers à leurs bourreaux nazis ? “Seuls ceux qui n’avaient nulle part où aller sont partis pour la Palestine. Avant la guerre, des millions d’autres Juifs avaient émigré en Argentine, en Amérique ou en Australie, et c’est ça qui les a sauvés. Je ne parle pas des Halutzim [pionniers], qui étaient un petit groupe plein de détermination.”
Edelman a visité Israël pour la première fois au début des années 1950. Son ami Antek Cukierman, un héros de l’insurrection, espérait qu’il se prendrait d’affection pour les réalisations du sionisme. Quelle ne fut pas sa déception de découvrir que son ami bundiste était surtout impressionné par la beauté du désert et par la mer Morte ! Il s’ensuivit des disputes à répétition que relate Edelman dans un livre d’entretiens paru en Pologne. Ces disputes n’ont pourtant jamais eu raison de l’amitié entre les deux hommes, ni empêché Edelman de revenir plusieurs fois, le plus souvent pour rendre visite à des proches ou leur rendre un dernier hommage. Sa dernière visite remonte à 2002. “En Israël, je me sens comme un touriste en terre étrangère. Tant que j’y ai des amis, je m’y sentirai bien. Quand ils auront disparu, ça n’ira plus.”
A Lodz, beaucoup de murs sont recouverts de graffitis antisémites et d’étoiles de David. C’est l’oeuvre de supporters de foot particulièrement excités. “Il y a un an, explique mon traducteur, le jeune Piotr Goldstein, la communauté juive de Lodz a choisi de faire du 21 mars une journée contre le racisme. C’est précisément ce jour-là que des abrutis ont inscrit des slogans racistes et une croix gammée sur la maison d’Edelman !”
En 1968, lors de la campagne antisémite menée par le Parti ouvrier unifié de Pologne, la plupart des derniers milliers de Juifs polonais ont fui le pays. Alors que sa femme, son fils et sa fille se sont réfugiés en France, Edelman a décidé de rester. Aujourd’hui, ses deux enfants sont des scientifiques renommés, tandis que son ex-femme, Alina Margolis, est une pédiatre réputée et une des fondatrices de l’ONG française Médecins du monde.
Edelman, quant à lui, a participé à la création de Solidarnosc. En décembre 1981, lors du coup d’Etat du général Jaruzelski, il fut arrêté par les services de sécurité. L’indignation soulevée par l’incarcération du héros de l’insurrection du ghetto fut telle, en Pologne comme à l’étranger, qu’Edelman fut relâché au bout de cinq jours. En 1988, il a été fait chevalier de l’ordre de l’Aigle blanc, la plus haute distinction en Pologne.
Toujours actif, Edelman a appelé les Occidentaux, dans les années 1990, à faire cesser le bain de sang en Yougoslavie. Et, en octobre 2002, ce n’est pas en appelant au renversement de la dictature de Saddam Hussein qu’il a fait sensation, mais en adressant une lettre ouverte aux groupes armés palestiniens pour qu’ils cessent les attentats suicides. “Nos armes n’ont jamais été tournées contre une population civile sans défense. Nous n’avons jamais tué de femmes ni d’enfants.” Comme il fallait s’y attendre, beaucoup d’Israéliens ont été scandalisés par une initiative qui, émanant du héros du ghetto de Varsovie, ne pouvait qu’assimiler les insurgés juifs aux kamikazes palestiniens. Entre Edelman et Israël, le malentendu ne se dissipera donc jamais.